Ilhem Belhatem, Mattias Piani et Vanessa Grob se sont rencontrés fin 2002 lors du Master Européen en Architecture et Développement durable (Ecole Polytechnique de Lausanne – Ecole d’architecture de Toulouse). En octobre 2003, ils ouvraient leur agence à Paris, dans 15m² rue Oberkampf. «C’est venu naturellement,» explique Vanessa. Voire.
En effet, une agence parisienne composée d’une Algérienne (Ilhem), d’une Chilienne (Vanessa) et d’un Italien (Mattias) n’est pas exactement «naturelle» même si la nature, ou plutôt sa sauvegarde, est au centre de leurs préoccupations. «Nous nous sommes croisés un jour, venant de trois continents différents,» explique Ilhem. Aujourd’hui que l’agence a pris racines et croît harmonieusement, ils peuvent en rire mais il leur a fallu avoir la foi en eux-mêmes chevillée au corps pour parvenir à s’installer comme ils l’entendaient. «On a galéré pas mal,» résume sobrement Vanessa. «Il a fallu jongler avec l’administration,» se souvient Mattias.
Cette situation atypique – trois ‘jeunes’ architectes, tous étrangers de surcroit – était encore compliquée par le fait qu’ils ne connaissaient personne à Paris. «Pas de réseau, pas Papa-Maman,» résume l’un d’eux. «Au début, nous n’évoquions pas trop ce contexte – nous pensions que les moments difficiles étaient peut-être dus au fait de n’être pas Français – puis nous avons compris que nous pouvions revendiquer cette différence,» se souvient Mattias.
Une évolution qui ne s’est pas faite en un jour car avant de proposer quoi que ce fût à un maître d’ouvrage, encore fallait-il qu’ils puissent s’entendre. «Il nous a fallu trouver les codes, notamment au niveau de la langue, pour que ça marche entre nous,» souligne Ilhem. «Trois regards différents sur un projet, c’est une chose, mais trois regards issus de trois cultures et trois expériences différentes… les confrontations sont encore aujourd’hui parfois un peu musclées et les phrases colorées,» convient Mattias. Tout le monde rit. «Nos échanges ne sont pas lisses, cela prend du temps mais là est la richesse. Selon la phrase consacrée, diversité = richesse. Pour nous ce n’est pas un vain mot, c’est du vécu. Nos projets sont signés Atelier D car ils sont issus de toutes les influences de l’agence,» conclut Ilhem.
Le ciment de ces influences est au cœur même de la vocation de l’agence. Le « D » de Atelier D signifie en effet développement durable (et sonne mieux que Atelier DD). Et si leurs chemins se sont croisés lors d’un Master Européen en Architecture et Développement durable, ce n’est pas tout à fait un hasard car tous trois se déclarent «militants» de la cause environnementale. Ils l’étaient donc déjà avant de se rencontrer, en 2002, soit bien avant que le mot soit devenu un gimmick de communication. Anecdote. En s’installant, ils ont cherché une banque et, avant de signer l’ouverture d’un compte, se sont enquis des «investissements durables» de l’établissement financier. «On nous regardait avec des yeux ronds,» se souvient Vanessa. Déjà que les raisons ne manquaient pas…
Cette volonté et l’engagement qui les animent pour le développement durable ont guidés leurs choix, qui les voient aujourd’hui aux manettes de Atelier D, installés toujours rue Oberkampf mais dans un local un petit peu plus grand. «Quand on vient de 15m², c’est gigantesque,» s’amuse Vanessa. Tous trois ont leur bureau en rez-de-chaussée, Ilhem et Vanessa l’une à côté de l’autre, Mattias en face. Une mezzanine avec trois postes, une petite salle de réunion. Les maquettes de leurs projets, posées ici ou là où il y a de la place, sont forcément dimensionnées au local qui les abrite. Sur les murs, des séries d’impressions de croquis de paysages méditerranéens. Sur une étagère, les prix dont ils sont lauréats.*
Pour Ilhem, l’architecture s’est imposée pour elle comme une nécessité, comme le fait de devoir quitter l’Algérie. «Pour faire archi en Algérie, il faut suivre un cursus de mathématiques, ce que font peu de filles. Mais mon contexte familial m’a permis de faire des études car mon père insistait pour que ses filles reçoivent une éducation,» raconte-elle. «Ce qui me frappait à Alger était la frénésie de construction de l’époque dont l’objectif premier n’était que de faire du recasement tant étaient tels les besoins, un peu comme en France après la guerre, tandis que la Medina tombait en ruine. J’ai donc été naturellement portée vers l’architecture.»
Mais son père ne veut rien entendre car il s’agit d’un «métier d’homme.» Ilhem fait la queue – «les places étaient chères,» dit-elle – et s’inscrit en cachette. A la sortie de sa promo, elles ne sont plus que deux ou trois à avoir fait tout le cursus. Dans le contexte de guerre civile de cette période, «parler d’architecture était un luxe,» se souvient-elle. «Tout ce qu’il était possible de faire était ailleurs, je choisis de partir.» Et, plus tard, de rester en France puisque, en tout état de cause, monter son agence en Algérie demeure encore aujourd’hui, pour une femme, difficile.
