Dubois l’architecte regrette de n’être pas magicien. Ethel Hazel, psychanalyste, se demande si tout tueur en série est affecté du syndrome de toute-puissance. Ainsi que tout architecte ? L’inspecteur Nutello découvre que les abysses sont pleines d’impasses.
***
« L’architecture est une sorte d’oratoire de la puissance au moyen de formes ». Nietzsche
***
Ding Dong
L’architecte, exactement à l’heure, entre et pose ses affaires en saluant à peine la psychanalyste. Elle observe à quel point il a changé depuis leur première séance, il y a quatre ans déjà. Il est moins enveloppé, plus alerte, plus joyeux – sauf aujourd’hui apparemment. De fait il s’installe sans un mot et semble réfléchir.
Ethel Hazel (fraîchement) – C’est tout juste si vous n’avez pas l’air dépité de me voir.
L’architecte (sursautant, puis souriant) – Non, non pas du tout, j’étais simplement perdu dans mes pensées. Excusez-moi.
E.H. (qui ne peut s’empêcher de frissonner en imaginant de quelles pensées il pourrait s’agir) – Un sujet de préoccupation peut-être ?
L’architecte (qui a entendu le sérieux dans la voix de la thérapeute se fait rassurant) – Non, rien de spécial mais puisque la campagne des élections présidentielles est lancée, je me demandais ce qui serait souhaitable pour l’architecture et les architectes et le cadre de vie en général ? N’y a-t-il pas d’ailleurs de meilleur moment qu’une campagne électorale pour quémander des prébendes ?
E.H. (quelque peu rassurée et en même temps déçue, elle était prête à la confrontation) – Et vous avez la réponse ?
L’architecte – Pas La réponse mais peut-être une réponse.
E.H. (ses sens en éveil, car elle se méfie désormais, par expérience, de l’expression du fantasme de toute-puissance. Il y a certes les mégalomanes, englués dans le fantasme infantile de toute-puissance, mais aussi, on le sait aujourd’hui, des « surdoués » enfermés dans l’incompréhension des autres. Einstein tentant d’expliquer l’univers à des singes, il est mégalo ou surdoué ? Mais bon, la toute-puissance est une porte d’entrée inespérée pour la thérapeute pour plonger dans l’âme de l’architecte. Toute disposée à l’écouter donc, souriante) – Je vous écoute.
L’architecte – Pardonnez-moi d’évoquer le contexte en quelques minutes. Voilà, vous le savez peut-être mais les architectes sont sous la tutelle du ministère de la Culture.
E.H. – Oui, cela me semble logique.
L’architecte – Oui et non, souffrez je vous prie que je vous explique. La réalité est que l’architecture n’est qu’une sous-rubrique du patrimoine qui n’est lui-même qu’une sous-rubrique du ministère de la Culture, c’est dire si d’architecture, peu leur chaut aux fonctionnaires culturels, d’autant que les architectes ne font pas grève comme les intermittents du spectacle et rapportent plus d’argent qu’ils n’en coûtent à la société. D’ailleurs, l’architecture n’a pas toujours été à la Culture, elle était avant à l’Equipement, pour simplifier. Tout ça pour dire que l’architecture à la Culture n’est pas une évidence en soi.
E.H. (qui ne voit pas où il veut en venir mais qui a décidé d’être patiente) – Très bien j’ai compris. Et donc ?
L’architecte – J’y arrive. Toujours est-il qu’il est permis de penser que l’architecture, qui concerne tous les éléments de la civilisation, qui est la civilisation, dépasse largement le cadre d’un ministère de la Culture de peu d’influence. Car enfin, l’architecture est partout : on se lève dans l’architecture, on se couche dans l’architecture. Alors, la sous-rubrique d’une sous-rubrique, c’est en faire peu de cas. Aussi, c’est compréhensible, des architectes souhaiteraient retourner à l’Equipement, d’autres estiment cependant que l’architecture doit être interministérielle …
E.H. – Comment ça ?
L’architecte – Voyons, nous venons de le dire, l’architecture est à la Culture. Le logement, en revanche – et quoi de plus ‘architectural’ que le logement ? – est à la Transition écologique, le logement lui-même d’ailleurs une sous-rubrique. Les promoteurs en revanche sont à Bercy et les villes petites et moyennes dans « Les territoires » quelque part chez Jean Castex. Bref, l’architecture, ce qui nous réunit tous, tous les êtres humains de façon universelle, est chez nous tellement dispersée façon puzzle qu’elle finit par n’être plus nulle part. Comment voulez-vous alors que les architectes aient la moindre influence quelque part !
