
Le BIM fait désormais partie intégrante des outils des architectes et ingénieurs. Pour autant, utilisé à Saclay comme outil de planification et de gestion urbaine, il a montré toutes ses limites. Rencontre avec l’ingénieur des grands projets Jordi Saniger-Pare.
Longtemps avant le BIM – Building Information Modeling – naissait le 16 juin 1911 IBM – International Business Machine. Des acronymes intrigants pourtant totalement fortuits. IBM est une entreprise technologique mondiale et non un outil. Le BIM est un outil – une méthode numérique née en 1975 avec Sketchpad, puis avec Autocad au début des années ‘80, utilisée dans la construction et la gestion des bâtiments.
Jordi Saniger-Pare, ancien élève de l’École Centrale, a mené une carrière internationale en recherche aéronautique à l’université de Tokyo, contribué à la stratégie nationale en Intelligence artificielle (IA) et au BIM pour France 2030. Depuis 2015, il enseigne le BIM et le pilotage de grands projets internationaux. à CentraleSupélec.
Chroniques – L’École des Ponts Paris Tech a créé son Mastère Spécialisé BIM « Conception intégrée et cycle de vie du bâtiment et des infrastructures » en 2014. Un programme qui répond à la montée en puissance du BIM dans la construction… Vous enseignez le BIM à l’école CentraleSupélec de Saclay. Un signe de temps nouveaux ?
Jordi Saniger-Pare – Le BIM est la gestion et le partage des informations, rendus possibles par les logiciels.
À CentraleSupélec, nous estimons que le BIM n’est pas le cœur mais qu’il faut savoir changer son fusil d’épaule et comprendre la logique afin de ne pas être que sur l’outil.
Il faut comprendre en premier lieu que le BIM n’est pas un outil à maturité mais en constante évolution. Ce n’est pas un simple logiciel mais un écosystème numérique qui combine outils, standards et méthodes collaboratives. Les outils se perfectionnent sans cesse et le cloud permet beaucoup plus de collaboratif. Les différents acteurs d’un chantier collaborent et synchronisent : réserver les emplacements, des dalles, les réseaux, faire des calculs…
Grâce à des logiciels, nous pouvons créer une maquette 3D enrichie de toutes sortes de données techniques, financières ou de planning. La gestion des coûts va arriver, pour l’instant il y a des bilans de coûts à mesure.
La vie en BIM, c’est pour les humains sans les humains ?
Pas du tout !!! Le BIM facilite mais il ne peut pas tout. Derrière le BIM, il y a les hommes… Il ne faut pas imputer au BIM certains problèmes architecturaux ou fonctionnels qui relèvent des choix de conception ou de comportements des usagers. Toutes les questions d’orientation, de confort acoustique ou thermique, ou de lisibilité des espaces relèvent d’options architecturales et urbanistiques et non d’erreurs techniques.
Le plus précieux est la synchronisation GEOMETRIE – STRUCTUREL – FONCTIONNEL et la « clash detection » (1). Mais même un BIM parfaitement réalisé ne remplacera jamais ni le jugement humain ni l’expérience réelle du bâtiment. Les ajustements liés à l’échelle humaine, au confort ou à l’ergonomie nécessitent des interventions physiques.
À qui est réservé cet outil au nom de baguette magique ? Aux seuls ingénieurs ? Les architectes ne seraient-ils pas floués d’un grand coup de BIM ?
Le BIM est avant tout une coordination interdisciplinaire et multi-métiers avec un partage de l’information. Cette approche collaborative implique un changement des pratiques. Il intègre des outils à base de reconnaissance des formes, de réalité augmentée et d’apprentissage automatique, et même de données en temps réel.
L’échange de maquettes est un outil collaboratif fantastique. Prenez la gare de Nice : c’est un composite de plans de couches sur plusieurs kilomètres. Mettre tous ces calques ensemble sans erreur, c’est à cela que servent ces outils, pas seulement à concevoir. Cela signifie que les ingénieurs doivent travailler de manière plus intégrée avec les architectes et les entreprises. Forcément cela transforme conception, construction et gestion des bâtiments. Rassurez-vous, l’architecte travaille de plus en plus avec le BIM dès la naissance du projet… C’est une extraordinaire source d’information où tout le monde a accès au même niveau d’informations.
Le Grand Paris a-t-il généré de nouveaux interlocuteurs ?
