« A partir du moment où on arrive sur le chantier, c’est qu’on a passé toutes les étapes« , explique Brigit de Kosmi. Toutes approuvent. Mais il est une autre chose qui rend le métier plus difficile pour une femme architecte : le déjeuner d’affaires.
« On sait l’importance des réseaux conviviaux que les hommes se constituent en se tapant sur le ventre« , assure une architecte en riant. « C’est important. Mais moi qui mange une salade avec une bouteille d’eau, ça casse un peu l’ambiance« . Corinne Vezzoni confirme. « C’est très juste. Le repas d’affaires est le terrain où les hommes peuvent arranger leurs histoires. Ici à Marseille, par exemple, ils vont à la pêche au gros. Je me vois mal aller avec eux au match de foot ou sur un circuit de Formule 1. Du coup ils sont déstabilisés« , dit-elle. « Avec les entrepreneurs, je garde une distance, je ne déjeune pas avec eux » ; c’est la solution choisie par Jocelyne Behrend, par timidité autant que par confort.
Toutes parlent des « irréductibles » rencontrés ici ou là au fil de leur carrière sur les chantier mais toutes également font la différence en un maître d’ouvrage public et un petit maître d’ouvrage privé ou un petit entrepreneur. « Dans le premier cas, le maître d’ouvrage est parfois un peu paternaliste, protecteur et une femme peut peut-être mieux négocier avec lui car il n’y a pas de rapport de rivalité« , suggère Cristina Conrad. « Ce rapport de protection, on ne l’a pas forcément avec un petit entrepreneur, susceptible de nous faire moins confiance, tant sur le plan technique que sur le plan financier, ce qui n’est pas toujours facile à vivre« , dit-elle. Nathalie Blaise confirme. « Le plus difficile est quand ils se vexent, surtout des petits entrepreneurs. On en a vu qui nous ont laissé en plan. Dans le bâtiment, par définition en tant que femme ‘tu ne sais rien’. C’est très différent avec les grosses entreprises et les conducteurs de travaux« , dit-elle.
« Personnellement, je suis plus à l’aise dans le domaine de l’étude. Quand j’ai affaire à des maîtres d’ouvrage qui ont une culture, les rapports sont très professionnels. Ils ont une connaissance de notre métier et l’on sent de leur part une forme de respect. Avec eux, je n’ai jamais ressenti une quelconque différence. Sur les chantiers de petite taille, il y a parfois un écart culturel et je ressens un malaise : ces entrepreneurs ne savent pas comment prendre les choses, comment s’adresser à moi. Et comme on n’est pas là pour faire de la philo, c’est parfois assez brutal. Certains pensent : elle n’a rien à faire ici. Nous avons désormais à l’agence un architecte avec une formation d’ingénieur. Il suit plus particulièrement les chantiers. J’ai gardé une certaine distance, je ne viens que quand il y a un gros problème. Du coup, on en parle en réunion plénière ce qui donne un poids à ma présence ; le grand patron se déplace aussi et les ouvriers prennent cela en compte« , explique Corinne Vezzoni.
C’est brutal aussi, comme le raconte Nathalie Blaise, quand elle est la seule femme et que douze entrepreneurs s’engueulent entre eux et vocifèrent. « Je leur dis ‘je ne m’entends plus’. Comme ça vient d’une femme, ça les chiffonne et ça les calme. L’homme devrait lui taper du poing sur la table. L’important est de bien gérer les limites de l’interlocuteur. Avec certains, le côté gentillesse peut très bien marcher, pas du tout avec d’autres« , dit-elle.
Il reste cependant difficile de généraliser. Tout est question de personnalité puisque la même raconte avoir pris « cinq kilos » quand elle travaillait pour Campenon Bernard. « C’était apéro tous les soirs. Comme avec les Japonais, il faut prendre une cuite au saké et après on est pote. Un jour j’ai demandé un perrier. Ils ont rit mais c’était bon, j’avais passé le cap« , se souvient-elle. Elle précise cependant que, « quand je déjeune avec un client, je commande un Perrier mais je prends un verre de vin, je partage le vin. Ne rien boire avec eux leur renvoie une mauvaise image. Donc va pour un verre. Après je prends pour excuse que je suis une femme, ma ligne, etc. ce qui les valorise« .
Là encore, la jeune génération semble plus à l’aise, la société en général, et même le bâtiment, ayant évolué. « J’étais enceinte, j’avais 25 ans et j’allais sur les chantiers. Mes interlocuteurs ont toujours été très respectueux même s’il y a toujours un personnage désagréable« , se souvient Raphaëlle Hondelatte. Pour Nelly Guyot, architecte en Haute-Savoie et fille d’un maçon respecté dans sa petite ville, « les chantiers se passent super bien« . Et pour cause, non seulement papa l’a aidé au début à sélectionner les entreprises mais pas un homme – ouvrier ou patron – n’a jamais fait la moindre remarque au risque de s’attirer les foudres du père. Quelques chantiers réussis plus tard, le bouche à oreille a fait le reste.
Reste que la gestion des conflits s’avère différente selon que l’on est un homme ou une femme. Là encore, il faut garder à l’esprit que chaque situation et chaque personnalité sont singulières. Mais pour schématiser, si sur un chantier un homme va élever la voie face à un autre homme, on lui manquera plus facilement de respect si c’est une femme. Et alors que deux hommes peuvent se réconcilier autour d’un verre, les femmes se doivent de réagir dans un cadre professionnel, officiel. « Ca suffit généralement à rétablir l’autorité« , disent-elles.
« Les femmes tendent à être soit imbuvables soit trop gentilles, dans les deux cas ça ne marche pas mais ; à tout prendre, autant être imbuvable« , se marre l’une d’elles qui constate cependant que « c’est vrai que c’est dur d’être femme et jolie ; je fais attention à être très neutre dans la façon dont je m’habille. Par contre le maquillage passe, c’est considéré comme un artifice normal« .
« Le travail avec les maîtres d’ouvrage, les bureaux d’études, où il y a de plus en plus de femmes, on ne se pose même plus la question« , conclut Nathalie Blaise et Sarah Bitter. Bref, le chantier est la dernière frontière.
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication le 19 avril 2006