Les projections des Nations unies estiment que la population africaine devrait doubler d’ici 2050, avec la moitié de ses habitants qui auront moins de 25 ans. Les défis urbains et architecturaux sont colossaux tandis que la population de chiroptères diminue. Chronique d’Abidjan.
Aussi loin que je me souvienne, mon père, promeneur sans pareil, aimait se balader après sa longue journée de travail dans les rues du Plateau, centre administratif et quartier d’affaires abidjanais. Le Plateau est un lieu où mes parents font partie des rares familles ayant choisi de s’y installer, après avoir fui la guerre civile au Liban. Mon petit frère et moi attendions avec impatience ces promenades, où nous avions pris l’habitude de n’y croiser presque personne ; les allées voisines semblaient désertes… à l’exception peut-être de ces petites taches noires perchées dans les arbres longeant les avenues.
À l’heure du crépuscule, ces créatures envahissaient le ciel du quartier d’affaires et leurs piaillements brisaient le silence profond qui régnait jusqu’alors sur la presqu’île. Qui sont donc ces êtres qui rythment la vie abidjanaise et marquent la fin et le début de ses journées ?
À la manière d’Italo Calvino, qui, en littérature, aspire à l’universalité par le traitement de l’exactitude, cette chronique cherche modestement, à partir du « particulier », à révéler des aspects plus larges de la vie à Abidjan… et peut-être même au-delà !
Ces petites taches noires sont donc le point de départ de cette chronique. À Abidjan, elles se comptent par centaines de milliers ; elles sont d’ailleurs les principales habitantes du Plateau, loin devant nous, homo sapiens. Pas très impressionnant, vous diriez-vous, étant donné que seuls 10 000 personnes résident dans le centre-ville (nous reviendrons sur cette particularité abidjanaise plus précisément dans une autre chronique).
Imaginez un instant un ciel assombri par des créatures noires, véloces, poilues, velues et crochues… Ce décor n’est pas de science-fiction ; à Abidjan, il est une réalité, au point de d’être un spectacle en soi ! Un spectacle tout à fait naturel offert par des chiroptères !
Inoffensives pour l’homme, voire bénéfiques, les chauves-souris font partie intégrante du paysage d’Abidjan et contribuent à en faire une métropole unique. Effectivement, Abidjan n’est pas une ville comme les autres. Ne serait-ce parce qu’avec Rio de Janeiro et son parc national de la Tijuca, elle est la seule métropole au monde à contenir au sein des limites de son territoire une forêt tropicale dense et primaire, en l’occurrence le Parc national du Banco.
Situé seulement à cinq kilomètres au nord du Plateau, le Parc du Banco est le poumon vert d’Abidjan, il réduit de manière significative la température générale de la ville. Avec la lagune Ebrié, qui serpente au sein de la capitale économique ivoirienne (lui octroyant d’ailleurs son surnom de « Perle des lagunes »), le Parc du Banco est source de vie et de fraîcheur pour la faune et la flore.
Pourtant, nombreux sont ceux qui pensent qu’Abidjan ne mérite malheureusement plus ce surnom. Les constructions anarchiques de remblais et la pollution plastique des eaux menacent fortement l’ensemble de l’écosystème lagunaire… les mangroves endémiques ne sont plus, ou très peu. Le creusement du canal de Vridi, qui relie Abidjan à l’océan Atlantique, au milieu du siècle dernier, avait déjà porté un coup à la vie lagunaire, en réduisant la température de ses eaux, modifiant ainsi ses propriétés ancestrales.
Depuis, les espèces végétales et animales ont su résister et s’adapter. Pas sûr qu’à ce rythme, la catastrophe naturelle pourra cette fois-ci être évitée…
Le même constat s’applique au Parc national du Banco. L’éclatement urbain qui touche la métropole ivoirienne et l’augmentation continue de sa population menacent l’existence même de ce dernier. Année après année, l’urbanisation rapide et incontrôlée grignote son territoire.
Le « terrain de jeu » de nos chers chiroptères, et celui de milliers d’autres espèces, se réduit donc. Car, si de jours les chauves-souris nichent, tète à l’envers, sur les nombreux arbres de la capitale qui leur servent de dortoirs, une fois la nuit tombée, elles se dirigent vers le Parc du Banco pour se nourrir.
Là-bas, elles jouent un rôle primordial dans l’équilibre écosystémique de la forêt en disséminant puis fertilisant de nombreuses plantes grâce à leurs défections garnies de graine. Et si c’est au Plateau qu’elles se retrouvent pour dormir, c’est parce qu’elles ont compris qu’en s’installant dans le quartier d’affaires sécurisé, elles sont à l’abri de leurs prédateurs naturels, et même des braconniers armés de lance-pierre.
Les chiroptères sont donc un symbole de résistance et de résilience. Résistance, car elles ont contrarié la tentative initiée par l’urbanisme colonial, au début du siècle dernier, de faire disparaître le caractère naturel des lieux. Résilience, car elles tentent encore de s’adapter au contexte d’urbanisation galopante et de frénésie du secteur immobilier qui touche la métropole ouest-africaine depuis le milieu du XXe siècle, et qui s’est accentuée ces dernières années.
Le défi de la préservation des espaces naturels et de la biodiversité en zone urbaine ne se limite pas à Abidjan. Il s’étend à tout le continent africain, particulièrement en Afrique subsaharienne. Le « berceau de l’humanité » est confronté à un défi démographique majeur : les projections des Nations unies estiment que la population africaine devrait doubler d’ici 2050, avec la moitié de ses habitants qui auront moins de 25 ans.
Cette croissance démographique accélérée présente de nombreux enjeux environnementaux et urbains mais, avant de plonger dans cette vaste problématique, revenons à Abidjan. La capitale économique ivoirienne peut être perçue comme un concentré de la situation continentale. Quelles leçons pouvons-nous tirer en explorant le passé colonial d’Abidjan pour mieux comprendre la situation urbaine, sociale et identitaire de cette dernière, et ainsi mieux appréhender les défis continentaux à venir ?
Entre les symboles de la ville africaine et ceux de la métropole postcoloniale, Abidjan incarne une dualité fascinante. Cette dualité peut être racontée par ce que les Abidjanais ont surnommé la « Dame du Plateau », qui est elle aussi tiraillée entre deux mondes.
Cette « Dame », c’est avant tout un lieu. Sa silhouette à la fois éminente et élancée est inscrite dans la mémoire collective ivoirienne. La dimension presque poétique, voire mystérieuse, que dégage cette « Dame » fait écho à la nuée de chauves-souris qui noircissent le ciel d’Abidjan… Qui se cache donc derrière cette figure triangulaire ?
Thierry Gedeon
Conteur d’architecture