Quelles leçons peuvent être tirées de la pandémie qui a rendu plus visibles les inégalités qui structurent la vie sociale, notamment celles qui régissent l’espace urbain et le logement ? Après le déconfinement, quelle Corona City ? Parmi les suggestions reçues à la rédaction, celle d’imposer aux maires d’avoir fait quatre ans d’études d’architecture ou d’urbanisme pour être élu. Farfelu ?
Avec les élections municipales à rejouer après le passage du virus, les maires vont se retrouver en première ligne pour adapter, ou non, l’urbanisme et l’architecture de Corona City. Encore faut-il qu’ils sachent qu’il ne s’agit pas en l’occurrence de déterminer la seule dimension des trottoirs…
Les réactions à la pandémie ne sont pas les mêmes selon que l’on se trouve à la campagne, sur le littoral, en ville. Mais partout la crise sanitaire est le rappel, salutaire s’il est permis de l’écrire ainsi, qu’il faut désormais considérer l’aménagement du territoire en regard des crises multiples à venir, qu’il s’agisse de canicules, d’évènements cévenols, de pluies diluviennes, d’inondations, de zones de submersion ou de pandémie, car il y en aura d’autres.
L’uniformité sur tout le territoire des actions de l’Etat se révélant souvent contre-productive, il est permis de penser que cet aménagement futur de l’espace urbain ne peut être analysé et mis en œuvre que dans son contexte local, avec une gestion de proximité et des circuits courts et souples. Il est clair par exemple que le modèle des ZAC contemporaines, tartiné ad vomitum dans le pays, n’est que rarement adapté au terroir qui les accueille.
Si le manque de politique claire et déterminée de l’Etat permet l’émergence d’initiatives locales plus ou moins heureuses, il demeure que l’aménagement des villes et des territoires, donnée essentielle à la qualité de vie comme l’ont rappelé les Gilets jaunes, est aujourd’hui confié à des adjoints à l’urbanisme retraités du bâtiment comme à Bourgoin-Jallieu, pharmaciens comme à Montpellier, ingénieurs informatiques comme à Laval ou Maubeuge, juristes comme à Aix-en-Provence ou encore financiers, comme à Paris pour le plus connu d’entre eux, voire ayant si possible fait HEC comme à Saint-Malo.
Sans compter évidemment le tout-venant des dentistes, vétérinaires, bouchers et autres notaires qui tous ont en charge l’avenir de leur commune, pour au moins cinquante ans dans certains cas, et qui sont autant de Monsieur Jourdain qui se targueront bientôt d’urbanisme et d’architecture.
Ce sont par exemple les mêmes qui, dans le règlement du concours pour une école, imposent comme critère à l’architecte d’en avoir déjà construites cinq en cinq ans, comme si eux-mêmes avaient déjà construit cinq villes, ou ne serait-ce qu’une seule école en tant que maître d’ouvrage. L’uniformisation de la France dans une grande médiocrité est d’ailleurs en partie issue de ces édiles qui, n’y connaissant rien, se cachent derrière leurs services administratifs, lesquels agissent selon leur logique administrative propre, souvent financière et comptable, avec les mêmes équations du nord au sud et de Brest à Strasbourg.
Comment faire alors pour que l’aménagement des espaces de vie des citoyens soit confié à des professionnels : les architectes et urbanistes qui ont fait de longues études pour acquérir un savoir-faire qui leur est propre ?
D’aucuns suggèrent logiquement que, à Corona City, soit imposée la présence d’un homme ou d’une femme de l’art dès le premier m² construit. Mais chacun sait à quel point la limite de 150 m² est aujourd’hui déjà joyeusement dévoyée, autant dire que cette vieille lune ne verra pas le jour.
Une autre idée, défendue notamment par l’association Architecte élu local (AEL), fondée en 2015, est d’inciter les architectes à se présenter aux différentes élections, « qu’ils aident à prendre les décisions les plus intelligentes en faveur de l’aménagement du territoire au sens large, sur le bâti, les espaces verts… », expliquait alors au Courrier des Maires Didier Chinardet, architecte et maire-adjoint à l’urbanisme et à l’aménagement durable du territoire à Epinay-sur-Orge.
Son appel n’a guère été entendu, les architectes et urbanistes ne se sont pas précipités sur les listes des candidats aux municipales et les 30 000 communes françaises ne compteront toujours, quand ces élections auront finalement eu lieu, qu’environ une centaine d’élus architectes.
Et pour cause. Sans même parler du facteur temps, le principal écueil à la vocation d’édile des architectes est le conflit d’intérêts. Un architecte adjoint à l’urbanisme ne peut pas travailler sur sa commune. Et si cela n’est éventuellement pas rédhibitoire, cela devient problématique dès le niveau intercommunal. Devenir élu régional revient pour un architecte à s’interdire de construire, sauf en Chine peut-être, et encore, il lui serait reproché ses absences aux débats de l’Assemblée régionale. Par exemple, André Malrait, décédé en mars 2020, était architecte DPLG et adjoint à l’urbanisme de Marseille depuis 1995. Il n’a plus jamais construit depuis cette date. La pratique de l’architecture par nature se prête donc peu à l’exercice du pouvoir.
