Rarement évoquée entre confrères, et pas davantage par l’Ordre ou la presse professionnelle, la transmission d’une agence d’architecture est un moment inédit qui actualise la pratique d’un métier et en mesure les évolutions.
Un déjeuner entre architectes. Nous évoquons le passé, notre rencontre, nos parcours, nos agences, ce qu’elles sont et, surtout, ce qu’elles vont devenir. Le sujet du jour est la transmission. Jeunes jusqu’à 50 ans, puis seniors et, maintenant, retraitables, il est temps de penser à l’avenir. Transmettre ? Transmettre quoi ? À qui ?
Transmettre une entreprise ? C’est l’autre nom possible d’une agence d’architecture, même si la plupart des architectes ne s’imagine pas entrepreneurs. Les réalités sociales et économiques se chargent de leur rappeler qu’ils sont employeurs et que leur société rassemble des collaborateurs, souvent architectes eux-mêmes, capables de prendre des responsabilités et d’être acteurs d’une forme idéale de transmission.
À de jeunes collaborateurs, ceux qui font leur apprentissage puis un bout de chemin avec nous avant de prendre, à leur tour, un rôle d’associé. Mais cela n’arrive pas, ou rarement, moins encore aujourd’hui qu’hier ou alors dans des structures déjà conséquentes qui pratiquent l’augmentation du capital et la redistribution des parts des associés initiaux.
Les plus déterminés de ces jeunes architectes, un peu ambitieux, se disent avec raison qu’ils peuvent tenter l’aventure de leur propre agence et le font. Nous évoquons avec un peu de fierté quelques-uns qui ont fait ce choix et existent aujourd’hui dans le paysage local. Nous les rencontrons régulièrement, en compétition ou en ville, dans les visites de site ou les quelques soirées, vernissages et inaugurations, qui maintiennent le contact entre les générations.
Les plus nombreux, expérience acquise après une année HMO bénéfique à tous puis un bref parcours partagé, vont voir ailleurs, chez d’autres patrons (ce terme est redevenu courant dans la bouche de ces trentenaires qui ont vécu le Covid en télétravail et savent mesurer leur engagement). Ils font des quelques années passées chez nous, inscrites sur un cv, un sésame efficace pour viser d’autres agences qui sauront mieux accorder leur travail d’architecte à une rémunération.
Enfin, il y a ceux qui restent et partagent la réussite des projets et quelques charrettes de concours avec leurs aînés, qu’ils engagent néanmoins à mieux organiser le planning de travail afin de le tenir dans des horaires légaux, même si quelques soirées passées autour d’une mauvaise pizza livrée vers 23h lors de la mise en page des planches A0 à envoyer au tireur avant 8h demain matin, leur paraissent être une pratique old-school d’une certaine convivialité.
Ils ne souhaitent toutefois pas rejoindre ces seniors dans un statut d’associé, malgré des propositions mal formulées par ces gérants qui n’ont guère su ouvrir la porte lorsqu’ils discutaient la grille de la convention collective. Ces jeunes architectes-là seront débauchés, tôt ou tard, à la suite d’un entretien annuel difficilement négocié ou d’une rencontre à la Maison de l’architecture, lors de l’exposition d’un concours gagné par l’équipe d’en face qui sait entretenir leur espoir d’une herbe et de projets plus verts ailleurs.
Ce sont aussi les assistantes administratives (un seul assistant recruté à l’agence, il est resté deux semaines) qui s’en vont, rencardées par la concurrence, en période estivale, lorsque les bureaux et les chantiers sommeillent ; celles qui demandent un entretien le jour de la rentrée et annoncent leur départ aux dirigeants consternés qui n’ont rien vu venir et savent qu’il est trop tard pour rattraper le coup. Au moins cette fois la rupture conventionnelle va bien se passer. Connues et reconnues à juste titre dans le petit milieu des partenaires où elles évoluent, elles vont apporter compétence et réassurance à ceux qui ont vu, avec regret et surprise, partir la précédente. Leur connaissance de l’agence et leur motivation en fait pourtant des partenaires et des associées pertinentes pour accompagner une transmission « en interne ».
L’envie ou le besoin de transmettre s’intensifie avec l’âge, nourri par le sentiment de concevoir, après une vie de commande publique et quelques clients privés, des projets engagés, plutôt favorables à la planète, et à ses habitants. Des projets qui ont reçu des prix et gagné des trophées dont le profit valorise d’avantage la communication de leurs organisateurs, ministère de la Culture, Le Moniteur, Cimbéton, Fibois, que la notoriété des équipes qui les ont conçus et construits.
Transmettre un métier ? Ces dernières années être architecte et construire est devenu un pléonasme à déconstruire, peu goûté du grand public et moins encore des élus qui craignent d’avoir à supporter le qualificatif de constructeur. Construire est ce que nos jeunes confrères ont le plus de mal à envisager et ce qui les guident vers nos agences. Nous avons ressenti le même doute, à peine sorti des UP qui, longtemps après ‘68, invitaient à découvrir la ville et la vie, dans un enseignement à la liberté insoupçonnée après les classes prépa, mais ne proposaient rien d’autre qu’être grouillot et titrer des barres pour apprendre à être architecte. Ce que nous avons fait, brièvement.
La loi de 77 et son usage par les services de l’urbanisme des collectivités locales, dans les années ‘80 et ‘90, nous ont permis, encore jeunes, de concevoir ET de construire. Pour nombre d’entre nous, transmettre est partager ce bonheur, toujours intact, quelques convictions revendiquées avec un client déterminé, des émotions renouvelées à chaque réunion de chantier… Plus trivialement, c’est aussi une opportunité économique.
