Alors que le mouvement de contestation se poursuit un peu partout dans l’Hexagone contre la réforme des retraites, les écoles d’architecture elles aussi ferment temporairement leurs portes. Que se passe-t-il dans les coulisses du blocus ? Chroniques est allé voir. Récit.
Direction la prestigieuse école Malaquais, en plein quartier de Saint-Germain-Des-Prés à Paris. Si des étudiants de l’école prennent part aux manifestations, ils s’organisent aussi au sein de leur établissement pour faire entendre leur colère. Et le manque de moyens ou le 49.3 n’est pas forcément ce qui les préoccupe le plus.
Chroniques est chaleureusement accueilli par Guénael, agent d’accueil de longue date au sein de l’école et très impliqué dans la vie universitaire. Il se plaint que les journalistes ne se pressent pas vraiment pour rencontrer les étudiants de Malaquais et écouter leurs revendications. « Vous arrivez au bon moment, ils sont en pleine AG ! ». Question de flair : le bureau des étudiants se rassemble généralement en début de semaine.
En m’accompagnant dans les allées de l’école des Beaux-Arts qui mène jusqu’aux bâtiments de l’Ensa, Guénael est loquace. Plutôt que le mouvement de contestation contre le 49.3, c’est un sujet encore plus préoccupant, selon lui, qui semble le tourmenter. « J’espère que vous allez en parler car ce n’est pas assez mis en avant dans les médias. On a un énorme problème de harcèlement au sein de l’école. On subit un véritable ‘mandarinat’ depuis des années avec certains professeurs qui se sentent tout puissants et prennent leurs étudiants pour des esclaves. Le harcèlement moral est très fréquent et les cas de harcèlement sexuel se multiplient. On a même eu un cas d’agression l’année dernière ».* Ambiance, ambiance. Où sommes-nous, sur la planète Zorg ?
Autre sujet de préoccupation selon lui, la valeur des diplômes qui se dégrade. « Techniquement aujourd’hui, on forme quasi exclusivement des assistants d’agence et non des architectes. Pour pouvoir signer ses plans, un étudiant qui a fini ses études doit faire une HMNOP (formation de l’Architecte diplômé d’État à l’Habilitation à l’exercice de la Maîtrise d’Œuvre en son nom Propre), à savoir une année supplémentaire à l’issue de laquelle il n’est même pas sûr d’avoir réellement le droit de construire ». La profession perdrait donc de son prestige.
Le grand hall de Malaquais ressemble à un village autosuffisant. Des enceintes crachent du Lee Scratch Perry, ça sent le Patchouli et le CBD. Ici et là des caddies, des palettes, des sacs de ciment, bref tout ce qu’il faut pour entretenir une sorte d’autel de la contestation où, en termes de couleurs, le rouge et le noir dominent. Je demande l’autorisation de prendre quelques photos. « Bah ouais, pas de soucis, même si c’est un peu le bordel là, je t’avoue. En même temps, ça a son charme on est d’accord ? ». Tu l’as dit frérot !
Nous arrivons au deuxième étage et poussons la porte d’une vaste salle où sont rassemblés une trentaine d’étudiants. Jean baskets pour les uns, caftan cravate pour d’autres, l’assemblée est jeune et hétéroclite. Tous, cela se sent, aiment leur domaine d’élection et semblent déterminés à devenir un jour architectes. Tous sont en troisième année maximum, les étudiants de Master étant autorisés à poursuivre les cours et préparer leurs examens.
Le calme et le sérieux qui règnent dans la salle contrastent avec l’ambiance Notre-Dame-Des-Landes du hall d’entrée. Ici, pas de raffut, la prise de parole se fait à tour de rôle et lorsqu’une idée ou une proposition rassemble, les élèves agitent les mains en l’air. « C’est pour montrer qu’on adhère à ce que dit un camarade mais sans faire de bruit, sinon on passerait notre temps à applaudir et on ne s’en sortirait plus », m’explique avec enthousiasme Anna, étudiante en deuxième année.
C’est d’ailleurs son tour de s’exprimer. Ce qui la déçoit, c’est le manque de liberté créatrice qui se fait sentir à partir du troisième semestre. « Si en S1 et S2, on nous donne la possibilité de dessiner et inventer en laissant parler notre énergie, à partir du S3, on nous formate à une seule technique avec énormément d’outils informatiques très difficiles à assimiler, ce qui pousse beaucoup d’étudiants à abandonner, c’est vraiment dommage ». Des mains s’agitent par dizaines.
