
Les inondations bibliques d’eaux usées qui se déversaient dans la Tamise sont désormais détournées vers un immense réseau. Le tunnel Thames Tideway est le mégaprojet invisible de Londres, mais des architectes ont tout du long aménagé une série de nouveaux espaces publics, dont huit là où il n’y avait jusqu’alors aucun terrain. Chronique d’Outre-Manche au rapport.
Le 27 novembre 2024, 24,9 mm de pluie sont tombés sur Hampstead, au nord de Londres. C’est là que la Fleet River prenait sa source avant de devenir un égout. Lorsque de fortes pluies l’ont submergé, des effluents non traités se sont déversés dans la Tamise à hauteur du pont de Blackfriars, à seulement 250 m de la cathédrale Saint-Paul. Le même phénomène s’est produit dans d’autres égouts mais, en cette journée pluvieuse de novembre, 846 000 tonnes du cocktail d’eaux pluviales nocives de Londres ont été détournées vers le nouveau tunnel Thames Tideway, long de 25 km et d’un diamètre de 7,2 m, dont la capacité est deux fois supérieure. Pendant ce temps, au-dessus du puits de Blackfriars menant au « Super Sewer (super égout) », une nouvelle bande de terrain venait d’être créée, laquelle ouvrira ses portes en 2025 pour devenir le plus grand et le plus vert des nouveaux espaces publics de Thames Tideway.
Londres a toujours déversé ses effluents dans le fleuve. La situation s’est tellement aggravée lors de la « Grande Puanteur » de 1858 que des draps imbibés de chlorure de chaux ont été tendus à Westminster pour que les parlementaires puissent se réunir sans se sentir malade. Le gouvernement a rapidement donné son feu vert au projet de réseau d’égouts urbain conçu par l’ingénieur Joseph Bazalgette. Achevé en 1875, il a permis d’aménager des digues de granit et de majestueuses promenades arborées en bord de fleuve, de Chelsea à Blackfriars. Depuis, la population de Londres a triplé pour atteindre neuf millions d’habitants. Avec 60 rejets d’eaux usées par an, la mise en service du nouveau tunnel en 2024 ne pouvait pas arriver trop tôt.

Bazalgette avait une moustache incroyablement imposante, tout comme sa nouvelle statue de Tideway, l’une des trois de l’artiste Sarah Stanton. Construites sur des colonnes de jesmonite de 3 m de haut, elles « nous dépassent, observant les lieux comme des interlocuteurs silencieux », dit-elle. On y retrouve un écho involontaire aux statues emblématiques de Rapa Nui (île de Pâques), mais plutôt que de regarder vers le Pacifique, le lieu est celui des réservoirs de tempête d’Acton (Acton Storm Tanks), là où se trouve, 30 m sous terre, le début le tunnel avant qu’il se dirige vers le fleuve.
Le Thames Tideway réduit les débordements d’orage d’environ 95 %, dynamise l’écosystème fluvial et offre de nouveaux espaces publics. En 2010, le processus de conception architecturale, confié à Fereday Pollard, a débuté. La directrice, Clare Donnely, souligne que la Tamise est « le plus grand espace ouvert de Londres et nous souhaitons que les gens puissent en profiter ». Elle a dirigé les travaux de « définition des concepts et de coordination entre l’ingénierie et l’espace public, notamment en termes d’emplacements, d’agencements, d’orientation, de protection contre les inondations, de volumétrie, etc. ».

Les plans initiaux des 22 sites de surface du Tideway – depuis élaborés et réalisés par différents architectes – incluent des parcelles de nouveaux territoires londoniens. Tous sont destinés au public et sont principalement aménagés derrière des batardeaux temporaires où des puits de descente relient les anciens égouts au nouveau tunnel. L’aménagement paysager dissimule les trappes d’accès aux puits. Les créations de Fereday Pollard comprennent encore dix-neuf colonnes en bronze foncé de 5 m de haut qui se tordent tel un vortex, évoquant la dynamique des fluides tourbillonnant dans le grand tuyau. Sur leur pourtour sont inscrits des vers symboles de la poésie locale historique.
Conçu pour durer jusqu’en l’année 2 145, le tunnel part d’Acton vers le sud avant de suivre le fleuve, puis passe en contrebas avant de s’enfoncer sous les terres de l’est londonien. Il se termine à 70 m de profondeur, près de la magnifique station de pompage néobyzantine d’Abbey Mills (1868), conçue par Bazalgette et surnommée le « Palais de la Merde ». La construction du Thames Tideway, d’un coût de 4,5 milliards de livres sterling, a duré neuf ans, soit sept ans de moins et un quart du coût de la ligne Elizabeth, le super-métro londonien de type RER avec ses 21 km de tunnels jumeaux, inaugurée en 2022.
Le premier nouvel espace public central au-delà des anciens remparts du fleuve, Putney Embankment, a ouvert ses portes en 2024 dans l’Ouest londonien. À marée basse, sa place en granit de Cornouailles évoque le sommet d’une île perchée sur une haute falaise, suspendue entre la verdure idyllique en amont et l’intense activité urbaine sur et autour du pont de Putney, immédiatement en aval. Il est doté d’une colonne de ventilation vortex et de rames le long d’un bord faisant référence à la course annuelle d’aviron Oxford vs Cambridge qui commence là.

