Aujourd’hui, en 2024, la nouvelle haine du béton est l’opportunité pour nombre de prétendants au métier d’architecte de se forger une bonne conscience à peu de frais. À l’inverse, l’énamour pour le bois et autres matériaux frugaux à la mode est l’opportunité pour les mêmes de se forger à peu de frais une posture de conquérant.
En témoignent notamment un article paru dans Le Monde Campus le 12 novembre intitulé Dans les écoles d’architecture, une génération « très militante » qui dit non au béton* et un autre, paru quatre jours plus tard, de la même autrice, et intitulé : « La réalité nous a rattrapés » : avec le dérèglement climatique, les écoles d’architecture forment à la gestion de crise.** De comprendre que hors matériaux biosourcés et frugalité, il n’est plus d’architecture, l’idéal de l’architecte dans l’esprit des étudiants étant désormais de ne plus construire, comme serait l’idéal du médecin de ne plus soigner ou du notaire de ne plus signer d’actes.
Se souvenir d’ailleurs que cette notion de frugalité ne cache que le fait qu’il y a moins d’argent pour construire mais là n’est pas le sujet aujourd’hui. Non, le sujet est que ce basculement témoigne du combat de titans entre différents lobbys de la construction – les anciens et les modernes – la défense de la planète ayant bon dos. Ces nouvelles postures bien pensantes ont fini par créer d’abord de la confusion – être architecte, c’est-à-dire celui qui construit, une fake news ? – puis par insuffler zizanie et division à coups de contre-vérités et de concepts mal digérés. Est alors né un schisme – de plus en plus large désormais, l’invective remplaçant la lumière – entre les architectes praticiens, i.e. qui ont les responsabilités de l’acte de construire, et les architectes autres qui, foin de responsabilités, ont surtout le temps de réfléchir. Plus gênant encore, outre qu’elle revient à bêler sous la flûte des lobbys bien intentionnés, est l’injonction simpliste et primaire : « le bois bien ; le béton pas bien ».
L’injonction évite de réfléchir, c’est le dogme et bientôt la foi des nouveaux convertis. Or le dogme est par définition réactionnaire et une insulte à l’intelligence. En l’occurrence, dès qu’il s’agit d’architecture, le dogme va à l’encontre de ce qui fait l’essence même du métier d’architecte maître d’œuvre. C’est à lui en effet que revient de décider – que revenait plutôt de décider quand chacun savait encore ce qu’était un architecte, définition du Larousse – quelle est la meilleure conception possible pour répondre au vœu de son client, aux besoins des usagers et aux contraintes contextuelles, techniques et financières du site. Dit autrement, cracher sottement sa détestation du béton est se priver à l’avenir de construire des stations de métro, les mêmes qui permettent d’éviter la circulation de millions de voitures, moyen de transport que les étudiants cités dans les articles ne manquent sûrement pas d’utiliser. Ces jeunes gens se sont-ils posés la question du mode de construction d’une station de métro à trente mètres de profondeur, à quelles fins ? Les métros et tramways à Paris et ailleurs ne seraient-ils vertueux et frugaux en diable ?
À l’inverse, l’agence parisienne Devaux & Devaux a sans doute tout lieu de se réjouir d’avoir reçu en novembre 2024 l’Équerre d’argent pour la réhabilitation de la gare haute du téléphérique du Salève à Monnetier-Mornex (Haute-Savoie) construite en 1932. Pour autant, peut-être faut-il s’interroger sur l’intérêt d’un tel programme de loisirs qui consiste à faire monter sans effort des touristes venus en avion, en train ou plus sûrement en voiture de Paris, Lyon, Genève ou Grenoble pour admirer la vue pendant une heure, bâfrer au restaurant et repus, repartir en ayant le sentiment d’avoir vécu une aventure évidemment instagrammable. L’ouvrage, décati, a déjà été fermé en 1975 avant de rouvrir en 1984, c’est dire si son utilité ne s’impose pas comme une évidence. L’œuvre de Devaux & Devaux est la dernière modernisation en date.
Pour le coup, une intervention frugale et vertueuse pour l’environnement n’aurait-elle pas été de transformer la gare en véritable refuge de montagne contemporain, unique et intrigant, mais réservé à ceux venant à pied ? Qu’était-il besoin de remettre en route toute une infrastructure dispendieuse en argent public pour le confort d’un nombre si limité d’usagers ? Les pylônes et les câbles auraient pu être laissés à rouiller, la nature se serait sans doute au fil du temps chargée de les transformer en œuvres de Land Art. Alors où commence et où finit la frugalité ? Pour un architecte maître d’œuvre, le questionnement, c’est le B.A.-BA.