E.H. (qui sent une sorte d’irritation monter en elle. Pour ce qu’elle sait de nombre d’entre eux, humains, trop humains, pourquoi les architectes devraient-ils se prévaloir d’une influence particulière, par rapport aux psychanalystes par exemple ?) – Et donc…
L’architecte – Le problème est que les ministres de la Culture ne veulent absolument pas laisser partir l’architecture, comme on ne veut pas se séparer d’une belle plante même si à la fin on ne s’en occupe guère. Et d’arguer que l’architecture, c’est de la culture, un art qui n’a rien à faire ailleurs. Et puis l’architecture ça fait bien sur une carte de visite – c’est d’ailleurs pourquoi ils sont si nombreux à se déclarer architectes hahaha. Bref, le ministère de Malraux n’est pas près de lâcher l’architecture. C’est le fond du problème et une condamnation pour le grand art.
E.H. (Revenons à la toute-puissance, se dit-elle) – Je comprends. Et vous avez donc UNE solution ?
L’architecte (qui s’amuse en lui-même du ton de la psychanalyste assise derrière lui) – Exactement !
E.H. (avec une pointe d’ironie, allons-y donc pour la pensée magique… et puisque je suis là pour ça) – je vous écoute…
L’architecte (affectant la naïveté) – Alors voilà, c’est simple. Puisque la Culture ne veut rien lâcher, autant que l’architecture y demeure. Mais à ce compte-là, puisque ce sont les architectes qui construisent les stades, le sport c’est de la culture. Qui en douterait devant le Colisée de Rome, n’est-ce pas ? Il suffit donc de rattacher le sport à la culture car, au-delà de la culture du sport, nul ne peut douter que le sport est culturel. Il en va de même de la santé. Qui construit les hôpitaux, les cliniques, les maisons médicales ? Et chacun sait à quel point l’architecture hospitalière a façonné nos villes et comment plus largement la santé est un élément culturel fondamental. Il suffit donc de rattacher également le ministère de la santé à celui de la Culture. De même avec l’écologie. Impossible de faire de l’écologie sans architecture, bioclimatique ou non. Idem avec le ministère de la Défense. Et qui gère les budgets si ce ne sont les architectes, la raison pour laquelle Bercy devrait aussi être sous la tutelle de la Culture. Et le ministère du logement bien entendu.
E.H. (qui a l’impression de n’aller nulle part : il n’est ni mégalo ni surdoué, c’est juste n’importe quoi, se dit-elle. Impatiente) – et pour résumer…
L’architecte (se marrant) – Comme ça à la fin, il ne resterait plus que deux ministères, celui de l’architecture et de la Culture et celui du Cadre de vie par exemple, le premier pour la ville, le second pour la « ruralité » comme on dit aujourd’hui, comme pour la police et la gendarmerie, les deux réseautés à mort par des architectes… Voilà qui changerait tout le bazar, non ? La ville et les territoires ne s’en porteraient pas plus mal il me semble.
E.H. (déçue de la tournure de la séance, se raccrochant aux branches) – Vous vous verriez être président ? Vous aimeriez avoir tous les pouvoirs ?
L’architecte (s’amusant encore) – Je ne suis pas sûr que le président devrait être architecte. Vous imaginez si Le Corbusier avait été président, comment nous en aurions remonté aux Soviets ? Quant à tous les pouvoirs, je les ai déjà, pas pour être président certes mais au moins pour être maître de moi-même, comme disait Epictète.
E.H. – Epictète ?
L’architecte – Un philosophe de mes amis… Hélas, être maître de soi-même ne donne pas de superpouvoirs et je ne suis pas magicien. D’ailleurs, depuis le départ d’Hilda, le bazar administratif à l’agence s’accumule et il me faut me résoudre, en plus de mes recherches d’un ou d’une architecte, à embaucher une secrétaire.
E.H. (qui connaît sa phobie administrative et saisit l’occasion de rebondir) – Et alors, quel est le problème ?
L’architecte (soudain rêveur et silencieux quelques secondes) – c’est-à-dire que je suis un homme privé et que… disons que je n’aime guère ouvrir mon agenda à des étrangers.
E.H. (qui sent se fissurer le syndrome de toute-puissance de Dubois) – Oui, je me souviens, vous aviez une grande confiance, voire de l’affection, pour cette Hilda dont vous me rappelez le prénom.
L’architecte (après un autre long moment de silence) – Oui, c’est vrai, beaucoup d’affection mais, comme d’autres, elle s’est hélas évaporée comme une volute qui s’élève gentiment jusqu’au ciel. Elle me manque beaucoup…
E.H. – Elle s’est …
DRINNNN, DRINNNN
Tous les deux sursautent en même temps.
L’architecte (soupirant) – C’est déjà la fin du temps imparti. Comme le temps passe vite avec vous. Merci pour cette agréable séance de politique fiction. J’en repars tout à fait détendu. (Se relevant et voyant le visage pincé d’Ethel, déçue, il ajoute, souriant) Et puis Hilda, je vous en ai déjà beaucoup parlé n’est-ce pas ?
E.H. (qui lui en veut de son attitude débonnaire. Sèchement) – Certes. Vous avez eu de ses nouvelles peut-être ?
L’architecte (coupant court) – Non.
En quelques secondes il était parti, elle entendit ronfler le moteur de son scooter.