Vanessa, au Chili, s’est d’abord lancée dans l’architecture par dépit. «Je voulais être designer,» dit-elle. Mais à Conception, à 600 km au sud de Santiago, il n’y avait pas d’école de design et ses parents ne voulaient pas la laisser partir dans une autre ville. Va pour l’école d’archi donc. «Je transposais ce que je faisais en pensant au design,» se souvient-elle. «Mais j’ai eu ma première crise la première fois que j’ai fait une maison : merde, je fais de l’archi.» La ‘crise’ a duré et bientôt Vanessa s’est mise à regarder sa ville autrement. «C’est une ville coloniale typique avec sa place d’armes, l’église, la maison du maire mais c’est aussi une ville régulièrement détruite par les tremblements de terre et, au final, sans cohérence. Le problème de cette ville est qu’elle est très mal orientée. Il pleut neuf mois par an et comme les façades sont mal orientées, elles sont toujours vertes et moisies. Il n’y avait pas d’approche de l’ensoleillement, de l’effet venturi. Cela m’a interpellé. Et maintenant, je suis très fière d’être architecte.»
De fait, enfin parvenue à Santiago, elle travaille dans une grosse agence et devient enseignante à l’école d’architecture. «Mais j’avais toujours envie de partir.» Un séjour en Argentine, un autre au Mexique, même une visite à Paris n’étanchent son besoin de nouveaux horizons. «Tous les ans, je remplissais toutes les demandes de bourses pour tous les pays partout dans le monde,» dit-elle. C’est comme cela qu’elle obtient celle qui lui permet de s’inscrire au Master cité plus haut. L’école d’archi de Santiago attendait son retour. Elle attend encore. «Ici, je peux développer ce que je voulais en termes de développement durable ; au Chili, quand la première préoccupation est de se loger, le développement durable est un luxe.»
Le parcours de Mattias est apparemment plus linéaire. Un père architecte, à Rome, dont l’agence est à la maison. «J’ai toujours baigné dans l’architecture et toujours connu la difficulté de la condition d’architecte ; l’architecture pour moi était une évidence,» dit-il. Trois ans d’école à Rome, sauf «qu’en Italie, on habite chez ses parents.» Comme il ne se voit pas en Tanguy romain, il s’échappe, via Erasmus, à Barcelone. «J’étais dans des rails, alors j’ai bifurqué,» raconte-il. Ou plutôt changé de cap puisqu’il se retrouve bientôt dans un village de 100 habitants en Irlande, «prof de voile en été, réparateur de bateaux en hiver, mais j’avais gardé mes abonnements aux revus d’archi,» dit-il. Il vient donc terminer ses études à Paris (La Villette). «Je suis un marin, j’aime la mer, la montagne. Je sentais qu’il y avait là quelque chose de fondamental et je me suis vite intéressé à l’architecture de préservation,» dit-il. Un amour de la nature qui guide son choix lors de l’inscription au Master cité.
C’est Mattias qui, revenu à Paris à l’issue des six mois de travail intense dans le cadre de ce master, prend l’initiative d’appeler Vanessa, puis Ilhem. Il vient en effet de dégoter 15m² rue Oberkampf et leur propose de partager l’espace puisqu’ils doivent chacun écrire leur thèse. Ils sont à peine installés que la Mairie de Canal San Bovo, dans les Alpes italiennes, propose à Mattias la construction de l’Ecomusée du Vanoi (452m², 170.000euros), qui sera livré en 2005. Mattias embarque ses comparses dans l’histoire et l’aventure Atelier D peut commencer.
Ce premier projet leur offre l’opportunité de mettre en œuvre leurs idées. Les architectes font participer les habitants du village et, notamment, les différentes entreprises et les menuisiers sont locaux. Le bâtiment est une réussite. «Avec du bon sens, on peut déjà faire du D.D.,» souligne Mattias. Ils ne seront pas long à comprendre qu’il faut plus que du bon sens et une sensibilité pour mener à bien un projet D.D. «Nous nous sommes munis d’outils et avons acquis les connaissances et logiciels qui nous permettent de valider nos choix,» dit-il encore. Ils ont bientôt pris tant d’avance dans ce domaine, tout en évitant tout dogmatisme, qu’ils sont même, un temps, ‘consultant environnemental’ pour d’autres agences. Sauf que «verdir» des projets pour leur donner un vernis DD ne les emballe pas tellement, sachant qu’ils ne trouvent guère d’attrait à la HQE à la française. Aujourd’hui, ils sont leur propre bureau d’études environnemental et, quand ce n’est pas le cas, ce sont eux qui contrôlent le B.E. et non l’inverse, ne serait-ce que parce qu’un «logiciel, à l’inverse d’un architecte, ne prend pas en compte le site,» relève Ilhem.
