L’architecture est un art supposé libre et inventif. Du moins l’était-il encore, dans une période où la créativité et l’expérimentation étaient considérées comme des contributions au progrès social et avaient, à ce titre, droit à l’expression. De savantes doctrines les encadraient alors. Mais, pareilles à toutes ces figures d’exploration, avancées sans promesse de résultat, elles ont peu à peu disparu.
L’architecte moderne ne raisonne plus, en effet, avec le temps, la délicatesse ou l’exigence, autant d’instruments qui permettent d’ordinaire l’excellence urbaine et des architectures authentiques. A contrario, on le découvre plutôt à façonner un épais catalogue de solutions toutes faites, sans reflet, ni caractère, ne laissant culminer dans les états généraux de la construction que des équations financières très encadrées et leurs seuls développements stratégiques.
Autour de la table, on parle de tout et de rien, passant vite de l’enthousiasme à l’inquiétude. Une pancarte stabilotée vert-pomme, brandie à bout de bras, traverse la salle. Un individu à chemise blanche et veston étriqué nous en vante le contenu, avant même que ne soit exposée la moindre silhouette du projet. La mise en garde reste polie. Elle s’élève, en fait, contre tout appétit intempestif qui se manifesterait pour une envie d’architecture.
Appelés à se prononcer sur le produit de la semaine, maîtres d’ouvrage et constructeurs s’accordent pour approuver sans réserve l’objectif avancé. Un mouvement pendulaire de figurines inscrites à la rubrique chiens qui bougent la tête pour plage arrière de Simca 1000, témoigne qu’ici on ne se parle qu’en opinant du chef, un doigt au-dessus du clavier, prêt à claquer le clic de fin de partie.
En bout de table, les cocus du système, hommes ou femmes de la dernière minute, déplient rageusement leurs plans, tentant, avec vigueur, de partager, avec qui s’en souciera, quelques thèses d’excellence sur une architecture à idées recyclées ou sur la ville à couloirs XXL pour cycles à moteur électrique.
Peine perdue. Aucune voie d’envergure, propice à l’imagination, n’émerge dans l’air ambiant. L’assemblée continue ses travaux et enfouit avec elle tout ce que la ville et l’architecture avaient de plus captivant.
De comprendre alors, sans aucune difficulté, comment, à force de voir s’empiler autant d’insuffisances et de détachement devant elle, l’architecture a pu devenir un sujet démodé, au point que seuls les maîtres de l’infertilité urbaine puissent être désormais autorisés à en valider, ou pas, l’essentialité.
Les confiscateurs de sols, les négociants en bois et les maniaques du bonneteau cadastral ont pris l’ascendant sur les créatifs et les érudits. La productivité désormais fait loi. Et l’État comme les 34 945 communes de France l’ont adoptée sur fond de crise élaborée à partir d’une succession de montages écologiques et économiques improvisés.
Aussi, s’il s’agit évidemment de s’en méfier, encore faut-il consentir à recentrer les acteurs du secteur et de leurs Ordres respectifs vers un apprentissage forcé du raisonnement, de l’éthique et de l’esthétique, avant que la France ne se retrouve dans une situation où la laideur, distribuée à l’envi, ne la transforme en décor monochrome pour train fantôme polychrome. Et que, par jour de beau temps et de ras-le-bol citoyen, elle ne fasse se soulever le peuple. Car, comme l’écrit, si justement, l’architecte Rudy Ricciotti, dans un de ses derniers ouvrages : « Imposer la laideur en architecture, c’est mépriser le peuple ».
Personne n’ignore désormais que toute opportunité de construire éloigne à dessein la créativité. Soumise aux procédures coupe-file, dites de « conception-construction », on les abandonne en masse aux professionnels du ‘all-included’. Ces procédures sont inconvenantes. Elles classent la créativité et l’intuition au rang des disciplines inférieures, à exercer sous surveillance. Un peu comme si en préambule de la composition gastronomique d’un mets nouvellement proposé, il était indiqué que toute exigence sur le goût est fortuite.
Les constructions, produites à partir d’un processus aussi économiquement idiot que celui des conceptions-constructions, sont bâties sur le principe de la délégation de pouvoir. Elles ont, à ce titre, changé le visage des résultats, écartant certaines façons de faire beaucoup plus vertueuses au profit de procédures inventées par les pouvoirs publics et les grandes Entreprises proposant, de concert, comme seul objectif de respecter le coût et les délais de la construction.
Comme si toute exigence sur l’espace à vivre était devenue accessoire.
Demain, pour prétendre à une commande, les architectes devront donc accepter d’être choisis par leurs entrepreneurs. Hydres ayant, à leur tour, terrassé Héraclès avant qu’elles ne se muent successivement en aménageurs, urbanistes, promoteurs, designers, agents immobiliers, syndics et, prochainement, en architectes.
On invitera alors tous les invités à rejoindre les troupes des sorciers-ensembliers et à s’asseoir sur le strapontin de velours rouge qui leur sera réservé pour leur permettre de signer le permis de construire dessiné pour eux. Quand, pour finir, ils viseront, conquis, l’Équerre d’argent, récompense suprême – et payante – enfantée par ceux qui les auront évalués mais déguisés, cette fois, en éditeurs.
À ce moment précis, ils seront exactement là où on les attend.
La France est une nation qui n’est forte et tenace qu’une fois bel et bien envahie ou jetée au tapis. Ce qui la place en tête des pays bienveillants et naturellement asthéniques qui n’usent de leur intelligence que par contrecoup ou sous la forme la plus accomplie d’une résistance tardive, mais toujours efficace.
Peu encline, en temps difficiles, à favoriser un esprit prospectif, elle affermit ses lois, ses décrets et ses réglementations avec, comme objectif, de consolider le statut de ceux qui, sans partition solide, n’ont jamais su produire le moindre son sensible, la moindre mélodie entendable.
L’État, piégé par ses propres forces de nuisance – qui opèrent de l’intérieur – n’a plus la moindre idée de l’ampleur des dégâts qu’il provoque. Mais, dans l’obligation de ne rien ralentir, il neutralise, sous pression, toute opération qui ne relèverait pas de l’autorité accablante de sa bureaucratie.
Nous sommes bien, en effet, à la fin d’une séquence.
Et personne ne bouge.
Francis Soler
Architecte
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