S’il est très difficile aux architectes pratiquants de poursuivre une carrière politique, ne pourrait-on au moins rendre obligatoire à Corona City que l’adjoint à l’urbanisme, d’une ville de plus de 5 000 habitants disons, ait fait quatre ans d’études d’architecture ou d’urbanisme ? La politique ne deviendrait-elle pas en ce cas un formidable débouché pour les diplômés d’Etat (DE) n’ayant pas vocation à construire mais dont la formation permettrait d’œuvrer à la qualité future des espaces publics et privés ? Et cela permettrait de créer des cursus utiles d’études politiques dans les ENSA.
Au sein d’une communauté de communes par exemple, si tous les adjoints à l’urbanisme avaient ce type de formation, tous parleraient le même langage, partageraient la même connaissance des concepts, contraintes et enjeux architecturaux, urbains et sociaux ainsi que la capacité d’inscrire leurs projets dans un espace plus large que le seul entretien des trottoirs avec une vision à long terme de l’intérêt public. Tous connaîtraient les règles d’urbanisme, les normes de construction et du paysage et chacun ne coûterait pas plus cher qu’un adjoint lambda.
Certes, les architectes étant des femmes et hommes comme les autres, avoir fait des études d’architecture ou d’urbanisme n’est pas forcément la panacée mais, à moyen et long termes, une telle disposition réglementaire pourrait se révéler profitable à tous.
Excepté qu’aux dernières nouvelles, le gouvernement était plutôt dans une dynamique de numerus clausus destinée, au contraire, à restreindre l’accès aux études d’architecture dans les ENSA. Sans compter qu’une telle disposition barrerait de fait le chemin à des gens passionnés et disposant par ailleurs d’autres compétences, le poste d’adjoint à l’urbanisme étant souvent la dernière marche avant de devenir vizir soi-même.
Plus fondamentalement, même à supposer que dans Corona City tous les adjoints à l’urbanisme soient des sachants, il n’en demeure pas moins que c’est le maire qui est élu, le plus souvent sur un projet. Ce dernier ne peut pas lâcher la bride sur le cou de son adjoint en lui disant « vas-y puisque tu sais faire » pour au moins deux raisons. La première est le risque que la vision de l’architecte ne soit pas tout à fait celle du maire ; il ne faut qu’un seul chef et donc la vision du maire prévaut de toute façon.
D’autant que, deuxième raison, la responsabilité n’appartient pas à l’adjoint mais au maire. Il faut du courage pour exproprier et préempter des espaces et dix propriétaires en colère vont mettre la pression sur le maire, pas sur l’adjoint. Aussi, peut-être n’est-ce finalement pas si important que cela si l’adjoint à l’urbanisme est retraité des PTT ou fleuriste : tout dépend si le maire a un projet et, si oui, lequel.
C’est donc aux maires eux-mêmes, dont l’action la plus visible pour leurs administrés est justement l’aménagement du territoire – l‘essence de la politique – qu’une formation serait le plus utile. Pas quatre ans d’études évidemment mais au moins une initiation, disons, à propos des enjeux de l’aménagement du territoire sur le long terme et de la nécessaire cohérence de la communication à ce sujet. Ne serait-ce que pour qu’ils sachent décrypter seuls le discours d’un urbaniste, d’un architecte, d’un promoteur ou d’un constructeur.
Pour les nouveaux élus, avant qu’ils n’arrêtent tous les chantiers du prédécesseur, ne se lancent à corps perdu dans de nouveaux projets et ne réécrivent le PLU, ce qui prend deux ans au bas mot, une telle initiation en quelques semaines serait obligatoire. Ce qui, à l’aune des enjeux citoyens, ne serait sans doute temps perdu pour personne.
Améliorer à plusieurs titres la qualité des espaces de vie, et pas seulement en ville, est un objectif dont l’Etat semble enfin réaliser l’urgence. Puisque les maires en seront chargés – ils doivent bien se débrouiller aujourd’hui pour offrir des masques à leurs administrés – une telle initiation n’aurait cependant aucun sens sans les moyens ad hoc d’une vraie politique de transformation.
En effet, quand des communes, souvent les plus petites, n’ont plus de moyens, plus de bureau de poste, plus de médecin généraliste, plus de café, plus de transport public, plus rien, ce sont des pans entiers du pays qui sont insidieusement uniformisés selon une rigueur jacobine et financière plus virulente que jamais. C’est de cette catastrophe-là dont il faudra aussi parler dans Corona City.
En attendant, puisque les élections municipales finiront bien par avoir lieu, si les maires ont un projet d’intérêt général, ils trouveront toujours des architectes et des urbanistes pour les accompagner. Mais si pour faire la ville ils continuent de penser comme un boucher, un vétérinaire, un dentiste, un adjudant ou un financier, le meilleur des architectes ne pourra rien pour eux.
Christophe Leray
P.S. Comment faire pour que Corona City soit mieux adaptée aux diverses crises à venir ? Quelles propositions mériteraient d’être débattues ? Faites-nous part de vos suggestions. (contact[at]chroniques-architecture.com).
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