Il est question également de la nécessité d’impliquer davantage les étudiants en ERASMUS dans le mouvement. « Ouais, mais y’en a plein qui comprennent à peine ce qui se passe, ils ne sont pas habitués à bloquer ». Pas faux… “The French know how to protest”, certes. Mais mettez un Finlandais au milieu de tout ce joyeux bazar, il risque d’être un peu perdu.
Des professeurs sont également présents. L’un d’eux, Arnaud Bical, se lance dans une proposition pour le moins originale. Selon lui la protestation, quand elle se tient uniquement au sein de l’école « qui de toute façon est fermée et dont personne ne voit l’intérieur », quand bien même cette dernière ressemble à une Z.A.D, n’est pas suffisante. « Pourquoi ne pas distribuer des tracts devant l’école, interpeller les passants, les chauffeurs de taxi, les éboueurs, demander à tous ces gens comment ils vivent la crise du logement. Et puis c’est quoi le logement d’un éboueur ? Qu’en sait-on ? C’est la fin de la trêve hivernale, pourquoi ne pas inviter le D.A.L (Association Droit au Logement qui milite contre les expulsions et les logements insalubres) pour en parler avec eux ? Parce que tous ces gens sont concernés par l’architecture ! Il s’agirait de poser un regard d’architecte sur les problèmes concrets tels que les inégalités de logement ».
Et de rappeler que, légalement, « l’architecture est au service de la société ». Toutes les mains sans exception s’agitent dans les airs. C’est assez drôle à voir, une assemblée qui applaudit en silence. Nous sommes à des années-lumière du vacarme de la rue !
« L’année dernière, les Beaux-Arts avaient bloqué la rue Bonaparte et organisé un cours de dessin de nue en pleine rue, c’était du lourd ça ! ».
« Ouais, mais bon, en cinq minutes les flics les ont dégagés ». L’assemblée ricane joyeusement.
Le manque de place est aussi au cœur du débat. « Rendez-vous compte, nous disposons de 2,7 m² par étudiant pour stocker nos maquettes. On en demande 4, pas la lune ! », s’insurge une étudiante en troisième année. « Nous payons nous-mêmes l’impression de nos maquettes, ce n’est plus gérable financièrement ! », poursuit son acolyte en sweat à capuche.
Enfin, Perrine, une étudiante en troisième année de médecine qui est venue d’Angers assister à la réunion s’enthousiasme du sérieux de cette dernière. « Surtout, restez soudés, ce que vous faites ici, je trouve ça génial. Si nous, nous sauvons des vies entre guillemets, vous, vous faites en sorte que les gens puissent avoir un endroit où vivre. On a autant besoin d’architectes que de médecins ».
Sa remarque quelque peu naïve déclenche cette fois un tonnerre d’applaudissements. Ah, on s’encanaille un peu quand même ! À se demander si cette AG d’étudiants en architecture n’était pas un peu trop sage.
En sortant, je vois des étudiants qui se dorent la pilule au soleil, l’air insouciant, malgré le vent glacial. Ce n’est certainement pas ici que les C.R.S viendront gazer du jeune architecte.
Kyrill Kotikov
* Droit de réponse (18/04/2023) – Jean-Baptiste Froment, directeur de l’ENSA Paris Malaquais, souhaite apporter la précision suivante :
« A Paris-Malaquais, la question des violences et harcèlements sexistes et sexuels est prise extrêmement au sérieux. Depuis mon arrivée à la tête de l’établissement, nous avons mis en place une politique de tolérance dans ce domaine. Toute l’équipe de l’administration est extrêmement mobilisée sur le sujet et aucun signalement ne reste sans réponse. Nous menons régulièrement des campagnes de sensibilisation auprès des étudiants, des enseignants, comme des administratifs. Trois cellules de signalement sont désormais à la disposition des étudiants : celle hébergée par l’école elle-même, celle de l’université PSL, celle du ministère de la culture. Tout fait grave porté à notre connaissance fait naturellement l’objet, dans le respect des normes et des procédures applicables, des sanctions appropriées. Au-delà, nous avons mené une campagne de sensibilisation auprès de l’ensemble de la communauté de l’école. Ici comme ailleurs, changer les mentalités et les pratiques prend du temps et il reste naturellement beaucoup à faire : mais il n’est pas exact de laisser penser qu’il règnerait dans l’école un climat de permissivité en matière de violences sexistes ou sexuelles. C’est tout le contraire ».