Des employé(e)s de la Cité de l’Architecture, qui brille de mille feux à Paris, menacent de faire grève ? Voilà qui n’est pas habituel ; ce serait en tout cas une première depuis l’ouverture en 2007 de ce haut-lieu de l’Architecture et du Patrimoine, trésor du Trocadéro. De fait, la Cité est depuis début janvier 2023 plus ou moins ouverte, ou plus ou moins fermée, c’est selon.
Malgré le temps gris et pluvieux, ou à cause de lui justement, d’aucuns souhaitant début janvier 2023 visiter à la Cité de l’Architecture l’exposition de Pierre-Louis Faloci, Une écologie du regard, ou celle sur les Global Awards ou celle sur les Arts déco France – Amérique du Nord, trouvaient portes closes. La Cité a finalement rouvert le 7 janvier mais, en guise de comité d’accueil, sur les escaliers, une manifestation de ces fameuses gens « en première ligne », visiblement en colère.
Il n’y a pas qu’eux puisque, le lundi 16 janvier, une partie du personnel de la Cité, solidaire avec les agents de sécurité en grève depuis le 2 janvier contre la société Korporate, a déposé un préavis de grève reconductible. Non que la menace d’une grève des employé(e)s de la Cité fasse frissonner quiconque mais il demeure que l’initiative, qui s’accompagne d’une pétition signée par au moins la moitié du personnel de la Cité, démontre qu’il y a quelque chose qui cloche au pays merveilleux de la Culture et de l’Architecture.
La Cité compte environ 120 salariés auxquels s’ajoutent près de 90 personnes employées par des sociétés extérieures, dont une cinquantaine d’agents de sécurité, dont les missions sont externalisées. La société Korporate, qui emploie ceux qui rouspètent sur les escaliers, a remporté le marché sécurité à l’occasion de son renouvellement le 1er janvier 2023.
Concernant cet appel d’offres – sur quels critères autres que ceux convenus ? A quel prix ? Etc. – disons gentiment que la communication de la Cité est lacunaire, le coût du marché n’ayant à notre connaissance pas été dévoilé, ni même aux délégués du personnel. Tout juste savons-nous que « Korporate a remporté l’ensemble des critères de sélection établis » du marché AC2022-04-lot 1, lesquels étaient répartis à 50/50 entre la valeur technique et la valeur financière, dont 5% sur le développement durable et la responsabilité sociétale*.
Toujours est-il qu’après trois ans, le contrat de Mondial Protection, l’ancien titulaire, était arrivé à son terme. Il aurait pu être reconduit d’un an, comme c’est souvent l’usage ; les marchés publics étant suffisamment compliqués qu’un an de gagné, c’est toujours ça. Ce ne fut pas le cas.
La Cité aurait peut-être souhaité se protéger d’un appel d’offres pour le 1er janvier 2024, année des Jeux Olympiques, au risque de se retrouver « au bout du marché » ? Une inquiétude légitime. En ce cas si Mondial Protection, qui n’a pas répondu à notre sollicitation, donnait satisfaction, il suffisait peut-être de renouveler son contrat. D’autant que, pour se garantir contre les retournements du marché, une société à 52 M€ de chiffre d’affaires, Mondial Protection, a sans doute les reins plus solides qu’une autre avec seulement 6 M€ de chiffre d’affaires, Korporate.
A noter cependant que Korporate, qui n’a pas répondu à notre sollicitation, a déjà au moins quatre contrats avec le ministère de la Culture (Fontainebleau, Orsay, le Palais de la Porte Dorée et le Centre des Monuments Nationaux). Avec la Cité, ça fait cinq, ce qui doit faire du ministère de la Culture l’un des plus importants clients, sinon le plus gros, de la société de Villepinte (Hauts-de-Seine). Ceci, les économies d’échelle par exemple, expliquant peut-être cela, la bienveillance du jury ou, au ministère de la Culture, dont le service-presse n’a pas répondu à nos sollicitations, l’habitude de la représentante du Service de contrôle budgétaire et comptable ministériel (SCBCM).
