Philippe Boudon* avait initié un exercice d’architecture intitulé « à la manière de… ». Pour son numéro 2000, le journal L’Opinion avait demandé à cinquante personnalités d’imaginer ce qui ferait l’actualité du numéro 3000, prévu le 30 avril 2025. Sur ce modèle, Chroniques d’Architecture pourrait interroger cinquante architectes ou personnalités du monde de l’architecture sur « ce que sera le paysage de l’architecture dans cinq ans ».
Convocation d’une volonté de changement, vision de l’évolution d’une pratique, propositions concrètes sans échappatoire ! Une profession dévastée pour les uns ? Sous perfusion pour les autres ? Renouvelée ou florissante ? Quelle sera la réponse des architectes par exemple à l’attente d’architecture pour le logement ? Quelles propositions pour réunifier la ville ? J’ouvre ce débat dans l’espoir de retrouver un langage architectural intelligible par tous.
C’est un jeu qui consiste à regarder autour de soi, une sorte de bilan provisoire dans l’accélération d’un monde qui aspire à plus de lenteur, plus de beauté, plus de poésie et peut être plus d’art.
Lorsqu’un journal interroge cinquante personnalités sur la vision d’un avenir à cinq ans, on comprend qu’il ne s’agit pas d’utopies improbables, d’imagination débridée, mais d’imaginer ce qui va changer, ce qu’il faut changer, le progrès souhaitable et réalisable dans un monde parfois désenchanté. Cet exercice met les fantasmes et les idéologies à l’écart pour envisager un possible, un désirable. Dans le panel de L’Opinion, il n’y avait pas architecte, c’est dommage.
L’architecture est partout, et en même temps tellement loin des préoccupations des Français, elle s’est tellement diluée qu’elle n’est plus nulle part. Mais pourquoi pas en 2027 ? L’idée de proposer cet exercice à cinquante architectes sur leurs définitions de l’architecture, dans une perspective à cinq ans, me fait renoncer à un projet immédiat. Face à la vitesse, à l’urgence, l’idéologie est une réponse convenable, peut-être la seule capable d’apporter des solutions préformatées : c’est l’uniformisation à laquelle nous sommes soumis. La profession est actuellement prise entre un quotidien étouffant et une quête d’utopie, cause du plus grand désarroi !
Le pragmatisme n’a pas bonne presse, alors en fixant 2027 comme horizon pour l’action, les architectes auront peut-être une chance de prendre le temps de reconstruire une démarche, de se préparer à ces évolutions qui ont commencé à mettre à mal le fonctionnalisme. Il faut entre cinq et dix ans pour concevoir et réaliser un projet. C’est dire à quel point il faut se presser si l’on pense que quelque chose peut changer, si l’on veut inaugurer quelques innovations.
Laissons les désillusions derrière nous. Je rêve qu’en 2027 la une des journaux porte sur les nouveaux logements, plus grands, plus spacieux, plus « volumineux », telle est la demande des architectes qui figure dans le rapport de Pierre-René Lemas**. L’inventivité se porterait-elle enfin sur la capacité à évoluer, sur une mixité urbaine retrouvée, sur des avenues supports d’urbanité et l’envie d’une ville retrouvée ? Les préoccupations des Français et l’évolution du monde du travail doivent être omniprésentes dans l’architecture.
Après toutes les propositions hors sol qui font l’actualité aujourd’hui, les folies portées par des modes éphémères font rage surtout lorsqu’il s’agit des villes : jungle urbaine, jardins sauvages et forêts urbaines, sans compter le vœu de voir le retour des bêtes sauvages en ville. Le logement n’est pas mieux loti : les cloisons transparentes, le refus des balcons, les façades végétalisées…
Il est pourtant difficile de nier que les citadins ne supportent ni les rats, ni les moustiques, ni les sangliers et les renards, tous porteurs de nouveaux virus. Nous sommes en plein paradoxe. Parions qu’en 2027, la vraie ville aura repris ses droits et la campagne ses charmes et ses aoûtas. Les obstacles normatifs qui justifiaient bien des lenteurs, des lourdeurs, auront retrouvé leur juste place. L’envie d’entreprendre aura succédé à l’inquiétude et à la peur.
2027 et la perspective réaliste s’éclaire. Les élus mesurent l’inanité du pastiche, de l’architecture neutre sans esprit, grise ou ton pierre. Les expositions critiques de la Cité du Patrimoine et de l’Architecture les auront convaincus de la dimension culturelle de l’architecture, que l’urbanisme ne se limite pas à un règlement de PLU mais commence par l’énoncé d’un projet.
La formidable avancée de l’infographie fait le reste. Images et vidéos permettent le débat préalable, les architectes changent de posture et « l’inscription symbolique positive » des différents acteurs vient enrichir une démarche, ouverte et attentive. La maîtrise d’ouvrage ose la stratégie de l’offre redevenue la règle. Sous les effets de l’expérimentation et de l’évaluation qui ont repris leurs droits, les temps de grande frilosité sont derrière nous.