Fiche Anthropométrique des victimes de Dubois
Par Inspecteur Nutello, dit Dr. Nut
Nom : De Jong
Prénom : Hilda
Taille : 1,75
Yeux : Bleu
Cheveux : Blond
Née le : 6 juillet 1995
A : La Haye (Pays-Bas)
Signe distinctif : néant
Dernière adresse connue : 147 rue du Chemin vert Paris (XIe)
Disparue en juin ? Juillet 2020 ?
Hilda De Jong devait, du moins selon le récit fait par l’architecte à Ethel Hazel, rejoindre une autre agence. Sans autre précision dans les notes de la psychanalyste, Dr. Nut l’avait cherchée sur les sites des agences d’architecture parisiennes, puis françaises, puis néerlandaises sans trouver sa trace. L’inspecteur se souvient bien d’elle puisque, à l’époque où il surveillait constamment la nouvelle agence de Dubois, il l’avait vue arriver et s’intégrer rapidement à l’équipe.
C’était une bosseuse et l’inspecteur avait constaté en épluchant les comptes de l’agence, qu’il n’avait aucune difficulté à consulter discrètement, que l’arrivée d’Hilda a correspondu avec une rigoureuse mise à jour administrative de l’agence, ce qui est conforme au récit de l’architecte, lequel, en effet, la payait très bien, sans doute la stagiaire la mieux payée de Paris. D’ailleurs l’inspecteur avait noté – ce n’avait pas été difficile à vérifier non plus – que dans sa nouvelle agence, Dubois payait beaucoup mieux ses collaborateurs que ne le fait (faisait) Dupont&Dubois. L’inspecteur l’avait également constaté, la petite équipe de Dubois faisait tourner l’atelier comme une formule 1.
Nutello le sait, du moins le subodore-t-il, Hilda aurait pu rester aussi longtemps qu’elle le voulait chez Dubois, d’autant que l’architecte avait apparemment grand besoin d’elle. Que s’est-il passé ? Sa volonté de partir l’a-t-il rendu furieux ? Est-ce que l’architecte couchait avec elle ? L’inspecteur n’en sait finalement trop rien. Quand il passait ses soirées à épier l’architecte, il n’avait jamais vu Hilda rester la nuit, pour autant, ils furent suffisamment seuls tous les deux en de très nombreuses occasions – dans le cadre du fonctionnement de l’agence – pour pouvoir monter à l’étage et développer une relation. Et elle restait parfois plus tard que les autres et c’est elle qui parfois éteignait la lumière.
Cela lui fait encore plus mal au cœur, à Dr. Nut, de chercher une victime qu’il connaît, au moins de vue, et pour avoir lu les commentaires de l’architecte à Ethel à son sujet. Il s’en veut d’autant plus qu’elle a disparu pendant qu’il était prisonnier de Dubois et impuissant à la sauver. Il se souvient la voir quitter l’agence après son taf et partir d’un pied léger, une grande et belle fille. Elle passait parfois juste à côté de sa voiture sans lui prêter la moindre attention. Il sait qu’elle habitait non loin, à dix minutes à pied. L’inspecteur se souvient de la rage qui l’animait alors. La colère ne l’ayant mené à rien, il est aujourd’hui plus posé.
Pour autant, il a du mal à remonter la piste, surtout que De Jong est un nom commun aux Pays-Bas et que Hilda n’était pas sur les réseaux sociaux. A chaque fois la même impasse avec les collègues locaux, comme pour Gina en Italie. Peut-être aurait-il plus de succès en se déplaçant aux Pays-Bas, comme quand il est allé à Pétaouchnok chez les Russkofs. Mais par où commencer ? Les Hilda de Jong sont des centaines !
S’il n’a pas de preuve, la conviction du policier est faite : Dubois l’a assassinée comme les autres. Est-ce qu’il les viole avant de les tuer ? Dr. Nut ne le pense pas mais sans corps, difficile à dire. Est-ce qu’il couche avec ses victimes et les tue parce qu’elles le quittent, comme Géraldine* apparemment ? Où est-ce qu’il les tue parce ce qu’elles se refusent à lui ? D’où la question, lancinante : où est le corps d’Hilda ? Pourquoi le policier a-t-il l’intuition que les corps sont quelque part, il ne saurait l’expliquer mais il en est sûr, Dubois dispose ‘proprement’ de ses victimes. Où sont-elles ? Et qui sait combien de planques, comme celle où l’architecte l’a retenu prisonnier pendant six mois**, Dubois a-t-il fabriqué au fil de sa carrière pour agir loin des regards ? L’inspecteur est bien placé pour connaître la capacité de dissimulation de l’architecte …
Dr. Nut (d’après les notes d’Ethel Hazel)
*Voir La morgue de l’architecte est pleine d’étoiles
** Voir Psychanalyse de l’architecte – saison 3 : prologue
Retrouvez tous les épisodes de la saison 4
Retrouvez tous les épisodes de la saison 3
Retrouvez tous les épisodes de la saison 2
Retrouvez tous les épisodes de la saison 1