Et si aujourd’hui construire son habit@ était finalement de l’étendre du monde virtuel au monde physique ? Ou si c’était étendre l’habitat physique vers d’autres typologies de lieux virtuels ? Chronique HABIT@.
Ex-sens et ex-tensions
L’habitat comme prolongement de soi combine souvent deux notions :
– la première est l’idée de refuge : avoir un lieu pour un possible repli (hors du monde et des regards), un lieu de ressourcement où toute insécurité disparaît. Un refuge qui devient un prolongement de son intimité secrète ;
– la seconde, un peu moins courante, est l’idée de démonstration, c’est-à-dire l’habitat comme lieu de représentation de soi et de ce que l’on souhaite montrer aux autres.
Construire son habit@, un peu comme le @ (1) de nos adresses numériques, c’est construire le support principal de soi, de sa vie. Pour moi ce serait eric.cassar@maison 50-1/atelier Paris/rocher méditerranéen/google/arkhenspaces, etc. avec l’ensemble des lieux physiques et virtuels dans lesquels je me rends, régulièrement, où j’ai des habitudes. Il est donc composé d’espaces à la fois physiques avec des reliefs, des objets, une géographie intérieure, des variations climatiques ; et à la fois virtuels avec des « pages », « feuilles » ou « fenêtres » fixes ou animées constituées de textes, images, vidéos, une interface, des algorithmes, des liens ouverts, fermés, entrouverts.
Construire son habit@, c’est d’abord choisir et agir sur ces environnements contraints par des sites géographiques ou informatiques. Il convient donc de connaître leurs spécificités.
Physiques matérielles et virtuelles, classiques et quantiques
Dans le monde physique, seule la réalité de l’évènement existe, c’est la vérité (2). Elle est singulière, unique.
Dans l’espace virtuel, la vérité est toujours multiple. Lorsqu’un événement est repris (ou a lieu) il est déformé, orienté, quelques fois il est inventé, recréé. L’information se transforme et, comme un kaléidoscope, elle présente d’abord la vérité dépendante de l’angle de vue que propage son support (un réseau social, un journal, un corpus, un site, etc.). Dans l’espace numérique, s’appliquent des règles physiques et sociales (3) spécifiques.
Ainsi, si dans nos habitats traditionnels les lois physiques sont classiques, dans l’habitat virtuel ces lois seraient plutôt quantiques. Toutes les possibilités existent en même temps. Chacune dépend de l’observateur, à l’image d’un photon pouvant passer simultanément par deux fentes, dont la position et la vitesse ne peuvent être connues avec précision au même instant et qui, une fois observé, voit sa fonction d’onde s’effondrer, le forçant à adopter un état unique parmi les possibles. (4) Ici la « vérité » est diffuse, sa cristallisation dépend du lieu support et de l’observateur.
Environnements matériels et virtuels, fixes (solides) et mouvants (fluides)
L’environnement virtuel se modèle ainsi plus facilement que nos environnements physiques, sans pour autant faire de nous les acteurs de ses architectures. S’il est difficile de prévoir la météo d’un lieu matériel : « le battement d’ailes d’un papillon au Brésil peut provoquer une tempête au Texas » (5). Dans l’espace virtuel, l’événement semble rarement fortuit. Il est façonné par divers algorithmes aux règles souvent opaques. Les créateurs (des sociétés dont il est important d’identifier les fins : capitalistes, idéologiques, humanistes, etc.) peuvent en altérer la substance perçue. Ils en conservent le contrôle… (jusqu’à quand ? (6)). Dans l’espace virtuel, nous sommes souvent les habitants d’un monde en transformation constante, modelé et géré par d’autres.
L’habitat virtuel mute, se métamorphose en permanence alors que l’habitat physique tend à se figer, à constituer un point de repère dans les courants de l’océan mouvementé du présent.
Quel habit@ hybride ?
Et si aujourd’hui construire son habit@ était finalement de l’étendre du monde virtuel au monde physique ? ou si c’était étendre l’habitat physique vers d’autres typologies de lieux virtuels ? une occasion de creuser, d’entrer de manière localisée dans la matière, jusqu’à l’invisible infiniment petit d’un lieu virtuel coloré par un flux de datas.