L’industrie aéronautique avait de l’avance par rapport à la construction. La régulation n’a fait qu’augmenter les interlocuteurs et les contraintes, en particulier en déconstruction et impact sur l’environnement. Il fallait donc que toutes les informations sur l’ouvrage soient concentrées en un endroit pour que tous les acteurs puissent y accéder, que ce soit plus fluide. Le papier a ses limites. Avec les projets du Grand Paris nous avons vu les avantages à former les gens avec des profils hybrides. Il fallait concentrer non seulement la maquette mais toutes les informations et projets de l’ouvrage. L’échelle zéro du BIM c’est la 3D, la maquette, le BIM permet d’y voyager à l’intérieur. Le BIM 4D permet de rajouter et d’évoluer avec le temps, suivre les étapes de construction. Les 5 et 6D concernent les aspects thermiques.
N’y a-t-il pas le risque d’une architecture standard ?
Ce n’est pas la maquette ou le BIM qui réduisent l’espace de création, c’est la façon dont l’utilisateur s’en sert et, surtout, la pression du maître d’ouvrage sur les coûts. Le BIM est un univers en écosystème d’outils. La partie conceptuelle peut être plus traditionnelle mais l’insérer numériquement permet de tester cet ensemble. Cependant s’abstraire de l’écran, se débrancher doit devenir un effort, un exercice et même un réflexe. Il devrait y avoir autant d’univers que d’architectes. Or, je ne peux pas le nier, l’automatisation empêche de développer des réflexes et éloigne de l’introspection.
Nous ne pouvons pas nier non plus que des projets emblématiques, comme les bâtiments aux formes organiques ou les gratte-ciel à structures complexes, ouvrent de nouvelles perspectives pour l’innovation architecturale. Le BIM est devenu un outil clé pour réaliser les projets les plus ambitieux et innovants…
Le ONE BRYANT PARK (2) fut le premier gratte-ciel conçu tout en BIM. Le campus de CentraleSupélec Saclay – bâtiment Eiffel et bâtiment Bouygues (3) – a été conçu et réalisé intégralement en BIM. L’ENS PARIS-SACLAY aussi… (4)

Les promoteurs du BIM arguent qu’il permet de faire des économies ! Une ‘fake news’ ?
Pas du tout ! C’est majeur dans la consommation d’énergie avec des bilans beaucoup plus précis qui permettent d’envisager plusieurs scénarios – rajouter une fenêtre une aération – et leur impact. Comment réduire ou augmenter la consommation d’énergie ? Le BIM permet des simulations pour obtenir dans un volume aussi ouvert que le bâtiment OMA le dimensionnement au plus près des aspects énergétiques. Il faut tout de même garantir le confort thermique été comme hiver pour un volume aussi énorme. C’est Bouygues Energie Services qui était derrière les deux bâtiments Supélec Saclay, et qui a posé tous les tuyaux. Et ils peuvent gérer les pannes numériquement grâce à la maquette. C’est une maquette vivante…
En 2018, l’EPA Paris-Saclay a signé la charte « OBJECTIF BIM 2022 » qui prévoyait d’étendre la démarche BIM multi-échelle pour l’aménagement des espaces publics. Pour l’urbanisation de Saclay, le BIM n’a pas fait des miracles… (5)
Le BIM a été utilisé à Saclay comme outil de planification et de gestion urbaine. Saclay est un hub scientifique majeur qui rassemble universités, écoles d’ingénieurs et laboratoires de recherche. Ce n’est pas un village d’étudiants. Le plateau est vaste et les déplacements sont longs. C’est un environnement paisible et verdoyant mais l’éloignement des cafés, des commerces, demande une adaptation logistique et sociale.
Tout est loin.
Nous attendons la ligne 18 avec impatience mais cela ne changera pas les conditions de vie sur le plateau. Après il faudra rejoindre les écoles. D’un endroit à l’autre, il faut 30 minutes. C’est mieux que deux heures mais ce n’est pas rien. La faiblesse est le transport des guichets de la gare jusqu’à l’école. Cette génération est un peu sacrifiée. On table sur le modèle américain et le long terme. Le pari est d’amener des commerces. Jusqu’ici il y en a peu. Pendant ce temps il se construit aussi un nouveau bâtiment CentraleSupélec à Gentilly, aux portes de Paris… (6)
L’état initie désormais une démarche nationale pour encourager la généralisation du BIM. C’est BIM sinon rien ?