Construire un hôpital en terre crue ou en matériau composite ou en crin de cheval, pourquoi pas si l’architecte l’estime pertinent et si le maître d’ouvrage public, qui n’en pouvant plus d’être frugal est aujourd’hui devenu rachitique, dispose du budget adéquat. Imposer à un architecte la façon de concevoir et de construire un bâtiment, c’est imposer non une politique ou une vision mais un courant de pensée, un ouï-dire murmuré à l’oreille des architectes par ceux qui voient en l’écologie d’abord une opportunité financière.
La preuve que nous finissons par être loin de l’architecture est justement ce qui s’est passé avec le béton. Quand les architectes ont émulé en masse des architectes précurseurs de talent, ils ont tartiné le monde et la France de leurs imitations plus ou moins réussies et d’ouvrages passables à médiocres à inacceptables à criminels. Il suffit de lever les yeux dans nos villes pour en être persuadé. Le problème est que les mêmes sont aujourd’hui aussi massivement engagés sur le chemin de la frugalité anti-béton, tentant d’émuler quelques bâtiments prototypes publiés dans les magazines par des architectes précurseurs de talent.
Je me souviens de l’expérience de X-Tu avec les algues en façades.*** C’était il y a vingt ans et c’était déjà pour trouver des solutions pour sauver la planète. La planète n’est pas sauvée et les algues en façades ont disparu de l’actualité, X-Tu n’ayant pas fait d’émules chez les rois de la finance. Pour autant, que des architectes praticiens, donc parfaitement au fait des multiples contraintes qu’implique ce travail de recherche, puissent mener de tels travaux est possible justement parce que la seule injonction qu’ils s’imposent est la leur.
Alors, étudiants en architecture, sachez que le métier d’architecte au sens propre, c’est-à-dire celui qui conçoit et qui construit, n’a rien à voir avec un quelconque matériau mais a à voir avec l’intelligence, le talent et la bienveillance. Pour tous ces étudiants rêvant d’être architecte au sens figuré, j’ai une mauvaise nouvelle, le miracle de la résolution des enjeux auxquels l’humanité fait face ne sera pas atteint avec des cabanes en bois dans les dents creuses de nos villes riches. D’ailleurs, que faire aujourd’hui de ces façades végétalisées qui pourrissent sur pied et de ces toitures végétalisées qui crament au soleil ? Et si la frugalité consistait seulement, comme depuis des siècles, à mettre l’argent là où il est le plus utile en évitant que cela fasse pauvre partout ! Cela est un choix d’architecte : pas d’être frugal mais de savoir comment utiliser au mieux son budget et les ressources à sa disposition !
Une fois le sens des échelles et des responsabilités revenu, il faut l’espérer malgré tout, chaque architecte pourra en son âme et conscience proposer le projet qu’il croit le meilleur, pour ce site, à ce moment-là, pour ces gens-là, pour ce maître d’ouvrage-là. Quant aux pseudo-architectes qui ne veulent pas construire en béton ni même construire du tout, une école d’architecture n’est pas le bon endroit pour eux.
Certes il faut rendre grâce aux études d’architecture d’ouvrir l’esprit et parfois de dessiller les yeux de jeunes gens innocents mais en ce cas, peut-être faut-il réserver une ou deux écoles – je suis sûr que l’ENSA Belleville sera volontaire – où il ne sera plus question d’apprendre à construire ou à être architecte mais, dans ce domaine, à devenir chercheur, journaliste, travailler avec la maîtrise d’ouvrage, écologue, etc. Les autres écoles d’architecture pourront alors resserrer la focale de leur enseignement, et de leur recrutement, sur la capacité des étudiants à apprendre à concevoir et à construire des bâtiments utiles à l’humanité en toute indépendance intellectuelle, quelles que soient les circonstances de l’époque. À devenir architecte en somme.
Christophe Leray
* Dans les écoles d’architecture, une génération « très militante » qui dit non au béton (Le Monde, 12/11/2024)
** « La réalité nous a rattrapés » : avec le dérèglement climatique, les écoles d’architecture forment à la gestion de crise (Le Monde, 16/11/2024)
*** Lire notre article Microalgues ou la tentation de Jonas