Alors, l’idée mûrit, la démarche se prépare, sans savoir ni comment ni avec qui envisager cette suite. Mais plutôt céder ses parts et favoriser un avenir à nos collaborateurs qu’endormir doucement l’agence en dégraissant, en retenant ses coups et ses envies. En rechercher une plus jeune, plus développée, ambitieuse, qui pense réseau, structure, outil de travail, références, chiffre d’affaires, communication…
Cette évolution nécessaire est à l’œuvre dans une profession qui s’interroge sur son adaptation au nouveau monde, l’ex-monde d’après qui s’est révélé moins nouveau et bienveillant qu’espéré. Les équipes de jeunes confrères suivent ce chemin de l’innovation, structurelle, écologique et sociale. Mais les concours d’équipements publics sont plus rares, seules les écoles alimentent encore les pages du BOAMP et suscitent des candidatures de la France entière, voire des groupements internationaux qui misent à la fois sur la compétence, la rareté et l’exotisme. Des agences allemandes, italiennes, espagnoles proposent des partenariats dans lesquels le local français de l’étape, d’abord flatté d’être ainsi sollicité, découvre la difficulté à faire entendre la voix du territoire.
Construire des logements se fait maintenant en compétition, en conception réalisation, sur invitation dans l’équipe d’un promoteur devenu partenaire avant d’être client, un attelage que nous pensions contre-nature il y a quelques années à peine. Le lauréat y gagne une mission congrue, amputée de tout ce qui suit la phase PRO, et un projet livré à une maîtrise d’œuvre EXE inconnue. Mais, surpris, il conserve celle de la conformité architecturale, riche des toutes les responsabilités, évolutions et modifications chantier qu’il ignore mais pour lesquelles il doit le PC modificatif.
Faute de vouloir vivre « l’architecture en chantier », de trop nombreux confrères ont perdu le goût du travail avec les compagnons à qui nous déléguons la capacité de faire. Ils ont bradé le savoir-faire et les honoraires qui vont avec, participant à la dévaluation globale de la profession et de sa production. L’Ordre a reconnu et expliqué récemment à la Cour des comptes « la baisse de la qualité des logements depuis la généralisation des marchés de conception réalisation ». On s’en doutait !
La difficulté d’accès à la commande et la paupérisation de la profession sont liées à ce renoncement au métier, à l’émergence de maîtrises d’ouvrage hybrides, préoccupées de finances, de construction et, plus rarement, d’architecture. Au sein même des équipes d’ingénierie, des projets redistribuent les rôles. Les BET, nouveaux mandataires d’équipes d’ingénierie portés par l’essor du marché de la réhabilitation, si souvent exclusivement thermique, remportent des marchés qui ne laissent que la mission PC aux architectes. Sans parler des nouveaux outils, de l’IA et ses promesses ambiguës, et de toutes ces prestations connexes qui augmentent le coût de la maîtrise d’œuvre, au profit de startup spécialisées dans des approches essentiellement commerciales du logement et du space planning. Ces évolutions expriment le manque de confiance des commanditaires dans la pertinence et la capacité de synthèse des architectes.
Gagner des projets nécessite aujourd’hui de développer une stratégie dans laquelle les convictions peuvent devenir un handicap. Il est l’heure d’en cultiver de nouvelles, autour des valeurs du marketing, du commerce et du management. Dans ce contexte les architectes seniors font pâle figure face à de jeunes dirigeants, architectes au demeurant, qui manient à la fois le concept du rachat d’actifs et la valeur éphémère des références.
Que valent une agence, son personnel, ses réalisations, sa notoriété ? Quels poids auront les projets qui feront partie des trois références identiques de moins de cinq ans pour les futures candidatures lorsqu’ils seront passés sous une autre bannière ? Si la négociation s’engage, elle ne parle pas vraiment d’architecture, ni même des architectes. Les avocats d’affaires et les experts comptables discutent entre eux de notions que nous devrions mieux comprendre. Être sur la planche et sur le chantier ne nous a pas laissé le temps d’assimiler la complexité de cette activité d’entrepreneur d’architecture.
Pourtant nous l’avons imaginée. Être plus gros pour être plus fort, plus compétent, sur un plus grand territoire, en regroupant nos agences dans un GIE ou une simple société holding, une super agence fusionnelle ou un simple réseau solidaire, intégrer un économiste, des ingénieurs, un commercial… Ce fantasme nous a occupés un certain temps, quitte à changer de patronyme, à oublier nos noms propres pour adopter un acronyme mystérieux plus favorable, pensions-nous, à une appropriation collective de l’agence.
Ces tentations ont motivé le recours à des conseils, des communicants, des prestataires de toutes sortes. Elles n’ont pas eu de suite. Quelques confrères y ont cédé. Il n’est pas certain qu’ils s’en portent plus mal. Lors de leur départ à la retraite ils sauront mieux valoriser leurs parts dans un outil de travail qui leur a parfois permis de tenir tête aux maîtres d’ouvrage qui s’endettent en PPP et aux Majors qui les enrôlent dans les MGP.
La transmission d’une agence d’architecture est une question d’anticipation, de capacité à réunir, puis, à laisser la place ; une question de qualités humaines en quelque sorte. Quelle découverte ! Il y a aussi une certaine vanité dans ce désir de transmettre, l’envie de survivre à soi-même. Comme si l’avenir des édifices ne suffisait pas à satisfaire ce besoin de futur.
Jean-Philippe Charon
Architecte