Curieuse injonction que cette affiche publicitaire de la Cité de l’architecture placardée dans tout Paris ! Le slogan est accrocheur, l’invitation est attrayante, nul doute que nous allons nous presser pour découvrir la réponse à nos attentes, il y aura foule, pour partager ce graal.
La curiosité est à son comble : s’agit-il de l’appartement idéal proposé par un promoteur, par un architecte inspiré après la crise sanitaire ? Un appartement qui correspondrait à l’évolution de la famille, à celle du monde du travail, un appartement adapté aux moyens des uns et des autres ?
En y regardant de plus près l’intérêt s’aiguise, c’est la Cité de l’Architecture et du Patrimoine qui poursuit sa mission : « Susciter un désir d’architecture » en proposant de revisiter… la machine à habiter conçue par Le Corbusier.
Il faut en convenir, ce n’est pas chose facile de susciter l’intérêt pour l’architecture à partir du logement. En un siècle, ce sont plutôt les monuments qui ont inspiré l’architecture et peu d’expériences ont été suffisamment convaincantes pour être suivies. Cet échec mériterait d’être débattu au moment où s’annonce une nouvelle crise du logement.
Sans attendre, constatons déjà combien il est difficile d’apprendre à penser et à concevoir la complexité, la diversité. Dans les années soixante, l’attention se portait sur les « cellules », aujourd’hui c’est l’apparence qui prévaut. L’appropriation n’a toujours pas de place dans la conception de l’œuvre moderne, dans la pensée monumentale qui aspire au « maxi-lot » vite transformé en « méga-lot ».
Tout a été essayé : les mégastructures avec des conteneurs, des pyramides, des châteaux, des monastères, des ensembles monumentaux, des villas, des béguinages, jusqu’au projet urbain, sans oublier l’habitat troglodyte.
L’industrialisation devait être La réponse, comme aujourd’hui la participation et la co-conception. L’habitat collectif ou semi-collectif, la maison individuelle et le « prêt à finir », l’écoquartier, rien n’est satisfaisant. Chacun a son idée du logement avec peu d’exemples à suivre, pas de recettes miracles et c’est bien normal. L’expérimentation n’est que rarement suivie d’une évaluation. C’est trop souvent la communication qui fait aujourd’hui office d’évaluation.
L’affiche propose donc de faire une découverte, la visite d’un appartement qui devrait faire aimer un peu plus l’architecture contemporaine, donc un peu plus les architectes. Je n’avais pas réalisé qu’il s’agissait de visiter l’appartement conçu par Le Corbusier pour la Cité radieuse de Marseille. Un monument historique que beaucoup d’amateurs d’architecture ont déjà visité à Marseille, Briey, Firminy, ou Rezé.
Je n’imaginais pas qu’il s’agissait, soixante-cinq ans plus tard, de le donner en exemple. Je pensais au contraire que les sociologues avaient suffisamment décrié ce modèle pour qu’il fasse partie de l’histoire et non qu’il figure au rang des paradigmes. Déception, il n’était donc plus question de découvrir l’appartement de demain, celui qui serait proposé aux promoteurs, celui qui serait plébiscité par les futurs locataires, les nouveaux acquéreurs. Nous voilà devant un appartement figé, un duplex, ou plutôt deux appartements emboîtés : l’un montant, le bon, l’autre descendant, le mauvais.
Dans les deux cas, deux escaliers qui vont inspirer bien des conceptions. Comment ne pas faire hurler les personnes à mobilité réduite ? La Cité nous propose donc la visite d’une architecture immuable qui adhère à la trame de construction actuelle : rien ne peut bouger, aucune évolution possible, aucune transformation, aucun changement d’usage.
Pourtant, après l’expérience de la crise sanitaire et l’évolution de nos modes de vie dans l’espace du logement, une vraie question se pose : comment mettre en rapport nos pratiques et nos espaces, fussent-ils étriqués ?
Avec celui de Le Corbusier, nous sommes très loin de l’appartement idéal qui peut changer de distribution facilement, passer aisément d’un trois à quatre ou cinq-pièces, disposer d’un séjour dont la surface peut varier en fonction des moments de la vie ou des activités. Un appartement qui pourrait s’adapter à la colocation et évoluer en deux fois deux pièces. Un appartement qui pourrait se transformer d’un étage à l’autre, devenir trois studios ou quatre chambres d’étudiants, toujours sur une même surface.
Bien sûr, plus la surface de base sera confortable, plus l’évolution et la distribution seront facilitées. Mais aujourd’hui les équipes marketing et les commerciaux ont su convaincre les maîtres d’ouvrage qu’innover ne sert strictement à rien puisque la vente se fait, de toute façon, dans un marché tendu !
Seule la façade compte et la question ne se pose jamais sur la qualité d’un espace pensé de l’intérieur mais sur la qualité de la perspective ! Même si le dogme actuel est que les façades soient partout les mêmes, pourvu qu’elles rendent compte du système de construction, je persiste dans mon point de vue et je continue de rêver d‘immeubles bioclimatiques aux façades différentes selon l’orientation.
