Les comptes sont trompeurs. Une forme de magie, une fabrique à illusions. Les mesures prises par le Gouvernement pour faire face à la crise agricole en sont une bonne illustration. Abandon des ambitions environnementales, pour augmenter le revenu des agriculteurs.
La production donne lieu à rémunération, à échanges monétaires, elle entre dans les comptes. Sa valeur est visible et mesurée, elle contribue à la croissance, au PIB. Les effets « collatéraux » comme la dégradation des sols et de la ressource en eau sont oubliés. La protection, le maintien de l’environnement et de l’outil de travail, dont bénéficient l’exploitant et la collectivité, n’entrent pas dans les comptes. Leur valeur est invisible, même si nous savons que les services gratuits procurés par la nature représentent plusieurs fois le PIB officiel.
La magie des comptes combinée à l’opposition artificielle « production vs protection » conduit ainsi à des solutions à la Pyrrhus, dont le bilan réel restera inconnu. La vraie production de l’agriculture devrait intégrer la gestion du vivant, des cycles du carbone, de l’azote et du phosphore, le paysage et le régime des eaux. C’est l’ensemble de cette production qui donne à l’agriculture son intensité, et pas uniquement les produits marchands. C’est sur cette base que la rémunération des paysans doit être calculée.
Ce n’est hélas pas le cas. Faisons simple, dépensons sans compter ce qui ne se compte pas. En matière d’immobilier, il est question d’alléger les exigences du ZAN, zéro artificialisation nette, ce qui ne coûte rien, pour relancer le marché de la maison individuelle. Pourquoi pas, le ZAN n’est pas exempt de défauts, mais la méthode employée en dit long sur la valeur que les pouvoirs publics accordent à la nature.
La règle d’or avait déjà, en son temps, suscité le débat. Equilibrer les comptes, oui, mais quels comptes ? Nous le savons bien, beaucoup d’aspects de nos vies ne se traduisent pas en termes monétaires. L’observatoire de l’immatériel (1) l’a mis en évidence pour les entreprises. La fidélité des clients, l’engagement du personnel, la qualité du management et bien d’autres facteurs sont essentiels pour la bonne santé de l’entreprise mais n’entrent pas pour autant dans les comptes.
Il y a aussi ce que l’on appelle les externalités, les effets des produits sur l’environnement, et bien sûr la qualité du produit, pour le consommateur ou l’usager, qui ont du mal à s’intégrer dans les comptes.
L’occultation de ce qui n’est pas comptabilisé se retrouve dans tous les domaines de la vie quotidienne, comme l’alimentation et l’habitat. La qualité d’un quartier, d’un logement ou d’un immeuble de bureau est le fruit d’une volonté particulière, d’un savoir-faire, d’un investissement sur la manière dont la vie s’y inscrira, celle des humains, et celles des mondes végétal et animal, avec toutes les interactions que vous pouvez imaginer. Mais la qualité est-elle valorisée ? La collectivité reconnaît-elle l’effort consenti pour satisfaire une ambition environnementale significative ?
Une remarque liminaire s’impose. L’observation de nombreuses réalisations casse l’idée que la qualité représente fatalement un surcoût. C’est le cas pour les projets conçus sans préoccupation environnementale et amendés ensuite, ce ne l’est pas quand la recherche de la qualité est intégrée dès l’élaboration du cahier des charges, et qu’elle est portée par toute la chaîne d’acteurs.
Le bilan réalisé sur les premières opérations HQE a montré une diversité de situations mais l’accent mis sur l’usage du bâtiment a le plus souvent permis d’ajuster le projet et de relever les défis environnementaux sans augmenter le prix. Depuis, les compétences et l’expérience en matière d’environnement n’ont fait que s’accroître.
Pas de fatalité, donc, sauf si l’environnement ne consiste qu’à ajouter quelques symboles en fin de parcours, comme quelques arbres et un panneau photovoltaïque.
La phase de construction n’est rien par rapport à la longue période d’usage. L’équation financière n’a pas de sens sans cette mise en perspective. Sur son cycle de vie, la construction d’un immeuble de bureau ne représente que 2 % de la valeur ajoutée qui sera produite dans ledit bureau. En revanche, la non-qualité engendre les coûts considérables. Parfois sonnants et trébuchants, comme des consommations non maîtrisées ou des travaux de maintenance dans des conditions acrobatiques, et aussi en termes humains, qui n’entrent pas en tant que tels dans les comptes : dégradations et turnover accéléré pour les logements, mal vivre dans les quartiers périphériques mal raccordés aux centres, perte de productivité des personnels dans les bureaux.
L’environnement est souvent accusé de coûter cher, mais c’est le non-environnement qui coûte cher. Le prix apparaît bien après le mal, à l’heure de la réparation ou de la restauration. Les comptes ne font apparaître l’environnement que dans la colonne des dépenses, ce qui l’expose à toutes les mésaventures à chaque fois que l’État a besoin d’argent frais, ou de relancer l’activité.
L’environnement « vache à lait » des pouvoirs publics, qui l’eut cru ?
Dominique Bidou
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