Pour autant, il semble acquis que la société Korporate, une fois intégrée, n’a pas rempli l’ensemble de ses obligations. « Toutes les clauses du marché convenu entre Korporate et les ex-salariés n’ont pas été tenues », reconnaît la Cité. Ce n’est apparemment rien de le dire à écouter les syndicats CGT-Culture et SNEPS-CFTC. « Korporate a usé de différents modes d’intimidation et de menaces verbales pour dissuader les agents de rester sur le site de la Cité où ils travaillent parfois depuis son ouverture en 2007. Plannings et rythmes de travail ont été modifiés sans consulter le personnel concerné : amplitudes horaires élargies avec plage de pause de plusieurs heures, agents de nuit amenés à travailler de jour et inversement, etc. Dès la reprise, des agents ont été affectés sur d’autres sites pendant que d’autres ont été affectés à des postes qui ne correspondent pas à leurs missions ou à leurs qualifications. Les tenues de travail remises sont usées, sales et pas ajustées aux salariés ». Du brutal. Et bonne année les gars et les filles ! La santé surtout !
« Ce n’est pas un problème de salaire mais de respect de la convention collective. S’il y a eu pourrissement, c’est que la Cité a laissé faire », s’insurge Youcef, au nom des salariés en grève de Korporate.
De fait, la Cité se retrouve embarquée dans une histoire qui a priori ne la concerne pas. « La Cité est otage de ce conflit et dans une situation compliquée. Elle ne peut pas dénoncer ce marché puisque le prestataire n’est pas en défaut de fourniture de service. La Cité est consciente de la situation mais l’institution ne peut pas se mettre en danger », indique Daphné Blouet, responsable de la communication.
Il demeure que c’est la Cité qui a lancé l’appel d’offres et son jury, dont Catherine Chevillot, sa présidente, qui a choisi son champion. Tout ça pour se retrouver dès le premier jour du contrat avec une grève embarrassante de ses agents de sécurité et l’établissement fermé pendant presque une semaine, en pleines vacances et congés des fêtes ! Qui aurait pu prédire ?
La clef est la sous-traitance, qui coûte moins cher que l’expérience, en tout cas moins que du personnel en poste depuis des années. En effet pour assurer l’ouverture de l’établissement, la Cité a donné le feu vert à Korporate pour un recours à la sous-traitance. C’est ainsi que, contournant la grève, si la Cité a rouvert le 7 janvier, c’est avec des agents de la société G2AS qui découvrent le site et qu’il faut former.
« La loi consacre de longue date le droit, pour le titulaire d’un marché public, de sous-traiter certaines prestations. Aussi, la Cité ne peut pas interdire à Korporate le recours à la sous-traitance dans la mesure où cette société a régulièrement soumis sa demande, à savoir la présentation de l’entreprise sous-traitante et ses modalités de paiement. Lors de la présentation de l’entreprise, la CAPA a pu vérifier les capacités de l’entreprise sous-traitante ainsi que le respect de ses obligations sociales et fiscales ce qui nous a ainsi permis d’agréer G2AS », explique la Cité. Dont acte !
L’établissement public assure ainsi que les personnes et les œuvres sont parfaitement protégées par ces nouveaux agents. Les salariés en grève de Korporate et une partie du personnel de la Cité semblent moins convaincus. Dans le labyrinthe de la Cité, il ne faudrait pas en effet qu’advienne un évènement spectaculaire à la Notre-Dame, les parapluies de ce début janvier risquant alors de n’être pas suffisants pour quiconque. Prudence donc à la Cité !
Quelle que soit l’issue prochaine de la querelle, elle laissera forcément des traces. L’architecture contemporaine témoigne de son temps, dit-on. Il ne faut donc pas s’étonner que ce soit justement à la Cité de l’Architecture que s’envenime ce genre de conflit, plaie inévitable de la sous-traitance quand elle tient lieu de politique sociale et industrielle dans un pays déjà à cran. Le tout donnant sans se tromper une triste image d’une institution qui, malgré ses atouts, peine déjà à exister.
Christophe Leray
* Les critères de sélection des offres du marché étaient répartis à 50%/50% entre la valeur technique et la valeur financière décomposées comme suit :
Pour la valeur financière :
– 40% pour les prix forfaitaires ;
– 10% pour les prix unitaires.
Pour la valeur technique analysée sur la base de l’offre du candidat (mémoire technique) organisé selon les sous-critères suivants :
– 10% compte-rendu de visite du site ;
– 5% méthodologie de la phase de déploiement ;
– 5% méthodologie de la phase Pilotage et de gestion globale ;
– 20% sur la méthodologie en exploitation opérationnelle ;
– 5% sur le reporting ;
– 5% sur le développement durable et la responsabilité sociétale.