Dans la plaine de Shinar, les hommes avaient voulu ériger un bâtiment pouvant toucher le ciel. Enfer et damnation ! La Tour de Babel ne fut jamais achevée. Aujourd’hui en France, malgré la technologie domestiquée, les projets de tours demeurent encore le plus souvent de papier. Avant de devenir légendes urbaines ? Florilège en cinq projets exemplaires.
Les utopies urbaines et sociales des années 20 : les villes-tours d’Auguste Perret
Au tournant des années 20, les utopies sociales et la doctrine de l’architecture moderne s’accordent au sujet de la surpopulation de Paris. Pour répondre à cette problématique, Auguste Perret publie à partir de 1915 un projet un peu fou. Il propose de construire entre la Porte Maillot et la forêt de Saint-Germain, plus de trois cent «tours-maisons». Ces constructions, hautes de 250 mètres, devaient aussi s’élever autour de l’actuel périphérique. Les immeubles de soixante étages étaient assis sur des socles de huit niveaux, reliés entre eux par des ponts.
Quelques années avant le film Metropolis, Perret était précurseur des programmes mixtes puisque les étages supérieurs devaient accueillir des logements tandis que le socle était réservé à des commerces et à des bureaux. Laissant de côté la complexité urbaine et sociale issue d’une ville presque deux fois millénaire, l’architecte proposait une architecture rationnelle dans laquelle l’habitat de masse devait répondre aux problématiques humaines et économiques.
Si ce projet n’a vu le jour, c’est peut-être en raison de la crise économique que la France a connue dès la fin des années 20, mais sans doute également en raison de son extravagance et de son envergure. En 1942, Perret finira par concevoir la tour qui porte son nom à Amiens. Achevée en 1960, haute de 110 m, implantée dans un quartier que l’architecte voulait à la fois résidentiel, commercial et tertiaire, elle fut longtemps la plus haute tour d’Europe.
Les épopées modernistes
Le Phare du Monde, Eugène Freyssinet, 1937
Le Phare du Monde fut présenté lors de l’Exposition Universelle de 1937 de Paris. L’ingénieur Eugène Freyssinet proposait une tour vrillée conçue en béton armé et haute de plus de 700 mètres. Le Phare devait accueillir le plus grand restaurant du monde, un hôtel et un solarium. Une route courait le long pour permettre aux voitures d’accéder à un parking au sommet.
La tour ne sera pas construite en raison des problèmes techniques architecturaux et mécaniques inhérents à un projet de cette ampleur. Un projet certes fou mais novateur et futuriste tant il présentait l’importance de l’automobile comme mode de déplacement futur.
Le plus étonnant peut-être est que ce projet était apparemment destiné au public américain, ce dont témoignent les dessins fantaisistes signés par un certain Williamson et les légendes en anglais. Eugène Freyssinet avait-il déjà inventé la communication ? Il est permis de le penser. D’autant qu’il pouvait déjà se targuer à l’époque de plusieurs records du monde pour la portée de ses ponts. Au final, l’ingénieur n’a jamais construit de tour nulle part, ni même de pont aux Etats-Unis.
La tour lumière cybernétique, Nicolas Schöffer, 1970
Au bord de l’actuelle autoroute A13, à 2 km du centre de la Défense, aurait pu culminer à 347 mètres au-dessus de nos tête un engin des plus curieux.
Imaginé dès 1963 par Nicolas Schöffer, sculpteur et peintre, le gratte-ciel avait une structure complexe à ossature en acier inoxydable. Toute une batterie d’instruments de mesure du temps, de l’air, de l’eau, devaient prendre place sur chacun des sept étages envisagés, ainsi que plus de 3 226 projecteurs de toutes couleurs et 2000 flashs, associés à 330 miroirs tournants de 40 mètres carrés, le tout commandé par un ordinateur central. L’objet, selon son concepteur, avait vocation à devenir une sorte de baromètre de la vie parisienne que l’on pourrait consulter à distance ainsi qu’un guide pour les avions supersoniques atterrissant à Paris-nord.
