Les Prix d’architectures 10+1, imaginés par le magazine D’A, ont été remis le 17 septembre au soir au Centre Georges Pompidou à Paris. Le Grand Prix d’architectures a été décerné à Simon Teyssou (Atelier du Rouget) pour la station de pleine nature de Mandailles-Saint-Julien, dans le Cantal. Le Grand Prix quoi ? Et que vient faire Paris Match – oups Le Monde – dans cette histoire ?
Que le magazine D’A, propriété du groupe Ficade, une structure « de type holding » assurant « Media & Services pour les professionnels », fasse ce qu’il a à faire pour son développement, très bien, même si c’est quand même gonflé d’intituler son évènement Grand Prix d’Architectures (notez le s à architecture, si subtil).
Il existe déjà en effet un Grand Prix National d’architecture, sans s, autrement sérieux et délivré tous les deux ans par le ministère de la Culture à un/e architecte pour l’ensemble de son œuvre. Pour D’A, jouer de cette ambiguïté en retirant seulement le mot ‘national’ n’est pas très élégant. Pourquoi en ce cas, surtout en regard du projet lauréat de cette seconde édition, cette distinction n’est-elle pas intitulée Grand Prix Régional d’architectures puisque l’ouvrage lauréat est une halle de marché à la campagne ? Le Grand Prix D’A aurait aussi eu le mérite de la clarté. Cela écrit, depuis 1975, l’Académie d’architecture organise également chaque année un ‘Grand Prix d’Architecture’.
Toujours est-il qu’à peine ce palmarès connu le jeudi 17 au soir, un article exalté du Monde*, publié sans attendre dès le vendredi 18 à 12h32 – un scoop ! – glorifie les chemins bucoliques qui sentent bon le week-end en Normandie.
Pourtant, des halles de la sorte, il s’en construit des dizaines partout en France et de plus audacieuses ! Tant qu’à faire nature et microscopique, pourquoi en ce cas ne pas offrir le Grand Prix d’architectures à l’agence GENS, seulement Prix d’architectures** pour… la transformation d’une grange en commerce à Avricourt (Moselle) ? C’est vrai quoi, pourquoi cette halle lauréate ?
La clef réside peut-être au sein de la Holding Ficade, par ailleurs également propriétaire du magazine Séquence bois. Il s’avère en effet que Sarah Ador, elle-même auvergnate et actuelle rédactrice en chef depuis deux ans de Séquence bois, a travaillé juste avant pendant deux ans à l’Atelier du Rouget, l’agence lauréate, avec Simon Teyssou désormais Grand Prix d’architectures. Autant dire qu’elle connaissait le projet par cœur, peut-être même y avait-elle contribué qui sait. Et comme D’A et Séquence Bois sont de la même famille, elle a sans doute su se montrer convaincante, ainsi tout le monde est content et les vaches sont bien gardées. Pourquoi pas, si c’est leur ‘business model’, il est en tout cas légitime.
Mais comment Le Monde peut-il participer à cette comédie et entretenir de cette façon une telle ambiguïté entre les deux prix – celui du ministère de la Culture et celui de D’A/Séquence Bois – le vertueux et le commercial ? Car nul doute que le lecteur de base du Monde, un quotidien généraliste, retiendra sans faire attention au subtil pluriel que le nouveau Grand Prix d’architectures 2020 œuvre dans le cantal et s’appelle Simon Teyssou.
Lequel peut être fier. En effet sa halle de campagne a obtenu « à l’unanimité du jury » le Grand Prix devant, entre autres, Grafton Architects, l’agence lauréate du Pritzker cette année, pour la Toulouse School of Economics à Toulouse, devant Renzo Piano (RPBW), un autre Pritzker, pour la Maison de l’Ordre des Avocats à Paris, et devant encore Atelier Marc Barani, lui un vrai Grand Prix national de l’architecture (2013), pour l’école nationale supérieure de la photographie à Arles**.
Excusez du peu !
