La ruine, une image complexe, attirante et inquiétante. La ruine fascine, elle serait l’avenir de l’architecture. À croire que l’architecture est sans avenir.
Nous sommes aujourd’hui face à un regain d’intérêt pour les ruines, est-ce l’indice d’un désespoir ?
Un château vient d’être relevé de ses ruines, pendant que nos villes, et plus encore, menacent de tomber en ruines.
Un champ de ruines
Le 11 septembre 2001, nous regardions, sidérés, les tours jumelles de New York s’effondrer et laisser place à de la poussière, puis il y a eu Kiev, Beyrouth, Gaza, les tremblements de terre en Turquie, en Syrie… pour ne citer que quelques écroulements.
Les images de ruines apparaissent sur tous nos écrans, des images insupportables, épouvantables pour certains, fascinantes pour d’autres parce qu’incroyables, surtout pour les architectes dont l’objet de préoccupation est la construction. Si les visions s’éloignent et l’horreur s’estompe, une certaine forme de beauté semble apparaître dans les tirages photographiques qui tiennent lieu de souvenirs de ces catastrophes.
Sans ses ruines, Rome ne serait pas Rome. En Italie, les boutiques de souvenirs proposent des petits livrets sur les monuments historiques : une photo en couleur de l’édifice en ruines sur laquelle se superpose un rhodoïd avec la partie manquante. Le visiteur peut ainsi imaginer ce qu’était l’intégralité du forum de Trajan, celle de la villa d’Hadrien ou celle du Colisée.
Qu’est-ce que l’architecture quand tout autour le monde est en ruines ?
Et qu’est-ce que la ruine dans l’architecture ?
Dans notre monde relativiste qui nivelle tout, supprimer les ruines d’un bâtiment, c’est oublier de donner du sens. C’est pour moi le signe d’un manque de confiance dans ce qui pourrait être édifié avec sa part d’étrangeté. Dans son livre Beau comme l’antique, Jacques Gaillard fait l’hypothèse que la beauté est dans la part de rêve que la partie manquante permet d’imaginer, ou son appropriation possible, donc le « rhodoïd » que chacun pourrait se projeter. Il est vrai que la modernité ne laisse pas de place à l’ouverture, l’œuvre totale est fermée et totalitaire par nature.
De son côté, André Malraux attribue une part de la beauté de la Marie-Madeleine de Donatello à l’impression d’inachèvement, voire à la dégradation du temps qui laisse une place à l’imagination.
Devons-nous continuer de relever nos ruines, et si oui lesquelles ?
Véritable travail de Sisyphe, éternel recommencement, l’architecte contemporain le sait, il construit pour une éternité de plus en plus courte.
Pas besoin de beaucoup d’imagination pour envisager l’ampleur d’un chantier !
Nos belles villes sont entourées de territoires désorientés, chaotiques, véritables champs de ruines, étonnants car ne ressemblant à rien de connu jusque-là. C’est l’occasion d’inventer les « Rhodoïds en couleurs », si chers aux Italiens, une façon de se projeter ensemble dans une ville désirable.
Mais l’histoire bégaie
Les ruines sont les témoins d’une époque. L’idée ne viendrait à personne de reconstruire la Tour de Babel ou d’envisager la reconstruction du Temple à Jérusalem. L’histoire est là pour produire ses strates, ses couches successives, et laisser les traces, les imperfections, les inachèvements. S’il existe des monuments historiques que le temps dégrade, il y a aussi la ruine métaphorique, celle qui a fait, après la table rase, le soubassement d’un postmodernisme architectural en quête d’une nouvelle orientation. Si la ruine a été une métaphore postmoderne largement utilisée, c’était pour signifier qu’une architecture sans culture serait la ruine de l’âme.
Le nouvel intérêt pour le patrimoine ne doit pas devenir un refuge, le support de nos angoisses. Nous sommes entourés de ruines causées par les grandes catastrophes climatiques, les tremblements de terre, les guerres. Certains professionnels sont même à l’affût de la reconstruction, ce n’est pas nouveau. Après l’incendie du Drugstore des Champs-Élysées et de l’immeuble Publicis, Pierre Dufau avait demandé, dans la nuit, à son équipe de préparer le permis de construire. L’Ukraine, comme Gaza, va être à reconstruire, les conflits ne sont pas encore terminés, les ruines sont encore chaudes mais déjà les offres de service fleurissent.