Je m’interroge beaucoup sur le devenir de toutes ces façades en bois, toutes les mêmes qu’elles soient orientées au nord ou à l’ouest. Avant, les chalets en bois avaient des débords de toiture pour protéger les parements, les soubassements en pierre faisaient le reste et les ouvertures variaient suivant l’orientation. La diversité devenait un projet, de quoi interroger le monolithisme de l’architecture, y compris celle d’une cité radieuse.
L’écologie doit apprendre à regarder différemment.
A l’heure où tout bouge, où tous les architectes voudraient plus de liberté, plus de surfaces, on ne trouve rien de mieux à proposer qu’une architecture aux contraintes maximum, où rien ne peut bouger si ce n’est une cloison coulissante. Je n’ai jamais voulu vivre de façon monastique et encore moins l’imposer, je ne crois pas à la frugalité heureuse et encore moins à l’ascétisme.
Ce dont nous avons réellement besoin est de réhabiliter la ville comme espace démocratique et le logement ne peut pas se concevoir en dehors de l’adhésion à la création de ce bien commun, d’espaces clairement délimités, d’alignements, de différenciation entre le rez-de-chaussée et les étages. Le balcon filant tout au long de la façade est le prolongement indispensable du logement et le confinement aura été là pour nous en convaincre.
Aujourd’hui, les économies d’énergie mettent l’accent sur l’isolation des façades et sur la réduction de leur surface. D’où un minimalisme misérable qui s’appelle la frugalité, pour ne pas dire l’indigence. La culture a disparu au profit d’un opportunisme nourri par la conjoncture : pas de futur pour l’architecture, pas de plaisir, pas de poésie, ce serait mal venu et indécent ! Il n’est juste pas interdit d’attendre un miracle.
En attendant, une réponse simple doit être apportée à un sujet qui paraît si compliqué que beaucoup renoncent à l’aborder. Je me souviens d’avoir visité des appartements d’architectes, de Gaudi à Wright, de Mackintosh à Le Corbusier ou Arne Jacobsen, des merveilles ! Mais la ville avait disparu des réflexions à une exception près : Le Corbusier a réussi le tour de force de faire rentrer « la rue intérieure », et avec elle la ville, dans l’espace le plus fermé, un monastère, une Chartreuse qui est à l’origine de sa conception.
C’était avant que le logement devienne une préoccupation sociale majeure de nos sociétés, qu’il soit encadré par des normes et des réglementations à décourager les plus audacieux, ceux qui pensent que la liberté se gagne au milieu des contraintes. C’était avant que les questions urbaines prennent une place de premier plan, c’était avant que l’attention à la nature et au développement durable devienne essentielle.
Je reviens à l’excitation et à la surprise attisées par l’affiche : Visiter Un Appartement. L’exposition serait-elle un parcours/découverte pour valoriser l’architecture moderne et lui donner ses lettres de noblesse « du portail roman de Moissac à l’appartement de Le Corbusier » ? Si le portail de Moissac est un chef-d’œuvre, l’appartement de Le Corbusier est une erreur aux conséquences lourdes puisqu’il aura été un obstacle à la réflexion.
Difficile de le « déboulonner » de son piédestal (c’est à la mode), il est pourtant aux prémices de l’aversion de la ville qui a fait éclater l’espace démocratique au profit d’un logement devenu une machine à habiter. L’architecture/objet était né, il a perdu son objet de vue.
J’aurais aimé que l’exposition propose un itinéraire qui parte du portail roman de Moissac à celui de la merveilleuse chapelle Notre-Dame-du-Haut à Ronchamp de Le Corbusier. Un autre chemin, d’autres émotions, une autre spiritualité.
Le désir d’architecture devrait être la révision des valeurs en matière de logement, la construction d’une histoire particulière, une discontinuité que les utopistes avaient commencé à envisager et que le désert de Retz de François-Nicolas-Henri Racine de Monville a tenté d’illustrer.
Accepter et rendre compte de la diversité, le contraire du « méga lot » qui fleurit un peu partout et ne rend compte que de l’incapacité à penser une autre forme de beauté. La mégalomanie engendre des monstres. Il faut oser dire « ça suffit » et reprendre le débat là où il s’est arrêté : Lequeu, Boulée, Ledoux, au secours ! Eux s’interrogeaient déjà : que sera l’architecture après la chute de l’ancien régime ? Que sera l’architecture démocratique, autrement dit celle du logement, celle de la ville ? Comment se distribueront les rôles, en l’absence de princes ?
Leurs interrogations devraient nous aider à nous questionner sur la commande actuelle. Leurs questionnements restent d’actualité, ils concernent autant les maitres d’ouvrage que les architectes. Comment mettre l’architecture du logement dans la vie et dans la ville ? C’est là que doit se porter notre réflexion.
Alain Sarfati
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