Explications énamourées du Monde en trois paragraphes :
Pour commencer, un peu de prose pour décrire l’ambiance de la soirée. « Les reflets du couchant dardaient sur le plan d’eau, la skyline parisienne se profilait à l’horizon en ombres chinoises, les sourires brillaient dans les yeux et déridaient les masques… Il y avait de la magie dans l’air ». C’est sûr que ça dardait drôlement !
Ensuite, le fond du projet : « … une grande halle de marché, un parking et une passerelle sur la rivière qui valorisent le village en lui imprimant une dynamique nouvelle. Conçu dans un dialogue intime, pour ne pas dire amoureux, avec la topographie du site et les formes de l’architecture vernaculaire, le geste ressort d’une forme d’acupuncture du territoire où architecture, urbanisme et paysage sont comme indissociables ». Une vraie pastorale !
Et pour finir la séquence émotion : « [le projet] s’inscrit dans la mission, aussi modeste qu’infiniment ambitieuse, résolument pragmatique mais portée par un souffle idéaliste, que ce Franco-Américain s’est fixé en créant son agence au Rouget, commune du Cantal de 1 000 habitants, au début des années 2000 : réparer les dégâts causés par l’urbanisme de ces dernières décennies sur le tissu des villages et des centres-bourgs ». Merci Docteur !
Pour en parler avec tant de conviction, reste à espérer que la consœur auteure de l’article a passé du temps dans le Cantal pour visiter l’ouvrage et dans le Loir-et-Cher pour vérifier ses infos.
Emmanuel Caille, rédacteur en chef de D’A et grand ordonnateur du raout, explique dans l’article que tous les bâtiments lauréats – il n’y a que des lauréats (mais un seul Grand Prix) – ont été visités. Certes mais seulement ceux-là ? Combien de bâtiments ont été visités en tout ? Par qui ? Comment s’est effectuée la sélection ? Sur quels critères ? Combien de candidats pour 10+1 élus ? Nous n’en saurons rien puisque le site dédié, sobrement intitulé prixd’archtectures pour simplifier le travail des moteurs de recherche, n’en dit rien non plus.
Non que Simon Teyssou ne soit pas un bon architecte. De fait, l’Atelier du Rouget a signé en 2019 la modernisation du stade Jean Alric à Aurillac (Cantal), un ouvrage récompensé des Trophées Eiffel 2019 qui n’a donné lieu à aucune notice par Le Monde ! Directeur de l’ENSA Clermont-Ferrand depuis février 2019, les axes de recherches de Simon Teyssou – recherche d’une symbiose entre l’école et les problématiques du territoire, équité territoriale entre métropoles et territoires ruraux, transformation du patrimoine bâti et écoconception, etc. – sont d’une grande pertinence et d’actualité.
Emmanuel Caille indique d’ailleurs que « le Grand Prix ne distingue pas nécessairement le meilleur projet, mais c’est le plus emblématique de ce que nous attendons de l’architecture en France ». Mais qui est ce ‘nous’ qui semble parler au nom de tout le monde ? Et puis une halle de marché emblématique de l’architecture en France ?
Il faut donc se rendre à l’évidence : il ne s’agit pas d’une simple halle, aussi réussie soit-elle, mais d’une œuvre qui fera baver d’envie tous les amateurs d’architecture étrangers avides de connaître le nouveau Grand Prix d’architectures français dont parle Le Monde !
D’ailleurs à ce propos, dans le domaine de l’architecture, à la même date, Michael Kimmelman, le critique architecture du New York Times, publiait un article expliquant que, à l’occasion de la construction d’un centre de recherche pour le climat sur Governors Island, une proposition de ‘rezoning’ (changement du PLU), si elle devait être acceptée par la municipalité, pourrait changer les règles du développement de New York. « Un changement de paradigme » indique l’auteur.
Le même jour, Blair Kamin, le critique d’architecture du Chicago Tribune consacrait lui un long article d’analyse à Balkrishna Vithaldas Doshi, Pritzker 2018, à l’occasion d’une grande exposition à la Lincoln Park Gallery.