La ruine aurait quelque chose d’insupportable, un peu comme la mort dans la société contemporaine, il faudrait l’effacer au plus vite. Notre-Dame de Paris ne gardera aucun souvenir symbolique du drame récent, pourtant l’histoire est une accumulation, un socle fragilisé par le refus de voir le réel. La résignation semble être le début de la ruine.
Est-ce toujours raisonnable de relever un château de ses ruines ?
La bonne architecture, disait Reyner Banham, est celle qui peut avoir des usages successifs différents. Nous aurions tout lieu de nous féliciter de la nouvelle vie et de la nouvelle affectation du château de Villers-Cotterêts, un geste magnifique, une attention portée à l’histoire. Mais l’histoire est aussi une accumulation, des traces, des déchirures, ce n’est pas juste un toilettage insipide.
Que peut donc ce château pour la langue qui se ruine ?
Pas grand-chose sur le plan symbolique, si ce n’est dire que la langue est en ruine et qu’il faut la relever, sans vraiment savoir comment.
L’architecte s’interroge sur ce qu’aurait pu être un projet contemporain, nécessairement métaphorique, poétique, qui eut été non seulement le prolongement, l’aile manquante de la ruine, mais qui aurait marqué la volonté de garder et de donner à la langue toute sa richesse, toute sa diversité, toute sa capacité à échanger. Cela aurait été un monument vivant. Restituer une ruine avec une grande verrière est bien peu de chose face à l’enjeu majeur : relever une ruine pour la rendre plus belle, pour qu’elle porte une dynamique, un espoir, une leçon de langage. C’était ambitieux mais il aurait fallu oser bousculer les habitudes, oser dire : ce château est « moche et maladroit », nous voulons en faire une merveille. Ce n’est pas le cas !
La langue évolue, s’enrichit. Comme l’architecture, elle a une dimension géologique, elle se stratifie, elle se construit et se « déconstruit », elle reste ouverte et solide sur ses fondamentaux. À croire que la confiance dans l’architecture s’est réduite au point que seule la ruine est aujourd’hui susceptible de relever le défi, pouvoir dire qu’une civilisation est d’abord une langue et l’architecture son langage. La relation entre l’inachèvement, la ruine et le chantier, c’est l’espoir… L’architecte doit faire du projet une transcription architecturale, l’évolution de la stratification, le symbole de la métamorphose d’un lieu.
Comme l’œuvre inachevée, la ruine suscite le rêve, elle laisse prise au prolongement, à la dérive poétique. C’est le cas de l’abbaye de Jumièges… celle de Montmajour, du château de Lacoste qui s’ouvre sur le ciel et dont les ruines surplombent le paysage. Ce sont des ruines merveilleuses.
Doit-on pour autant relever un monument en ruines au risque d’être terriblement déçu ? Fallait-il consacrer un tel budget pour relever un château oublié ? Faut-il ou non relever les ruines pour leur garder toutes leurs dimensions symboliques ? Viollet-Le-Duc n’a pas hésité à relever Pierrefonds, Notre-Dame de Paris et d’autres merveilles mais il n’a pas jugé utile de porter son attention sur ce château.
Nous devons vivre avec nos ruines comme nous devons vivre avec nos morts, le monde moderne n’accepte ni les uns ni les autres. Une ruine a toujours une part de beauté, même si l’édifice lui-même n’a pas l’élégance que l’on aurait pu souhaiter. La ruine a quelque chose de confortable à réhabiliter mais il faut un peu de courage pour ne pas se ridiculiser !
Si la question m’était posée sur le choix d’une ruine à relever, je répondrais sans hésiter : la ville
Nous avons sous nos yeux une ruine en devenir, celle de nos périphéries urbaines. Le plus beau chantier d’un mandat présidentiel aurait été de remettre la ville au centre des débats avec une perspective, celle de redonner une urbanité à ce territoire désorienté. Un défi à relever, engager une réflexion avant qu’il ne soit trop tard.
Nos centres-villes sont entourés « de ruines à venir » que l’on dit moches. Ordinairement, ce sont les centres-villes qui dépérissent, qui se ruinent, et la périphérie qui s’enrichit de beaux quartiers mais l’accélération technologique a modifié notre besoin d’espace et la ville s’est diluée, elle s’est perdue.
Comment remonter ces ruines, celles d’un urbanisme qui a oublié la « notion de projet » ?
