Ibos et Vitart. Leur nom seul est une invitation au voyage. D’autant plus déroutant qu’ils sont tous deux parisiens pur jus et se sont même croisés à la maternelle. Les architectes sont des défenseurs acharnés de la liberté d’expression, la leur incluse, et rétifs aux carcans normatifs et restrictifs. Plus qu’une pratique, c’est une façon d’être. Portrait.
« La première chose que j’ai faite après avoir rencontré Jean-Marc d’acheter une télévision, afin qu’il puisse suivre les jeux olympiques et rester chez moi« . L’aveu est de Myrto Vitart. C’est à peine une plaisanterie. Elle précise d’ailleurs plus tard que « si on ne travaillait pas ensemble, je ne vois pas ce qu’on ferait puisque nous n’avons aucun goût en commun« .
Jean-Marc Ibos rit, ne dément pas, et se satisferait pleinement de consacrer l’entretien en vue de ce portrait d’architectes à parler de foot – sa première intention était de devenir footballeur professionnel et à quelques semaines de la Coupe du monde, le sujet est d’actualité – , de basket – il est fan de NBA, admirateur de Michael Jordan et garde un œil sur les play-off en cours –, voire de rugby puisqu’il cite de mémoire, au débotté, les noms de la moitié des joueurs du XV du Pays de Galle. Mais il serait heureux aussi de discuter des films noirs américains dont il sait, en deux mots, décrire l’atmosphère. Myrto soupire : « Jean-Marc est un velléitaire, il est au courant de tout par interposition« . C’est pourtant elle qui, dans le fil de la conversation, saura utiliser la parabole du sport pour le mieux expliquer ce qui les anime quand « ils travaillent » ensemble, mieux comme « ils vivent ensemble« .
Le contraste est saisissant entre le style de l’agence et la convivialité de l’entretien, dans une petite bibliothèque, seul endroit fermé du lieu. En effet, l’agence sise Cité du Paradis dans le Xe arrondissement de Paris est d’une implacable austérité : les tables de travail alignées comme pour un défilé militaire, aucune décoration, ni photo, ni poster sur les murs blancs immaculés sauf un nuancier, seule touche de couleur dans un lieu janséniste, pas une maquette, pas un détail pour accrocher l’oeil. Même les magazines sont rigoureusement rangés sur une table à l’accueil. Le silence, implacable également, donne du relief aux grincements du plancher. « En ce moment, c’est un peu le bazar« , assure pourtant Jean-Marc Ibos, en s’excusant presque. Il est en noir, elle en noir et gris.
Cette absence d’affect dans l’agence, puisqu’elle n’est pas manque de sensibilité mais le fruit d’une volonté délibérée – on le saura vite-, permet au visiteur de pénétrer d’emblée au cœur de leur pratique. « Quand nous perdons un concours, nous en parlons peu, il s’agit d’une forme de détachement très étrange » (Myrto) ; « Nous ne sommes pas des fétichistes, il n’y a pas de volonté d’affichage, nous sommes investis, concentrés » (Jean-Marc) ; « J’aime bien l’idée de recommencer les choses, de ne pas s’encombrer de photos aux murs, des cadres, des maquettes » (Jean-Marc) ; « Nous passons très vite à autre chose ; c’est une façon de vivre, plus fondamentalement, pas seulement liée à l’agence » (Myrto).