Je ne sais pas pour les autres journaux du monde (je ne parle que l’anglais) mais il est permis d’imaginer qu’en effet, parmi tous les sujets traités par ces grands quotidiens à la réputation immense de l’Allemagne au Japon en passant par le Mexique, l’article du Monde se distingue aisément. D’ailleurs, le même week-end, Le Parisien publiait un long papier à propos de l’expérience – réussie – des Bons Voisins.
De fait, le même jour encore, dans le Los Angeles Times, Sharon Boorstin proposait de découvrir « 16 joyaux de l’architecture de Pasadena ». Seize ! Un peu comme si Le Monde nous avait fait découvrir 16 halles de marché toutes plus emblématiques les unes que les autres avec une analyse fine de leur signification, de leur importance, de ce qu’elles représentent de l’architecture attendue en France et comment celle de l’Atelier du Rouget traduit un changement d’équilibre dans les écoles et les débats que cette évolution suscite… Quid des technologies par exemple ?
Que D’A – c’est le même magazine qui classe les agences par chiffres d’affaires, la classe ! – et Séquence Bois fassent ce qu’ils ont à faire, même avec de gros sabots parfois, pour développer leur société de presse et les affaires de leur propriétaire commun, tant mieux pour eux et bravo.
Mais pour écrire un tel publireportage, elle cherche du travail la consœur du Monde ? La même précise d’ailleurs que la première édition du Grand Prix d’architectures l’an dernier avait eu lieu « en catimini ». Quelle évolution en un an pour séduire Le Monde à ce point ? Il suffit d’être invitée à la fête ?
Une analyse de l’état de la presse architecturale, le nombre de ses titres et de ses lecteurs, ses réussites – comme par exemple la party de Ficade au centre Pompidou (Le Moniteur n’a qu’à bien se tenir avec son Equerre d’argent) – et ses défaites – comme par exemple le fait qu’Ecologik****, un magazine d’architecture de bonne tenue, ait dû mettre la clé sous la porte cet été (il n’est pas le premier et pas le dernier) –, voilà un article que l’on aurait par exemple aimé lire dans Le Monde dans son édition du week-end. Ou peut-être un papier sur l’inflation des Grand Prix d’architecture€ ? Voilà qui aurait dardé pas mal.
Christophe Leray
* Voir l’article, Simon Teyssou, lauréat du Prix d’architectures, publié sans retard le 18 septembre à 12h32
** Les simples Prix d’architectures
Buzzo Spinelli architecture & Antoine Dufour Architectes – pour le Mantinum à Bastia
CAB ARCHITECTES – pour les logements de la ZAC du Port à Pantin
Abinal & Ropars – pour les logements sociaux boulevard Vincent Auriol à Paris
KAAN Architecten & Jean-Pierre Pranlas-Descours – pour la Chambre des Métiers et de l’Artisanat à Lille
Charles-Henri Tachon, architecture & paysage – pour les logements de la Caserne de Reuilly à Paris
GENS – pour la transformation d’une grange en commerce à Avricourt
Sophie Delhay Architecte – pour les 40 logements modulables à Dijon
*** Le jury « est exclusivement constitué d’architectes (sic) » puisque « elles et ils sont critiques, journalistes d’architecture, enseignants, chercheurs ou historiens, appartenant ou non à la rédaction de d’a » :
Présidente, Manon Mollard (rédactrice en chef de The Architectural Review)
Paul Bouet (doctorant et enseignant à l’ENSA Paris-Est)
Jean-François Cabestan (historien de l’architecture et critique d’architecture)
Emmanuel Caille (rédacteur en chef du magazine d’a)
Pierre Chabard (critique et docteur en architecture, enseignant à l’ENSA Paris-La Villette)
Karine Dana (journaliste et vidéaste)
Soline Nivet (critique et docteure en architecture, enseignante à l’ENSA à Paris-Malaquais)
Maryse Quinton (journaliste)
Richard Scoffier (critique d’architecture et enseignant à l’ENSA Paris-Val de Seine)
Cyrille Véran (journaliste)
**** Mis à jour le 23 septembre : Dans la première version nous avions écrit EXE à la place d’Ecologik, nos excuses à tous.