Quoi qu’il en soit, se réapproprier son habitat physique devient essentiel. C’est construire (un repaire et) un repère. C’est aussi un moyen de nous relier à la biosphère, de mieux comprendre et aimer notre environnement, de prendre conscience de sa fragilité. Cela permet également de se forger des opinions plus ouvertes.
Pour autant, je ne pense pas que retourner à une frugalité déconnectée soit la meilleure solution, c’est un peu comme chercher à s’installer sur une île en dehors du monde. Notre action deviendrait exclusivement communautaire ou passive.
Au contraire, constituer un habit@ hybride pourrait être un moyen de réintroduire du hasard, de l’échange, et des synergies locales, pour un lieu répondant de manière plus complète aux aspirations d’un prolongement de soi (7).
Une perception augmentée (8) de l’habitat questionne les fonctions de refuge et de démonstration évoquées précédemment. D’instinct, nous aurions envie que le refuge s’applique à la partie plus intime de l’habitat physique et que la fonction de représentation se retrouve dans l’habitat virtuel. Ce dernier est en effet façonné d’images de soi souvent embellies par les points de vue et les filtres numériques. Mais il peut aussi accueillir (inventer ?) des espaces privés, intimes, des abris, créer une organisation et une géographie numérique : « décorer » son profil sur les réseaux autant que chercher/construire les sites, les lieux où l’on se sent bien.
À l’excès, un habitat virtuel peut devenir l’unique refuge (9), comme dans l’addiction aux jeux vidéo où les erreurs ont moins d’implication que dans la vie « extérieure » : au pire elles mènent au « game over » avec la possibilité de recommencer. De même, sur les réseaux sociaux, une action peut facilement s’effacer ou se contredire. L’habitat virtuel seul induit une représentation déformée. Réfugiés derrière notre écran, nous pouvons être intégralement cachés par le masque de nos avatars.
De tels modes de vie oublient une donnée essentielle, absente dans l’espace numérique : notre corps, nos corps. La sensibilité de nos peaux, de nos sens reliés. L’accueil de subtils stimulus synesthésiques : une brise de vent, un frisson, le frémissement des feuilles, l’odeur après la pluie mélangée à des vols et cris d’oiseaux et au réchauffement d’un éclat de soleil… Ces effets et leur caractère essentiel sont souvent masqués par nos absorptions dans le monde virtuel ou simplement par nos urgences quotidiennes. Mais ils nous rattrapent et nous apparaissent à tous, à l’aube de la mort, ou quand l’accident ou la maladie rend la poursuite de la vie moins évidente. Pourquoi attendre si tard pour profiter de cet opéra naturel ? L’essentiel est invisible aux yeux seuls (10).
Avant d’être une construction de nos relations et un déploiement de notre mental, habiter est d’abord une sensation physique. L’habit@ est une extension complète de soi. Une extension à notre échelle. Une extension, physique et virtuelle, à (ré)architecturer.
Une essence à pleinement reconsidérer.
Eric Cassar
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(1) Le @ se lit « at » en anglais à savoir « à » préposition indiquant un point dans l’espace-temps.
(2) Pour aller plus loin L’être et l’évènement de Alain Badiou
(3) Nos opinions se constituent souvent à travers les chambres d’échos et des relations para-sociales qui s’étendent et prolifèrent, ce qui, en l’état, rend inquiétant l’avenir de nos démocraties. Pour aller plus loin ou de côté, Naomi Klein avec Xavier de La Porte dans Le code a changé : https://www.radiofrance.fr/franceinter/podcasts/le-code-a-change/le-code-a-change-4-6242861
(4) Expérience des fentes de Young et principe d’incertitude d’Heisenberg
(5) Effet papillon par Edward Lorenz
(6) Cela ouvre la question de la perte de contrôle de l’algorithme, ou de sa prise de contrôle par l’intelligence des machines (ce que d’aucuns, dont Ray Kurzweil, nomment la singularité) mais nous en sommes encore loin…
(7) Comme l’îlot actif ou Habiter l’infini par Arkhenspaces
(8) Un habitat augmenté est un habit@ composé de lieux physiques et virtuels
(9) Notamment chez les jeunes où l’importance de l’espace virtuel croît, supplantant quelquefois celle de l’espace physique
(10) « On ne voit bien qu’avec le cœur. L’essentiel est invisible pour les yeux. » Le Petit Prince, Antoine de Saint-Exupéry – Le coeur comme mélange de sensations passées et présentes.