Bref, Atelier D forge, un peu plus, à chaque projet, son expérience en matière de conception et réalisation d’une architecture «plus durable, respectueuse de l’environnement humain, social et paysager dans lequel elle s’insère.» «La réflexion part toujours du site et du climat. Le DD n’est pas d’appliquer une grille ou une démarche mais une réponse à des contraintes pas seulement énergétiques mais aussi sociales, économiques, etc. Quand on aborde l’aspect architectural, nous disposons désormais d’une série de concepts intégrés qui sont devenus des automatismes, quitte à justifier le DD a posteriori,» explique Mattias. «Désormais, nous faisons du durable que le client le veuille ou non,» se marre-t-il.
«Le DD doit être contextualisé alors que l’on s’aperçoit qu’aujourd’hui on concentre le problème environnemental sur les problèmes énergétiques et d’émission de CO². Le DD va bien au-delà de ces domaines,» poursuit Vanessa. «C’est devenu une course au label,» confirme Ilhem. «Il faut passer d’une vision mono-critère à une vision multi-critères,» dit-elle.
Sauf qu’en 2008, les architectes, voire les maîtres d’ouvrage et les industriels, sont désormais tous ‘HQE’ et le discours et la démarche cohérents de ces pionniers sont devenus inaudibles car noyés dans un déluge de communication plus ou moins vertueuse, plus ou moins intéressée et plus ou moins fiable. «A tel point d’ailleurs que nous n’osons plus communiquer sur notre compétence DD,» relève Vanessa. Comment de nouveau faire valoir leur spécificité et retrouver l’avance prise en 2002 ? D’autant que, estiment-ils, les changements climatiques étant à leurs yeux inéluctables, se pose désormais la question suivante : «Faut-il aujourd’hui prévoir le confort des habitants dans le cadre de futures conditions extrêmes ou encore tenter d’empêcher, du moins d’atténuer, la catastrophe ?» Leur engagement doit-il en ce sens devenir plus radical ?
Le tout dans un contexte, non dépourvu de cynisme, où politiques, industriels et maîtres d’ouvrage se sont approprié sans état d’âme le concept de DD pour leurs fins utiles, et feront de même pout toute nouvelle avancée conceptuelle, au point qu’aujourd’hui, en France, le développement durable est soumis plus au règne de la confusion et de l’effet d’annonce que de l’efficacité.
Il reste qu’Atelier D parvient désormais à convaincre sur les bases de son projet collectif. Ils ont en cours d’une part des projets de maisons individuelles, d’extensions et de surélévations qui leur permettent d’explorer la «réno écolo» comme le résume Vanessa. D’autre part ils travaillent sur des projets de logements et logements sociaux, ce qui correspond à l’un des axes stratégiques de leur recherche ; dans ce cadre, leur proposition Dense Cité (concours), est effectivement «une nouvelle proposition de ville compacte, tout en assurant les besoins individuels de chacun.» Enfin, ils travaillent sur plusieurs projets en Guadeloupe – dont la participation à création d’un cahier des charges environnemental en climat tropical – associés avec une agence dont l’un des fondateurs participait également au Master de Lausanne. On ne peut citer ici tous leurs projets mais une chose semble certaine, Atelier D est porté par la foi des convaincus de ses trois associés volontiers prosélytes. Et si l’agence est parisienne et destinée à le rester – «Paris est la plus belle ville au monde,» disent-ils – ils envisagent d’ores et déjà la création, un jour, de Atelier D – Rome, Atelier D – Alger et Atelier D – Santiago.
Leur réussite professionnelle – ils sont «heureux» disent-ils – se double enfin d’une autre passion partagée, la voile. Car Mattias n’est pas le seul marin. «Quand j’étais petite, je régatais avec mon père,» raconte Vanessa. Qui régate encore aujourd’hui dès que l’occasion se présente. Ilhem aussi dorénavant. En effet, tous trois, avec trois amis, ont acheté un petit voilier (6 mètres) avec lequel ils ont entrepris de faire, à leur guise, le tour de la Méditerranée. Ce sont leurs croquis de voyage qui ornent les murs de l’agence. Mattias enfin participe au Vendée Globe Challenge virtuel. «Je suis 65.000ème sur 140.000 participants,» dit-il. Mais c’est Vanessa qui s’occupe de régler son bateau virtuel quand il part en rendez-vous. Un autre travail d’équipe donc. Ce bateau abordera bientôt les 40ème rugissants, puis les 50ème hurlants où les icebergs sont un danger constant. Pendant qu’il reste des icebergs.
Christophe Leray
* « Esquisse verte 2002 », projet mentionné
« Festival des Petites machines à habiter », projet mentionné et publié sur architecture bois – 2005
« Galapagos franja 0° » 3ème prix – publié et exposé à la biennale d’architecture de Quito Ecuador – 2006
« Lo sguardo dell’architetto su Biella » – 3ème prix – exposé UIA – 2008
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 3 décembre 2008