En septembre 2022, à Gurgaon, en Inde, Paul Le Quernec a livré, pour Surpal Education LLP maître d’ouvrage, « Au grand air », une crèche et école française. Surface : 2 300 m². Coût : N.C.. Communiqué.
L’histoire du projet
Avant même de regarder le projet, la plupart des gens me demandent : « Mais comment vous êtes-vous retrouvé à faire un projet en Inde ? ». La réponse est si invraisemblable que j’hésite parfois à dire la vérité, non pas pour l’enjoliver mais plutôt pour la rendre plus crédible car la véritable histoire est la suivante.
Un jour de décembre 2015, alors que l’agence traversait une période pour le moins critique, en pleine pause-déjeuner, le téléphone sonne. À l’autre bout du fil, un homme très enthousiaste demande, dans un anglais teinté d’un fort accent indien, à me parler dans le cadre d’un projet de crèches en Inde. Indisponible sur l’instant, l’appel ne m’a pas été transmis. Nous avons préféré considérer ce coup de téléphone comme un canular et l’oublier. Fort heureusement, l’homme a récidivé le surlendemain. Nous sommes alors convenus d’un rendez-vous et nous sommes rencontrés pour la première fois à Paris le 1er janvier 2016 où nous avons passé six heures ensemble, à parler de tout et de rien, mais aussi de son projet.
Monsieur Aditya avait pour ambition de construire des crèches et des écoles maternelles dignes des meilleurs standards européens, français plus particulièrement. C’est pourquoi il partit à la rencontre de quelques architectes de son choix, jusqu’à ce que ce dernier s’arrête sur notre agence.
Le 25 janvier, je pris l’avion pour la première fois en direction de l’Inde. Tout était à faire, nous sommes partis de rien dans la mesure où même le terrain n’était pas défini. Ce projet relevait donc de l’aventure dans tous les sens du terme. Je dois avouer que je suis arrivé là-bas avec un a priori totalement infondé, celui consistant à croire que l’Inde serait plus permissive en termes de réglementations urbaines et constructives. J’ai vite découvert que la France, déjà bien chargée en normes de toutes sortes, n’a rien à envier à l’Inde, nous y reviendrons.
Le plan très singulier de ce bâtiment, en forme de marteau arrondi, est une conséquence directe des contraintes urbanistiques locales. Pour parler du projet, celui-ci se pose comme une contestation espiègle de son contexte.
Situé à Gurgaon, ville nouvelle jouxtant New Delhi, le projet se trouve à la fois en bordure d’un quartier résidentiel de haut standing, et à la lisière de terrains vagues. Bien que d’une hauteur d’une quinzaine de mètres, celui-ci paraît haut depuis le sol, il reste pourtant minuscule à côté des immeubles d’habitation de 30 étages. Le paysage est déjà un contraste à lui seul, entre prairies desséchées et immeubles écrasants. Le concept fut donc le suivant : faire de la crèche « l’enfant urbain du quartier ».
L’ambition fut de concevoir un édifice qui viendrait perturber positivement la rigueur des tours dont le sérieux confine à l’ennui. Le nouveau bâtiment serait infiniment plus petit, mais nous voulions que ce dernier soit capable d’animer le quartier comme un enfant illumine un foyer. Compte tenu de la stupéfiante monochromie des constructions environnantes, recourir à la couleur à outrance fut davantage un réflexe qu’une tentation, dans tous les cas une évidence. Pourtant, nous sommes les premiers à réfuter l’association enfants/couleurs vives. Ici à vrai dire, la couleur s’offre au quartier plus qu’aux enfants, comme en témoigne la sobriété chromatique des intérieurs.
Notre problématique fut donc de trouver un usage subtil de couleurs qui ne le sont pas. Pour cela nous avons combiné deux choses : le gris, qui est une association à parts égales des trois couleurs primaires et le relief, qui permet de modifier l’aspect en fonction du point de vue.
C’est ainsi que nous avons mis au point un bardage en « peau d’ananas » composé de petites pyramides à trois faces, alternant les trois couleurs primaires cyan, magenta, jaune avec les trois couleurs secondaires orange, vert, violet. Elles sont disposées de sorte que les couleurs complémentaires se jouxtent.
Ainsi, du point de vue physique, la façade n’est qu’une vibrante décomposition du gris. Son relief cependant favorise, selon le point de vue, les facettes de teintes chaudes ou de teintes froides. C’est pourquoi la façade n’a pas deux fois la même couleur. Depuis la rue, vous la verrez bleue ou orange, depuis les derniers étages des immeubles voisins vous la verrez verte ou jaune… De jour comme de nuit, ce bâtiment exprime la joie et la vie des enfants qui l’habitent.
