Au fond de l’agence de Jacques Ferrier, dans le XIIIe arrondissement de Paris, cachée par des étagères, il y a une longue table blanche vide de tout objet. Désertée. Tout autour, des chaises multicolores, seule touche de fantaisie, semblent incongrues dans un espace par ailleurs blanc et immaculé. Rencontre (en juin 2004).
«Le calvinisme n’est pas mon genre», dit Jacques Ferrier, «mais c’est dans un cadre épuré, sobre, que l’on peut s’approprier l’espace ; c’est la personne qui compte». Ingénieur (Ecole Centrale de Paris) et architecte adepte de «l’esthétique de l’efficacité» et de la «stratégie du disponible», à moins que ce ne soit l’inverse, Jacques Ferrier ne porte pas son humanisme en bandoulière. Preuve de sa sincérité sans doute mais surtout source de malentendus. Une gestion de paradoxes qu’il semble maîtriser parfaitement.
L’ouvrage intitulé La poésie des choses utiles qu’il signe et que vient de publier l’éditeur suisse Birkhauser traduit parfaitement l’ambivalence d’une démarche qui n’en reste pas moins cohérente. A partir d’un voyage en train, Jacques Ferrier s’étonne, avec une émotion non feinte, de la permanence d’ouvrages sans architecture (hangars, entrepôts, usines, etc.), «alors que ça et là des constructions criardes et démodées rappellent ce que fut l’architecture convenable d’il y a dix ou vingt ans», écrit-il.
Premier paradoxe donc, l’hommage d’un architecte à des bâtiments conçus sans architecte. «Des ouvrages savants, remarqués, dans l’air du temps et conçus avec les meilleures intentions du monde sont, 20 ans plus tard, tombés en obsolescence au niveau de la forme car ils n’ont plus de légitimité fonctionnelle ; ils ne servent à rien. A l’inverse, des bâtiments sans architecture, hangars d’après-guerre, fermes, entrepôts, se patinent au fil du temps, se transforment. La cohérence avec l’environnement naît d’elle-même au fur et à mesure car ils servent à quelque chose. Leur durabilité dans le temps permet d’installer cette architecture de façon sereine dans la ville ou le paysage. C’est ça que j’aimerais retrouver dans mon travail, tirer vers la frontière de l’architecture, là où elle se rapproche naturellement de ces édifices», dit-il. Une démarche illustrée notamment avec le défi, assumé, de repenser le «concept» des maisons Phénix.
Jacques Ferrier se défend pourtant de l’étiquette «fonctionnaliste» car, dit-il, ses bâtiments partent d’une stratégie d’utilité ET de beauté. Autrement dit, son travail n’est qu’en apparence dominé par la raison puisque l’émotion, moins visible, y est aussi importante. Mais il s’agit d’une émotion intime, nichée dans l’ambition qu’il s’impose pour chaque projet. «Je suis un peu maso, j’ai un côté très immodeste», dit-il. «Je ne suis pas séduit par la liberté qu’on se donne a priori, elle est gratuite, un peu vaine».
La liberté conceptuelle, artistique, que s’arroge l’architecte ne permet pas en effet, selon lui, de vraiment aborder le sujet. L’ouvrage ainsi conçu peut être élégant ou l’oeuvre d’un architecte talentueux mais, selon lui, sans aucune influence sur la réalité. «Quand on pose le projet comme une proposition critique sur l’usage, on tombe immanquablement sur toutes les contraintes. Et ce n’est qu’après avoir traversé toutes ces épreuves (coûts, délais, demandes contradictoires du maître d’ouvrage ou des usagers, etc.) que l’on peut émerger avec la formalisation de l’idée, et alors, quelle satisfaction !»
L’un des exemples probants de cette démarche est sans conteste l’immeuble de bureaux construit pour la RATP. Le bâtiment, de l’aveu même de Jacques Ferrier, n’est pas «glamour». Ce qui est remarquable en revanche, ce sont ces balcons périphériques et ces bureaux équipés de portes-fenêtres sur un système constructif – dalles béton – d’une simplicité confondante.
Le bâtiment s’intègre ainsi dans un quartier mêlant immeubles de bureaux et d’habitations mais les raisons qui ont abouties à ces choix sont plus triviales. «Le soir, le week-end, quand les bureaux sont vides, ce bâtiment offre une figure ambiguë, ce n’est pas une masse posée là dans le quartier. Quant aux balcons, ils ouvrent la perspective, ils permettent de pouvoir nettoyer les vitres et faire ainsi des économies d’entretien, ils permettent enfin aux fumeurs de pouvoir griller leur cigarette sans avoir à descendre», explique-t-il.
