I.M. Pei a eu une longue carrière avant de livrer en 1988, il avait 71 ans, la pyramide du Louvre du Louvre à Paris. L’histoire a retenu notamment sa ‘National Gallery of art’ à Washington ou l’hôtel de ville de Dallas ou encore la tour John Hancock de Boston. Mais elle a oublié que, à l’aube de sa carrière, l’architecte sino-américain a construit une petite série de maisons de ville à Hyde Park, dans le sud de Chicago. Elles sont toujours habitées. Visite.
Hyde Park, au sud de la ville entre la 50ème et 60ème rue, fut la première banlieue de Chicago. C’était là que vivaient les résidents les plus riches de la ville, près des plus belles plages sur le lac Michigan. C’est justement là, peu après son annexion par la ville de Chicago en 1889, que fut livrée en 1892 l’University of Chicago (aujourd’hui encore l’une des plus prestigieuses du pays) de style gothique et, dès l’année suivante, que fut installée l’exposition universelle de 1893, intitulée Columbian Exposition car elle célébrait les 400 ans de l’arrivée de Chistophe Colomb dans le nouveau monde en 1492.
Jusqu’à la fin des années 20, Hyde Park demeure ainsi le quartier privilégié de la très haute bourgeoisie industrielle et intellectuelle de la ville. Mais la crise de ‘29 porte un coup sévère à son développement et, entre le début des années ’40 jusqu’à la fin des années ’50, la plupart des membres de l’intelligentsia blanche fuient le quartier, ces derniers peu à peu remplacés par des habitants noirs et pauvres. Une sorte de gentrification à l’envers.
La misère s’approchant de plus en plus du campus de l’université, son chancelier, un certain Lawrence Kimpton, s’exclama enfin : «Nous nous battons pour nos vies – nous ne pouvons simplement pas diriger une université au milieu d’un bidonville». Comme l’université ne pouvait pas bouger, il a fallu transformer le bidonville. L’université et les riverains encore présents ont alors formé la ‘South East Chicago Commission (SECC)’ et mandaté l’architecte et ingénieur Harry Weese, qui avait son agence à Evanston, autre banlieue huppée mais au nord cette fois de Chicago, pour proposer un projet de réhabilitation du quartier.
Alors que c’était à Chicago la coutume disons de repartir à chaque fois de zéro – le grand incendie date de 1871 – et que c’était d’ailleurs ce qu’attendaient ses commanditaires, Harry Weese eut l’idée brillante de ne pas tout raser. A la place, il décida de garder tout ce qui avait un intérêt architectural et de débuter les nouvelles constructions aux endroits les plus insalubres et délabrés du quartier, ceux-là même qui donnaient droit à des aides de l’Etat fédéral. Son plan emporta finalement l’adhésion et aujourd’hui encore ce quartier a gardé, grâce à la mixité des époques, un cachet architectural que l’on ne retrouve nulle part ailleurs à Chicago. Bref, en 1954, Weese a achevé son plan d’urbanisme pour Hyde Park.
I.M. Pei est encore un parfait inconnu quand l’agence new-yorkaise Webb & Knapp dans laquelle il travaille est sélectionnée pour développer le projet de la SECC, dont le premier chantier doit démarrer en 1956. Nommé chef de projet, I.M. Pei quitte New York pour Chicago et apporte une variante d’importance au plan initial puisqu’il crée une «île» au milieu de la 55ème rue afin d’y construire de part en part deux immeubles de dix étages, les University appartments, qu’il dessine avec l’architecte Araldo Cossutta. Le programme incluait aussi des logements collectifs supplémentaires, un supermarché et des maisons de villes. Malin, pour ce vaste projet, I.M. Pei prend pour associé… Harry Weese, diplômé comme lui du Massachusetts Institute of Technology (MIT).