Dans les années soixante, le Général de Gaulle voulait déjà mettre de l’ordre dans le chaos des périphéries et ce n’était alors pas encore grand-chose. Proposer les villes nouvelles était une solution de facilité qui a très vite montré son inefficacité face à la réalité du problème.
Les ruines sont partout. Les étudiants en architecture commencent souvent leurs études par un voyage initiatique à Athènes, à Delphes, Olympie, Agrigente ou Sélinonte, de Chichen Itza au Machu Pichu. En France, les ruines des châteaux Cathares, devenues prolongement de la nature, telles des sentinelles entre terre et ciel, continuent de défier le temps.
Dans les années 70, le groupe d’architectes américains, Site, transformait les centres commerciaux en ruines pour les rendre moins rutilants et plus attractifs. Il faudra beaucoup de courage pour arrêter ce bricolage, cette dérive d’un urbanisme qui a perdu de vue le sens du projet et d’un possible vivre ensemble.
Les spécificités de la ville européenne énoncées par Max Weber « le rempart, le marché, la démocratie » ont été bafouées. C’est la raison de sa ruine.
Nous sommes le dos au mur, cela va prendre du temps, trente ans si on s’y met tout de suite, pour que l’urbanisme de projet renaisse de ses cendres. La nature, la diversité, le bien commun doivent retrouver la place qu’ils n’auraient jamais dû céder. Si je ne crois pas que l’architecture soit criminogène, je pense que la conception (promue par l’idéologie du milieu du XXe siècle), d’un espace continu, a eu pour conséquence la mise en ruines de l’urbanisme et la disparition du bien commun.
Relever la ville de ses ruines à venir c’est être clairvoyant, ce n’est pas supprimer la circulation du centre en abandonnant la périphérie, c’est au contraire la périphérie qui doit faire l’objet d’un plan national, avec des projets différents en chaque lieu. Pas de modèle unique, mais une perspective de diversité, véritable chemin de l’écologie et de la démarche bioclimatique. Mettre le bien public en première ligne n’est pas seulement un projet de voirie, c’est projeter la ville à venir de façon claire, ne pas se perdre dans des utopies pour éviter les ruines futures. Le réchauffement climatique ne doit pas être un prétexte pour noyer l’architecture et la faire disparaître.
La ruine qui menace est donc celle de l’architecture
L’architecture s’écroule lentement et nous ne le voyons pas !
« L’architecture c’est ce qui fait de belles ruines »
Cette belle définition d’Auguste Perret je l’ai découverte jeune, entre une ville en ruines et une ville en chantier. Aujourd’hui, l’essentiel de ce que nous aurons à construire se fera sur des ruines réelles ou en devenir.
L’intérêt des architectes pour la ruine a quelque chose de prémonitoire : éviter l’effondrement des édifices. Les inondations, les tornades, les tsunamis comme les tremblements de terre nous renvoient des images catastrophiques, bien plus effrayantes qu’attrayantes. Est-ce une raison pour figurer un avenir désespéré ? On pourrait le croire en regardant, à l’est de Paris, ces deux tours qui tremblent. Vont-elles finir par dégager l’horizon ? Nous connaissions la tour penchée de Pise mais nous, nous en avons deux. L’architecture, qui se met en danger en n’étant que technique, aurait une chance d’être en ruines avant l’heure et Auguste Perret ou Claude Parent pourrait bien jubiler !
À défaut de plans inclinés, inclinons le bâtiment !
La postmodernité avait un avenir, celui de devenir métaphorique. La poétique de la ruine ne doit pas nous empêcher aujourd’hui de nous poser encore une fois la question du sens et faire la place à la culture, à la ville, à la nature et considérer les techniques comme les outils, les matériaux, les moyens de réalisation des projets.
À l’instar de l’idiot qui voit l’index et ne s’intéresse pas à la lune que lui désigne le sage, notre aveuglement nous empêche de voir ce qui se passe sous nos yeux. L’architecture s’apprend à partir des ruines parce qu’elles ont une part de rêve, de poésie que l’architecture contemporaine a oubliée et qu’il faut remettre en avant. Il n’y a rien de plus proche du chantier que la ruine, l’œuvre inachevée, l’œuvre ouverte chère à Umberto Ecco. L’avenir de l’architecture est dans cette ouverture alors que partout on ne voit que des cénotaphes bien finis.
Toute construction doit porter son ouverture, son inachèvement, mais la modernité l’a oublié en transformant tout en objet, en rendant la ville impossible et l’architecture insipide.
« Science sans conscience n’est que ruine de l’âme ». Rabelais
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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