L’effet Bilbao s’est estompé, il a laissé la place à une architecture inventive, attentive et métaphorique. L’Ordre et les syndicats ont obtenu que l’illusion de l’anonymat soit levée, que la présentation orale des projets permette à chaque architecte d’exposer sa vision, sa lecture d’un contexte, d’un programme et les conditions de son évolution. Les conditions sont à nouveau créées pour nourrir un débat. Le dialogue s’établit enfin entre l’architecte et le maître d’ouvrage, coconcepteur, qui va s’inscrire symboliquement dans son projet. Alors seulement le vrai travail de conception va commencer.
La Cité de l’architecture joue désormais son rôle en devenant le lieu incontournable d’un débat que les institutions, écoles d’architecture, Académie d’architecture, Institut, Ordre ou autres syndicats n’ont pas pu conduire auparavant. Un lieu qui va alimenter les réflexions, les propositions, les grandes innovations, un lieu qui n’est plus une chapelle à la remorque d’un art contemporain devenu moribond. Pas un jour sans que l’architecture soit dans les pages des quotidiens parce que devenue support d’activité, support d’attractivité, synonyme de qualité de vie. L’architecture a enfin trouvé un nouveau souffle, un nouveau public, une place qu’elle n’aurait jamais dû perdre dans le monde de l’art.
2027. Les inaugurations se succèdent, l’urbanité est une valeur retrouvée. Les livraisons de logements évolutifs répondent à une attente insoupçonnée, le succès est grand. Les appartements s’adaptent quotidiennement aux divers besoins qui varient selon les saisons, la semaine, le weekend. L’évidence est là, le diktat de la conception en tunnel a disparu, trente ans après la disparition du coffrage tunnel. Les logements ont dix distributions possibles et différentes. La mixité dans un même immeuble de logements est devenue une réalité, qu’il s’agisse d’étudiants, de seniors, de familles, de cohabitations diverses… Dans une même cage d’escalier, une nouvelle sociabilité s’installe.
Différents modes de financement se côtoient dans l’évolutivité, la diversité, l’appropriation. Toujours bas carbone, bois, pierre, béton ou acier, l’économie circulaire est rentrée dans les mœurs. Les familles ont évolué tout comme les lieux de travail, et avec eux les propositions de mobilité des cloisons se sont multipliées et ont apporté la part de modularité attendue. Pas un bureau sans une fenêtre qui n’ouvre, pas de logement sans un balcon, sans son jardin suspendu.
L’expérience des terrasses de café s’est répandue et a envahi l’espace public, l’uniformité rompue apporte un changement d’échelle. Ce sont les commerçants, les cafetiers qui transforment l’intérieur en extérieur et rendent compte de la mutation urbaine. Les hideux conteneurs de tris, apparus lors de la crise sanitaire, ont disparu.
Chaque ville moyenne constitue son archipel urbain, son projet d’avenue, sa nouvelle forme d’espace de centralité mettant en relation son centre historique et sa périphérie. La leçon a été tirée des effets de la vitesse sur l’espace urbain et de ses conséquences sur l’urbanité. En cinq ans, l’urbanisme est sorti de l’échec du vingtième siècle, il a pris en compte une vision d’ensemble, une vision holistique, il a inventé les réponses qui constituent les supports de pratiques sociales. Les architectes ont redonné aux projets leurs titres de noblesse et sont sortis des limites du fonctionnalisme.
Chroniques d’architectures en 2027
C’est un lieu de débat foisonnant, entre cinquante et un architectes renouvelés par tiers tous les ans, qui proposent leur lecture de l’évolution de la profession et leurs visions de l’architecture. Leur conviction commune est la nécessité sociale d’une architecture riche de ses dimensions contextuelles, programmatiques et techniques, fondement de la nouvelle orientation.
Les architectes ne parlent plus de normes ni de l’attribution de reconnaissance, dans un entre-soi épuisant et desséchant. La démarche, comme la technique, l’économie, le sens, la qualité d’usage, la beauté, la modénature, l’esthétique, la pérennité, la nécessité de donner du plaisir à voir, comme le rapport à la ville et à la nature sont l’essentiel de ce qui nourrit le nouveau projet. L’architecture ne se réduit pas à un vœu de frugalité mais à comment faire plus avec moins de moyens, comment être généreux.
L’architecture, désormais ouverte au débat, rejoint un large public de plus en plus concerné par l’existant, le rapport au déjà là, à la co-conception, à l’appropriation, à l’évolutivité. Les architectes des bâtiments de France (ABF) ont compris que la vie doit permettre un ajustement permanent entre l’évolution des modes de vie et l’architecture. La réversibilité de l’intervention est devenue la règle et la doctrine de la nouvelle modernité.
Cet horizon était nécessaire pour renouer avec l’espoir d’un changement radical, pour donner à l’architecture sa pleine dimension démocratique. Une perspective à portée de main. Y a-t-il des amateurs pour parcourir ce chemin ?
Alain Sarfati
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*Philippe Boudon a été Professeur Chercheur à l’Ecole d’architecture de Nancy puis à Paris La Villette
** Voir notre article Le logement social au rapport : caillou ou pavé dans la mare ?