Les deux architectes également inspirés par l’architecture moderne se sont partagé le travail tout en gardant sa cohérence globale au projet, soulignés par l’usage de matériaux locaux, dont la pierre calcaire du Midwest en façade et la brique locale. I.M. Pei fan de Le Corbusier, avait déjà dessiné de grands immeubles de logements pour Webb & Knapp, dont la Kips Bay Tower à New York, et apportait dans ses cartons des innovations structurelles. Pei avait même développé un béton léger et bon marché qui, en allégeant la structure, permettait de dégager du budget pour faire rentrer la lumière et soigner les intérieurs. Si les deux architectes travaillent chacun leurs propres projets, ils ont fait vœu que tous les bâtiments se répondent et interagissent ensemble. La réussite est telle que les exégètes ne sont plus tout à fait sûrs de qui a fait quoi.
A la livraison des ouvrages, les critiques sont dubitatifs. Ils le sont encore même si l’un d’eux rappelle que si «ces bâtiments ressemblent à une forteresse, c’est qu’au moment de leur construction, c’était exactement leur fonction». Ce qui en dit long sur l’ambiance dans le quartier encore en 1960 quand les premières maisons sont livrées.
Il est aisé d’oublier, aujourd’hui qu’Hyde Park est l’un des plus beaux quartiers de Chicago, que les premiers habitants dans les premiers logements de ce nouveau quartier construit en plein milieu des taudis étaient des pionniers. Juliette Richman est l’une de ceux-là. Elle a aménagé en 1960 dans l’une des 15 maisons de ville qui venaient d’être édifiées. Elle y réside toujours. C’est là qu’elle a élevé sa famille. Sa maison est la seule dit-elle à être restée conforme au design d’origine. «Je n’ai absolument rien transformé car j’ai adoré cette maison le jour où j’y suis entrée la première fois», dit-elle avant de proposer le tour du propriétaire.
Sur de petites parcelles, I.M. Pei, supprimant la sempiternelle pelouse sur rue, a privilégié le jardin privé, derrière la maison sur lequel donne un très grand espace salon/salle à manger. Autre choix étonnant, une toute petite cuisine (selon les normes américaines), avec une fenêtre sur la rue protégée par des bardages verticaux. L’intimité de la maison est ainsi parfaitement préservée. Après l’entrée, l’escalier articule les circulations et mène aux quatre chambres de l’étage et au sous-sol, dont toute la surface est utile et suffisamment habitable pour des ateliers, chambres d’ami, studio, etc. Partout de la lumière, y compris zénithale pour l’escalier.
Rien de compliqué mais un confort d’usage dont l’aspect extérieur, sévère pour l’époque, ne laisse rien deviner. Seul regret de Juliette Richman, aujourd’hui une dame âgée, ne plus avoir assez de recul dans son petit jardin pour admirer ses deux arbres, devenus si grands… Elle se souvient encore du pari osé à l’époque d’aménager à Hyde Park, dans un coupe-gorge ! Aujourd’hui, elle reçoit des offres toutes les semaines.
Même les agents immobiliers en sont baba. En effet, tandis que le quartier retrouvait ses lettres de noblesse au fil du temps, les bâtiments de Weese et I.M. Pei furent déconsidérés, de par leur étrangeté même, jusqu’à ce que force fut de constater que leur dessin et leur qualité de construction passaient aisément l’épreuve du temps. «Je n’ai jamais rien eu à faire dans ma maison, juste l’entretenir», insiste Juliette Richman.
Ainsi que l’explique l’un d’eux, «ces maisons sont brutales et, aux yeux de certains, carrément moches, mais elles offrent en fait une très bonne alternative puisqu’elles permettent, surtout à Hyde Park désormais si cher, de vivre chez soi comme dans une maison mais au prix d’un appartement».
Ces maisons demeurent petites comparées aux standards américains mais l’organisation intérieure est si claire et si bien conçue que cela n’a finalement pas d’importance. Désormais, quand l’une est à vendre, rarement, elles partent en deux semaines. Compter 500 000 dollars, minimum.
Christophe Leray