« Au grand air »
Parmi les nombreuses curiosités émaillant cette commande, figure celle de trouver officiellement un nom pour ce qui a vocation à devenir une chaîne d’établissements, une marque. Jamais une commande ne s’est révélée aussi protéiforme que celle-ci ! Pour l’anecdote, mon client souhaitait un nom qui évoque la France sans équivoque, en me citant à titre d’exemple le nom « Champs-Élysées » avec l’accent indien, ce à quoi j’ai rétorqué que le nom est déjà pris et qu’en France il désigne une boîte de chocolats bon marché.
« Au Grand Air ». Ces mots innocents, presque insignifiants chez nous, pour ne pas dire « gnangnan », prennent une tout autre dimension là-bas. En effet, New Delhi est officiellement devenue la ville la plus polluée du monde (avec Lahore et Bombay). L’idée subliminale est donc d’emmener ses enfants au grand air plutôt qu’à la crèche. La publicité n’en est pas mensongère pour autant puisque cette crèche est équipée de puissants filtres à air et des écrans indiquent à l’entrée du bâtiment la qualité de l’air intérieure et extérieure en temps réel.
L’architecture s’immisce jusque dans la conception du nom dans la mesure où elle associe le beau à l’utile.
Tel est pris qui croyait prendre !
En démarrant le projet, ignorant et pétri de préjugés, j’imaginais que les contraintes réglementaires et les lourdeurs administratives étaient un mal typiquement français et qu’en Inde j’aurai la chance de pouvoir laisser galoper mon imagination avec le ciel et l’horizon pour seules limites. En réalité, chaque projet de construction dépend de trois règlements imbriqués : le national, le régional, et le local, lesquels sont occasionnellement contradictoires.
Pour les crèches, dans les quartiers résidentiels, la surface du terrain est prédéfinie et mesure 810 m², quelle que soit sa forme. Dans notre cas, eu égard à la taille du quartier résidentiel, c’est sur deux parcelles dédiées et mitoyennes que nous avons construit. L’une des deux était d’un périmètre aussi innommable qu’inexploitable. Le bon sens nous a amené à fusionner les parcelles pour en faire une plus grande (qui n’aurait jamais mesuré que 16 ares) afin de construire un bâtiment plus libre, jusqu’à ce que les autorités nous en empêchent…
Le règlement c’est le règlement
Moralité, nous avons dû jouer des illusions et concevoir, en désespoir de cause, deux bâtiments siamois donnant l’impression d’un seul. Une fois les règles de prospects déduites, ce sont deux emprises d’à peine 250 m² qui nous restent, en R+3 fort heureusement. Là où l’ubuesque nous rattrape encore c’est que le règlement, encore le règlement, impose deux cages d’escalier de 150 cm de passage libre par bâtiment, auxquelles il convient naturellement d’ajouter encore un ascenseur.
Sur 500 m² cumulés par niveau, nous sommes donc contraints d’avoir quatre cages d’escalier et deux ascenseurs. Les organes de circulations verticales consomment à eux seuls 100 m², soit 20% de l’emprise. Ce ne sont que quelques exemples parmi une longue liste. La conclusion est que mes a priori ont bien été battus en brèche. L’herbe n’est pas plus verte ailleurs, elle est plus loin, c’est tout.
Point de liberté sans obstacles
Les contraintes étaient donc nombreuses, c’est un fait. Mais quid des enfants ? En quoi sont-ils concernés ? Oserait-on leur expliquer que leur crèche ou leur école n’est ni belle ni agréable à cause des règlements ? Non. Pour les enfants on s’arrangera toujours pour les émerveiller, quoiqu’il en coûte. La forme absurde du bâtiment est dictée par les prospects ? Qu’à cela ne tienne, cela nous empêchera de faire des salles rectangulaires classiques ! Les escaliers sont sans fantaisie ? Nous les ferons entièrement dorés ! Les murs sont tristes ? Nous ferons des trous dedans pour découvrir que des poissons y vivent ! Bref, tout a été pensé sous l’angle de l’enchantement afin d’associer dans l’esprit des enfants l’idée de l’éducation à celle de l’épanouissement.
Aujourd’hui l’établissement est en service, il est dirigé par un directeur français issu de l’éducation nationale, il se remplit progressivement d’enfants indiens et/ou étrangers de parents expatriés, et d’ici un an rejoindra officiellement le réseau des établissements de l’AEFE (Agence pour l’Enseignement Français à l’Étranger).