Ainsi l’architecte a consciemment plié sa créativité au regard «naïf» des habitants du quartier, aux soucis d’entretien du maître d’ouvrage, à la qualité de vie des fumeurs. C’est dans cette volonté là que résident l’émotion et l’humanisme de Jacques Ferrier. «Je n’aime pas les architectes qui gesticulent», dit-il. Son humanisme à lui est dur, exigeant, rigoureux comme un hiver mérité. N’être «pas calviniste», n’est-ce pas l’être déjà suffisamment ?
«L’utilité et la simplicité devraient être des idées partageables», dit-il. Rien n’est moins sûr. Parce que le plus difficile pour l’ego de l’architecte est de s’interdire l’inutile plaisant, l’évidence de la simplicité, chez Ferrier, est clinique. Et sa faculté à ne pas aborder les programmes par l’angle souhaité par les maîtres d’ouvrages est souvent source de malentendu.
Ainsi, pour avoir rendu hommage à l’architecture industrielle du Nord, avec les deux «maisons» du collège Louis Jouvet, Jacques Ferrier a entendu le maître d’ouvrage crier à «l’escroquerie». D’autant plus quand il a conçu un trou dans le préau, «puisque la sauvegarde des arbres existants faisait consensus». Lors de l’inauguration le maître d’ouvrage, gêné aux entournures, a donc parlé de ‘manifeste’, exactement l’opposé de ce que l’architecte avait envisagé en tentant justement de s’effacer derrière une architecture vernaculaire.
La gare R.E.R., «archétypale», qu’il avait proposé pour la ville nouvelle de Serris-Montévrain est une autre illustration de ce paradoxe. Selon lui, son projet de gare conçu avec une ferme classique permettait une identification forte dans un bâtiment public et central. En effet, comment mieux ancrer dans l’Histoire une ville créée ex nihilo qu’en la dotant d’une gare parfaitement lisible dans un contexte de ville nouvelle qui la rendait ainsi remarquable ? Ce ne fut pas l’avis de la RATP qui «ne pouvait prendre le risque d’un projet ‘qui ressemble à une gare’». Comment faire comprendre à ses interlocuteurs, prompts à confondre architecte et artiste contemporain, que Jacques Ferrier tire sa plus grande satisfaction à offrir des ouvrages «tellement simples qu’on a l’impression que c’est sorti d’une boîte de construction» ?
Sa passion, quasi sensuelle, pour les matériaux de catalogue est un autre paradoxe pour cet ingénieur qui ne cache pas son goût pour la technique et qui a fait ses classes chez l’architecte anglais Norman Foster. Quand d’aucun porterait une telle filiation comme un blason, Jacques Ferrier se défend de tout rapprochement. «La technique mise en exergue par Foster n’est pas une logique mais une idéologie. Même si tel nouveau matériau est formidable pour l’aviation, il ne l’est pas forcément pour l’architecture, d’autant qu’un bâtiment ne vole pas». Et d’ironiser sur les ersatz de l’œuvre du maître, «les versions dégradées par manque de moyens».
«Plutôt que de dépenser l’énergie à faire ou réinventer, autant prendre ce qui existe sur catalogue et mettre ces matériaux en scène de façon personnelle sans renoncer à la technique», explique-t-il. Là encore il n’est pas question que de raison. «Je suis tombé amoureux de cette franchise, de cette brutalité des matériaux et c’est avec eux que j’ai fini par trouver une esthétique qui me convient».
Avec pour ambition finale que ses bâtiments soient tellement «utiles» qu’ils puissent un jour être utilisés pour des usages non prévus au départ, que leur légitimité fonctionnelle perdure au-delà même des intentions de son concepteur, comme ces hôpitaux de siècles passés qui vivent encore sous forme de musée ou autre. L’aspiration de Jacques Ferrier à créer des bâtiments «vivants» en fait une sorte de démiurge de l’architecture, dans sa définition platonicienne, c’est-à-dire le nom donné au «Dieu organisateur qui créa le monde à partir de la matière préexistante».
«Quand le public, qui ne connaît pas l’architecture, peut par analogie reconstituer tout de suite la façon dont un ouvrage a été conçu, il le comprend car il n’y a aucun mystère. Pourtant cet ouvrage donne de l’émerveillement. C’est cet émerveillement qui est mystérieux», conclut Jacques Ferrier.
Les chaises multicolores dans un décor immaculé ont donc un sens.
Christophe Leray
Cet article est parue en première publication sur CyberArchi le 1 juin 2004