
Loïe Füller… une danse et une architecture… Un siècle plus tard Diller + Scofidio, ont imaginé une architecture flux, dispositif, perception plutôt que construction. Visite.
À Paris (XVIIe), à deux pas de l’Étoile avenue Mac-Mahon, dans un immeuble en pierre de taille posthaussmannien lourdement sculpté, un hôtel inaugurait le 2 septembre 2025 ses espaces tout juste remaniés sur le mode assez classique d’un jardin intérieur, autour d’un dôme de pavé de verre rajouté dans les années ‘30, avec des papiers peints conçus par des artistes, un par étage.
La surprise venait d’ailleurs… Miss Füller est le nom donné à cet hôtel et Serpentine à son restaurant. Cette double insistance ne pouvait que nous intriguer… Nous sommes allés plus loin…
Miss Füller, ou plutôt Loïe Fuller et plus tard encore la Loïe Füller lorsqu’elle sera devenue mythique, est née à Chicago en 1862. Elle devient danseuse, la mode est au French Cancan, au Flamenco, et aussi à la Skirt dance (1). Elle veut plus, plus radical, elle va inventer la danse qui rend le corps invisible et lui fournira l’éternité. La Serpentine…
Ce n’est pas seulement une danse, pas seulement des gestes mais d’abord une robe… une mousseline blanche qui déploie des mètres et des mètres d’étoffe vaporeuse (2). Dans les manches elle fait coudre des baguettes de bambou.
Les baguettes sont les instruments géniaux de cette étonnante histoire ; ce sont elles qui permettent, accompagnent et dirigent le mouvement, dessinent la forme, comme, à la même époque, le compas et l’équerre de l’architecte. Des arcs, des obliques, des cercles, des spirales. La lumière des projecteurs électriques, colorée par des filtres, se répercutait et se diffractait sur la soie, faisant et défaisant les volumes.
Lorsqu’elle entre sur scène, on ne distingue pas son corps. Seulement le mouvement quasi abstrait d’un corps désincarné qui tournoie, ordonne et réécrit l’espace. Des bras et des poignets qui se lèvent, des gestes qui déploient des mètres de voiles, des envolées jusqu’à six mètres qui décrivent des géométries maîtrisées… Des chorégraphies qui effacent le corps et produisent des figures mouvantes, abstraites.
« Le corps charmait d’être introuvable », écrira Georges Rodenbach (3) en 1896.
Et de fait, elle sera beaucoup aimée, admirée, et sculptée…
Comme une icône… une architecture vivante…
Un siècle plus tard Diller + Scofidio (4) prolongent cette idée que l’architecture peut être flux, dispositif, perception plutôt que construction. The Blur est un pavillon de brouillard artificiel où les jets d’eau micronisés inventent un nuage vaporeux, comme une peau où la structure architecturale s’efface. C’est un volume mouvant, un bâtiment de brouillard, une dissolution des formes, un brouillage des frontières.
Le sensible éphémère prime sur la forme stable et l’expérience indéfinie de la brume sur l’individualité.
« Elle n’est pas une femme en cheveux bruns, en chair et en os », écrit le critique Rastignac en 1893 pour raconter Loïe Fuller.
Nous l’avons pourtant rencontrée, comme une réincarnation, sublime, au soir de l’inauguration de l’hôtel Miss Füller, dans le restaurant Serpentine, où elle se produisait.
Elle s’appelle Raphaëlle Hubin. Elle a beaucoup regardé les images de Loïe Füller (5), et des bouts de films qui reprenaient la fameuse Serpentine.
Elle a appris le tournoiement chez Rana Gorgani, une Iranienne qui enseigne, en Turquie et en France, à l’école internationale de danse derviche, la pratique du derviche tourneur, a priori réservée aux hommes.
Sous les métrages de soie de sa robe Serpentine, Raphaëlle s’est fait coudre une jupe lestée de derviche tourneur, une forme large et circulaire, qui maintient la forme pendant la rotation.
Raphaëlle Hubin a participé deux fois au Festival d’Avignon, en 2024 et 2025. Elle dit qu’il s’agit d’une danse intuitive qui donne à voir l’envergure. Qu’elle déploie qui on est.
Tina Bloch
PS : Raphaëlle Hubin s’est produite à l’église Saint-Ignace, à Paris (Ve), pendant les journées du Patrimoine 2025.
(1) La Skirt Dance, très populaire aux USA et en Grande-Bretagne, était comme son nom l’indique est une danse où les danseuses manipulaient avec leurs bras leurs jupes légères, larges, et colorées, incluant des éléments du cancan, du flamenco ou de danses folkloriques.
(2) Les robes de Loïe Fuller avaient jusqu’à 30 mètres d’envergure.
(3) Georges Rodenbach 1855-1898 poète symboliste et romancier belge installé à Paris, publie en 1992 chez Flammarion « Bruges-la-Morte », un roman considéré comme le chef-d’œuvre du symbolisme dont le personnage central est la ville de Bruges elle-même. Les illustrations font partie intégrante du dispositif narratif, un procédé que reprendra André Breton avec Nadja.
(4) Elizabeth Diller et Ricardo Scofidio fondent leur agence d’architecture (DS+R) à New York en 1979 et sont entre autres les auteurs de la High Line de New York et de The Blur Building à Yverdon, une structure éphémère.
(5) Il existe des images mais pas de films, Loïe Fuller n’ayant jamais voulu être filmée.