Le cabinet d’architectes Hawkins\Brown est chargé de la réalisation des sites centraux en aval, en collaboration avec les paysagistes Gillespies. « Chaque site a son propre caractère », explique Marko Neskovic, associé chez Hawkins\Brown. Parmi eux, Chelsea Quay, inauguré en avril 2025 face à l’Hôpital Royal en briques rouges (1692), où Christopher Wren s’est inspiré de l’Hôtel des Invalides de Paris, sans y inclure de dôme.
Chelsea Quay est également en brique, mais en argile foncée, avec quelques lignes horizontales de briques vernissées colorées, créées par l’artiste Florian Roithmayr. Sa forme organique en fait la plus fluide des nouvelles structures. Des marches vous élèvent de la rue et contribuent à atténuer le bruit de la circulation, puis de longues marches sinueuses suivent les courbes de niveau, vous menant vers l’eau. « Plus on s’éloigne, plus le calme règne », commente Neskovic. Encore plus bas, des terrasses vertes offrent un sanctuaire à l’écologie liminaire de la Tamise, régulièrement submergée par les hautes eaux.

Les autres espaces publics en aval ouvriront plus tard cette année (2025). La rive sud abrite Heathwall, une simple place trapézoïdale surplombant le fleuve, à côté d’une station de pompage près de la nouvelle ambassade américaine, d’un milliard de dollars (Kieren Timberlake, 2017). Vient ensuite une petite péninsule, juste en dessous du siège du Secret Intelligence Service (SIS) britannique (plus connu sous le nom de MI6), un immeuble néo-aztèque postmoderne (Terry Farrell, 1994) sur l’Albert Embankment.
Hawkins\Brown a rencontré le MI6, mais Neskovic n’a rien révélé. Il recouvre un puits menant au drain reliant le Brixton Storm Relief Sewer, autrefois la rivière Effra, deuxième source de débordement la plus importante de Londres. La nouvelle plateforme circulaire est entourée d’une large terrasse intertidale et est appelée l’île d’Effra. Le lieu n’est pas seulement destiné aux espions : par une courte promenade arborée au bord de la rivière, il sera relié à une place plus vaste, Effra Quay, construite sur un puits plus profond menant au tunnel Tideway. L’un des points forts est un banc sculptural représentant trois toilettes accolées, œuvre de l’artiste Richard Wentworth.

La plus formelle des créations foncières londoniennes de Thames Tideway se trouve juste en aval de Big Ben. Tyburn Quay doit son nom à une autre rivière londonienne disparue et se situe sur une étendue touristique très fréquentée, dominée par des monuments impériaux et des bâtiments d’État, où même les grands platanes semblent exprimer une puissance silencieuse. Le territoire reconquis est rigoureusement rectiligne : une plateforme avec un café sous un auvent linéaire de bronze et d’acier, avec une terrasse d’observation plus basse et en gradins surplombant le fleuve. Le granit récupéré sur le mur d’enceinte original de Bazalgette a été réutilisé.
Le site d’Hawkins\Brown le plus en aval se trouve à Blackfriars, dans le quartier financier de la City. Un puits de 24 m de large descend de 53 m jusqu’au nouveau tunnel, ici sous une nouvelle bande de terre de 200 m de long, pouvant atteindre 30 m de large, appelée Bazalgette Embankment. Cinq sculptures monolithiques en béton calcaire avec basalte noir et granulats de quartz, réalisées par Nathan Coley, évoqueront certains aspects de l’ingénierie de Bazalgette. En 2008, alors maire de Londres, Boris Johnston a proposé de restaurer la Fleet, une idée insensée car la rivière est ensevelie sous un développement urbain intense valant des milliards de dollars. Mais l’aménagement paysager de Bazalgette Embankment évoque le paysage fluvial disparu de la Fleet, qui est passé de la forêt aux marais.

Le dernier des nouveaux terrains londoniens est une extension du King Edward Memorial Park, semblable à une place, et l’un des cinq sites de l’est londonien réalisés par le cabinet d’architectes WW+P. Quiconque a déjà navigué le long d’autres sites reconnaîtra sa terrasse intertidale et ses colonnes de ventilation tourbillonnaires.
Les villes ont longtemps tourné le dos à leurs fleuves mais, aujourd’hui, les rives urbaines attirent touristes, fêtards et promoteurs. Le Thames Tideway apporte bien plus qu’une transformation des berges. C’est une bonne nouvelle pour les poissons, les oiseaux, les invertébrés et les plantes, de Londres jusqu’à la mer. Si vous allez aux toilettes londoniennes un jour de pluie, il est réconfortant de savoir que vos selles s’écouleront bientôt sous l’un des nouveaux joyaux de l’espace public du Thames Tideway.
Herbert Wright
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