Exercice de style technologique, les études complètes furent achevées mais, malgré l’engouement des présidents De Gaulle et Pompidou, la tour ne vit jamais le jour, faute de financement. Pas découragé, Nicolas Schöffer proposa son projet pour le Liberty Parc du New Jersey et encore en 2002 après l’attentat des World Trade Center.
Au final, l’artiste est parvenu à construire une «Tour cybernétique» à Liège, en Belgique. Avec ses 52 mètres de haut, cette oeuvre d’art monumentale fut inaugurée en 1961. Des travaux de restauration sont en cours.
Les signaux urbains
La tour sans fin, Jean Nouvel, La Défense
Dès 1989, l’architecte Jean Nouvel propose à l’Etablissement public pour l’aménagement de la région de la Défense (EPAD) un élégant projet de tour cylindrique, minimal et d’une grande simplicité formelle : la tour, de 425 mètres, devait devenir la plus élancée du monde.
Installée entre la Grande Arche et le CNIT, elle devait, selon l’architecte, être une mesure pour La Défense et définir la verticalité du quartier. Les concepteurs avaient imaginé une construction aux limites floues, un objet évanescent tendant vers le fantomatique, dense en partie basse et dont le sommet, aéré, disparaissait dans les nuages. Cette impression était renforcée par un dégradé visuel. La base était conçue en granit noir, tandis que le sommet s’achevait par une structure de verre. Techniquement, et contrairement à la plus grande majorité des gratte-ciel américains, ici pas de noyau central; Jean Nouvel propose «des espaces libre sans géométrie contrainte»
Le projet, estimé à 274 400 000 euros, a été abandonné en 2000, pour des raisons financières et peut-être politiques.
A noter qu’en 1989 encore, Jean Nouvel proposait également un étrange projet intitulé Three Towers à Rotterdam, soit trois tours reliées en leur sommet par une passerelle, un design qui n’est pas sans rappeler le projet imaginé par l’architecte Moshe Safdie et livré en 2010 à Singapour.
Ironie de l’histoire, Jean Nouvel a construit des tours un peu partout dans le monde sauf en France, si l’on excepte la tour Horizon à Boulogne-Billancourt au socle anthracite tandis que le sommet s’achève par une structure de verre.
La tour signal, Jean Nouvel, La Défense (2007-2010)
La tour signal trouve ses racines dans un bruyant concours international d’architecture lancé en 2007 par l’EPAD et s’insérant dans le plan de rénovation du quartier d’affaires parisien.
Toutes les stars étaient au rendez-vous et l’équipe lauréate fut celle de Jean Nouvel, presque vingt ans après le début des études pour la tour sans fin. La tour devait «remettre Paris et sa région sur la carte de l’invention du monde urbain».
L’architecte conçut une tour parallélépipédique, de 301 mètres, soit 71 étages, formée de quatre cubes superposés. La construction était de verre et d’acier. Un écran numérique géant tournait à son sommet. La construction avait pour ambition de faire entrer le quartier d’affaires dans l’ère numérique et la révolution de l’image.
En guise de révolution, dès 2009, les investisseurs se retiraient du projet, évalué à plus de 600 millions d’euros. Devenu symbole de la crise immobilière et financière, il fut définitivement abandonné en 2010. Lot de consolation, Nouvel emporte en 2015 le concours des tours DUO qui seront édifiées au bout de l’avenue de France dans le XIIIe arrondissement de Paris. Livraison prévue : 2020
Bref, qu’ils soient architectes, ingénieurs, entrepreneurs ou artistes, les concepteurs de gratte-ciel à Paris se sont in fine bien souvent cassés les dents. Ce n’est pas Thom Mayne (Morphosis), lauréat acclamé en 2010 d’une tour Phare qui elle non plus ne verra jamais le jour, qui nous démentira.
Ce dernier projet fut définitivement abandonné en 2015 par Unibail, maître d’ouvrage. Bienvenue, sous la houlette de Christian de Portzamparc, aux tours Sisters, un projet à 630 millions d’euros au lieu des 900 millions initialement prévus. Quoiqu’il en soit, Herzog & de Meuron, avec le même client, peuvent croiser les doigts pour leur tour Triangle.
Léa Muller