Plus précisément ? « Comment peut-on vivre sans l’envie d’aller plus loin, d’en savoir plus ? Il ne faut pas mourir idiot, le plaisir est lié à l’effort, l’important est de se surpasser« , explique Myrto. « Il faut essayer de se dépasser, c’est un moteur« , nuance Jean-Marc qui, dans un même souffle, en veut au Baron de Coubertin de sa maxime ‘l’important est de participer’. Contre toute attente, c’est Myrto qui rebondit. « Prenez la natation, la différence entre le vainqueur et le perdant est une histoire de quelques centièmes de secondes ; ce n’est rien et ça fait pourtant toute la différence« , dit-elle. Ce n’est pas simple figure de rhétorique à l’adresse du journaliste. Leurs trois enfants (de 9 à 16 ans) n’ont d’autre choix que de découvrir des matières optionnelles, difficiles, justement en ce qu’elles demandent des efforts qui vont au-delà de ce qui est normalement requis. C’est donc autant la femme que l’architecte qui évoque une sentiment de « décalage » avec une société de loisirs, de « cocooning« , qu’elle ne supporte pas. « Je n’aime pas me dire : aujourd’hui ce n’est plus possible« . Leur métier s’est adapté à leur façon d’être, non l’inverse. Et s’ils passent pour des architectes rigoureux – ils n’hésitent pas à parler de fonctionnalisme, « au sens propre du terme » – c’est parce que la compétition « ce n’est pas pour le plaisir » (Myrto) et que de toute façon « on n’a pas le choix » (Jean-Marc).
Ce manque apparent de souplesse – d’autant plus paradoxal que Jean-Marc Ibos doit être l’un des rares architectes français capable de citer avec bonheur Jean-Claude Van Damme dans le texte – leur donne en réalité une force de conviction considérable. C’est d’ailleurs ce qui les a attachés l’un à l’autre. Quand Jean-Marc est arrivé chez Nouvel, c’est après être « rentré dans l’archi » par l’architecture américaine découverte seul à Chicago et en Californie. « L’histoire de l’architecture à l’école s’arrête à Corbu, et encore« , dit-il. Sa passion américaine est restée ; il ne sera jamais un homme, et a fortiori un architecte, docile. Ce qui eut le don d’amuser Myrto qui était déjà dans la place. « J’ai beaucoup aimé comment il a résisté« , dit-elle. Au point qu’ils se retrouvent associés (Nouvel, Ibos, Vitart, Blamont), ce qui vaut « formation fondatrice et accélérée« . Fondatrice également la rupture « claire et nette, comme un pied de coupe qui casse« . Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart étaient maîtres de leur destin.
Ils ne fonctionnent pas à l’angoisse et Myrto rend aisément à la chance ce qu’ils lui doivent, comme le Palais des Beaux-Arts de Lille, par exemple : « le choix d’un jury tient à un petit truc qui t’échappe« , dit-elle. Le projet est audacieux, le conservateur moins. Jean-Marc parle d’antagonisme des cultures, des visions entre un attachement aux fantômes du XIXe face à une volonté de se projeter vers le XXIe. Les architectes ne cèdent sur rien. Ils n’ont plus jamais été retenus sur un seul concours de musée en France. A l’étranger si, mais pas en France. « C’est difficile pour nous face aux castes, aux cénacles car nous allons au bout de nos convictions« , dit-il. « Avec l’âge, nous devenons plus diplomates« , précise-t-elle. « Nous sommes un peu plus policés, plus ronds sur la forme, mais pas sur le fond« , dit-il. « Nous avons perdu des clients comme ça« , conclut-elle. Bref, la chance certes, mais les quelques centièmes de seconde arrachés ne lui doivent rien.
« La contribution de Jean-Marc Ibos et Myrto Vitart à l’histoire de la modernité en architecture est signifiante : elle associe les héritages de Mies van der Rohe et du style international à la recherche de la subtilité et à l’élégance de la simplicité qui remonte à Blondel« , écrit Philippe Barrière en introduction à la monographie que leur a consacré Ante Prima*. Myrto, si elle comprend la référence à Mies van der Rohe, tempère l’hommage. « Mies travaille dans une sorte de formalisme, ce n’est pas notre cas. Nous avons tendance à vouloir le moins possible, à ne nous servir que des choses dont nous avons besoin, ce qui fonde un rapport à la complexité, lequel passe par la simplicité« . « La forme est un moyen« , poursuit Jean-Marc. « Notre souhait est de la réduire, de s’en libérer de manière à la transcender« . S’affranchir de la contingence pour aller à l’essentiel implique de reconnaître que la matérialité réduit la pensée, que les mots sont réducteurs, que l’abstraction même est réductrice. « On aime s’abstraire, ne pas être bavard ; suggérer là où nous souhaitons aller par une forme d’effacement. S’affranchir de nous-mêmes, on n’y parvient pas forcément, mais cet volonté d’effacement est ce qui nous permet d’offrir une richesse sur la base d’une surface aussi quelconque soit-elle, de créer le mouvement que souhaite l’architecte« .
