L’inspiration de Frank Gehry pour la Fondation Luma à Arles (Bouches-du-Rhône) est-elle à chercher dans le jardin aux merveilles de la Villa André Bloc, à Meudon (Hauts-de-Seine) ? (Re)découverte.
Cette histoire émerge autour d’une table du comité de rédaction de Chroniques… lieu de débats à bâtons rompus sur l’urbanisme et l’architecture. Les avis divergent, induisant des enrichissements mutuels, c’est plutôt bon signe ! En partant des politiques territoriales, de meilleures répartitions des richesses culturelles, de ré-enchantement des territoires, nous en sommes venus à parler du bâtiment de la fondation Louis Vuitton.
Frank Gehry est un confrère qui fait toujours débat, surtout chez les architectes. Est-ce parce qu’il ose des formes complexes à l’époque du minimalisme ? Aujourd’hui, sous prétexte d’insertion dans le site et de peur de détériorer le déjà là, l’effacement domine. L’ère actuelle prône trop souvent la disparition : disparition de la forme, disparition de la trace, disparition de l’impact, disparition du goût ! Plus c’est fade, plus c’est discret et mieux c’est. Le reste ne serait que gesticulations.
Pourtant, il est tout à fait possible de s’insérer dans un site, en cherchant à apparaître, à donner à voir, à surprendre, à agir… Chacune des postures se tient : disparition, ostentation ou les deux, simultanément ou alternativement. Elle dépend principalement du contexte avec, selon le cas, la volonté de s’y fondre ou de s’y positionner en rupture. L’important reste d’engager un dialogue avec le site, comme l’a fait Gehry à Bilbao justement. Il inclut un pont à proximité, joue avec les reflets de l’eau, la lumière. Un chef-d’œuvre ! C’est rare de produire des chefs-d’œuvre en architecture et il faut reconnaître, au-delà des critiques, un talent ! Bref, Gehry de Bilbao à Paris à Arles, ça discute ferme.
Mais revenons à notre histoire. Je travaille depuis quelques temps sur des sculptures d’espace-temps, sorte d’habitat praticable ouvert à petite échelle. Des sculptures qui ne sont pas juste destinées à être vues mais aussi à être vécues, qui invitent le corps à expérimenter l’espace dans le temps (qu’il fait et qui passe) et qui résonnent avec le contexte, l’environnement climatique.* Je les appelle des Haïku spatiaux.
Dans le cadre de ce projet, et par des chemins reliant poésie et architecture, j’ai été amené à rencontrer Natalie Seroussi, collectionneuse, marchande d’art et propriétaire de la villa Bloc à Meudon (Hauts-de-Seine). Elle m’a invité chez elle, un samedi d’hiver, et cette visite a pris la saveur d’une rencontre architecturale rare. Celles qui suscitent l’émotion, résonnent, inspirent !
André Bloc est un ingénieur français à l’initiative en 1930 de la création de la revue l’Architecture d’Aujourd’hui. Il était de son vivant principalement connu comme éditeur. Il a aussi produit des œuvres forts intéressantes entre sculpture et architecture. Cette partie de son travail reste trop peu reconnue en France, où il semble toujours difficile pour une même personne de porter plusieurs étiquettes. Je connaissais ces architectures-sculptures à travers les livres mais, en architecture, la rencontre avec l’image du projet est toujours différente de celle avec le projet lui-même. Cette dernière rencontre est la seule qui vaille. Elle entraîne déception ou exaltation.Là c’est l’exaltation, il y a dans ce jardin de la Villa Bloc, deux chefs-d’œuvre : les sculptures habitacles (1962-1964). Ces sculptures se parcourent. L’échelle est prodigieuse. Le vieillissement parfait. Elles ont été construites en béton projeté, comme toute une série de projets dans ces années-là (Pascal Hausërmann, Antti Lovag, etc.) et en briques.
Elles interrogent et produisent des espaces et effets tout à fait intéressants : antre, labyrinthe, observatoire, vertiges… Leur forme en rappelle d’autres, en a inspiré d’autres. Il est étonnant par exemple d’imaginer côte à côte la sculpture habitacle verticale (nommée la Tour) et la fondation Luma à Arles. La relation est évidente. En en discutant avec Natalie Seroussi, elle me raconte avoir rencontré Frank Gehry, il y a quelques années, et lui avoir naturellement proposé de visiter sa maison et les sculptures. La réponse de ce dernier : « mais je les connais très bien, je vivais à Meudon dans une chambre de bonne, route des gardes, à proximité et j’ai de loin assisté à leur construction ».
Et donc voilà, le jeune Gehry témoin de leur « instauration »…
La branche d’une ligne historique (ré)apparaît, évidente.
André Bloc est un inventeur, un père, entre autres, de Gehry, un des star-architecte internationaux vivant les plus connus… Ainsi à Paris il y a la fondation Louis Vuitton mais il y a aussi à quelques kilomètres seulement dans un jardin à Meudon, deux chefs-d’œuvre d’un artiste oublié à redécouvrir absolument ! Dans ce jardin devrait naître un pavillon, ce sera une petite serre construite par Lacaton et Vassal, commandée avant leur consécration et bientôt en chantier. Peut-être la proximité d’un bâtiment Pritzker invitera à redécouvrir ces sculptures habitacles, véritables clés d’un pan de l’histoire de l’architecture des XX et XXIe siècles.
Des chefs-d’œuvre malheureusement difficilement accessibles, puisque ce jardin des merveilles est privé, et parce que ces sculptures ne répondent pas à toutes les normes actuelles d’accessibilité au public. Elles restent praticables en de rares occasions comme lors des journées du patrimoine.
D’ici là, pour les plus impatients, je vous invite à voir ou revoir « Qui êtes-vous, Polly Maggoo ? », un film ovni de William Klein, autre source certaine d’inspiration pour tout architecte, et dont une scène de défilé de mode** se déroule justement dans l’antre de la sculpture blanche : Habitacle II.
Eric Cassar
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* Lire la chronique L’architecture est un instrument d’environnement
** https://www.youtube.com/watch?v=dS_aJN7c8ps