L’ambition concerne les 10D qui traitent de la sécurité. Trouver les points de risque du bâtiment, de chute, des zones à renforcer, ainsi que les impacts en cas de déconstruction : combien de m3 de béton, comment le détruire. On tend aussi vers la simulation : simuler dans l’avenir comment le bâtiment se comportera. Cela n’atteint pas la créativité mais peut la démultiplier, surtout s’il est question de projets de très grande échelle. Un aéroport, une gare, une centrale nucléaire ne se gèrent pas comme une maison ! Sur le plan de la maintenance le BIM bien utilisé est très intéressant, à condition d’avoir le bon dispositif et qu’il soit bien accompagné avec une cellule spécifique. Le BIM est un gentil messager entre des barons… Grâce au BIM, EDF ne veut que des plans numériques, le papier c’est fini…

Chez CentraleSupélec Saclay par OMA, c’est le paradis ?
L’outil BIM n’était pas ce qu’il est aujourd’hui, il y a eu des avancées majeures en coordination, en fluidité de l’outil, en précision, en intégration. À l’époque il n’y avait aucun outil qui intégrait les données d’acoustique, la maquette 3D était encore utilisée. Jusqu’à aujourd’hui, le processus n’est pas encore abouti. Il faut extraire les fichiers, transformer, et faire une simulation mécanique qui demande d’énormes ordinateurs. L’évolution se fait par vagues. Le bâtiment OMA est une réunion des différentes plateformes comme le BIM est une réunion des différents logiciels qui le composent. Le bâtiment Eiffel est conçu comme un bâtiment–laboratoire, un immense plateau multi-étages, traversé de vides et de transparences. C’est une halle de 155 par 122 m qui affirme son audace. En contrepartie, il n’y fait pas forcément chaud et le confort acoustique et thermique peut être affecté…
Propos recueillis par Tina Bloch
Postface
Du temps des cathédrales, les gens mourraient à 30 ans ; un enfant sur quatre avant 1 an, 46 % des enfants avant 14 ans, 2 à 5 % des femmes mouraient en couche. Pourtant, du temps des cathédrales, Maurice de Sully, évêque de Paris, conçut le projet de Notre-Dame et posa la première pierre en 1163 sur les fondations d’anciennes églises mérovingiennes. Il n’était pas architecte. Du temps des cathédrales vers 1250, Jean de Chelles fut le maître d’œuvre du transept nord et des premières parties du gothique rayonnant, puis Pierre de Montreuil poursuivit l’élévation des façades et des chapelles latérales. Le temps était long… En 1420, en 16 ans, Brunelleschi sut construire des dômes autoportants et inventer la double coque.
Au XXI siècle, il fallut seulement deux ans d’études et 30 mois de construction à OMA pour livrer CentraleSupélec Saclay. Désormais seul le BIM permet de modéliser intégralement ces structures en 3D, d’en analyser les contraintes, matériaux et interactions structurelles, sans avoir à recourir à des hypothèses approximatives. Ce ne serait qu’une question de vitesse… ?
En ‘97, dans un débat sur France 2, Paul Virilio (7) ne disait-il pas déjà : « Notre monde est à la fois catastrophique, apocalyptique et merveilleux. Il est les deux à fois. Tout va plus vite, tout est enrichissant et tout est plus dramatique ».
TB
(1) La « clash detection » en architecture et BIM désigne le processus d’identification automatique des conflits, interférences ou collisions entre différents éléments d’un projet de construction numérique, avant réalisation.
(2) ONE BRYANT PARK, connu aussi comme Bank of America Tower, est un gratte-ciel emblématique de Midtown Manhattan conçu par COOKFOX entre 2004 et 2014.
(3) Le Bâtiment Eiffel de Paris-Saclay a été conçu par OMA et livré en 2017. Le bâtiment Bouygues par GIGON-GUYER.
(4) Le bâtiment de l’ENS Paris-Saclay a été conçu par Renzo Piano (RPBW) et a été récompensé par le BIM d’or 2015…
(5) Lire notre série en trois volets Saclay, la ville qui existera peut-être ? (juillet 2025)
(6) Le nouveau bâtiment de CentraleSupélec à proximité immédiate de la Porte d’Italie, devrait être livré fin 2025 et pourra accueillir jusqu’à 1 350 personnes sur six étages et 5 710 m², à 5 mn du métro et du tramway.
(7) Paul Virilio (1932-2018). Philosophe urbaniste architecte, il est cofondateur du groupe Architecture Principe avec Claude Parent en 1963.