Un processus intellectuel complexe selon eux gage de simplicité laquelle est « la meilleure façon de donner aux autres la capacité d’aller chercher ce qu’il y a derrière« . Myrto prend l’exemple d’un pantalon. « S’il est à fleurs, les gens ne voient que les fleurs« , dit-elle. Mais s’il est noir, d’aucun remarquera sa coupe, la qualité de son tissu et de son tombé, etc.. « Moins tu donnes et plus tu invites à chercher, plus tu vas ainsi révéler. Il est important de ne pas exprimer ce que nous pensons, et qui n’a d’ailleurs qu’un intérêt relatif, pour permettre un prolongement dans l’interprétation« , dit-elle. « En préambule, il faut faire abstraction de l’échange pour que l’échange puisse ensuite avoir lieu. Trop de concertation dans un projet d’une certaine manière tue l’échange, une ville comme Paris en meurt« , complète Jean-Marc.
Reproche leur est fait de n’être pas « communicant« . Et pour cause puisqu’ils estiment que c’est à chacun en particulier, « à la ville » en général, de s’approprier librement leurs bâtiments sans la béquille de la vision de l’architecte. La liberté qu’ils s’accordent et défendent farouchement, ils l’offrent ainsi sans barguigner à quiconque, fut-il non sachant. C’est ce lien immatériel fondamental qui, ils en sont persuadés, fait qu’un bâtiment vit ou ne vit pas. Parlant de la Maison des Adolescents-Maison de Solenn, qui a fait couler encre et fiel, ils disent ainsi : « Ici encore, l’initiative de chacun est requise et une part d’indétermination voulue, petite mais précieuse marge de manœuvre accordée à l’adolescent hospitalisé« .
La simplicité apparente de l’écriture, voire le minimalisme ou l’abstraction, n’est au fond rien d’autre que la possibilité laissée aux usagers de s’investir dans leur propre interprétation et leur élitisme, revendiqué, n’est que la haute idée qu’ils se font de l’Homme, pensant à eux-mêmes, même quand ils « ont affaires à des cons« . Humanisme vigoureux, sans doute, mais issu de la conviction que l’individu a prise sur son destin. Ils gardent un contrôle absolu sur leur projet puisqu’il est de leur responsabilité mais n’oublient jamais qu’il est fait pour d’autres et que le hasard, pour citer Jean-Marc, « peut tout bouleverser« . Et quand le hasard n’y est pour rien, ils sont pugnaces. Sauf qu’il est difficile d’expliquer à autrui, sans être réprouvé, leur certitude qu’il ne faut, dans leur domaine de compétence, ne jamais tenir compte de l’opinion des autres ? Francis Soler dit la même chose autrement: « pas question de ‘concerter’ avec des gens qui ne savent pas ce qu’est l’architecture de même que je ne ‘concerte’ pas avec un chirurgien qui recommande une opération du cœur« , dit-il. Ca n’en reste pas moins, le plus souvent, indicible.
Aussi rigoureuse soit la recherche intellectuelle, et « aller au bout d’une intuition demande beaucoup de rigueur« , précise Myrto, c’est donc moins d’une pratique de leur art qu’il s’agit que d’une question de tempérament. « Cette volonté ne s’apprend pas, c’est un caractère« , dit Myrto. « Un caractère et une discipline« , conclut Jean-Marc. L’entraîneur d’un champion ne dit pas autre chose.
Christophe Leray
*Jean-Marc Ibos Myrto Vitart, Ante Prima, Paris 2004
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 24 mai 2006