Un nouveau phénomène se fait jour, la ville prescrite non par les urbanistes ou les architectes, ce qui serait un moindre mal, mais par des comiques.
Ainsi en est-il par exemple de Neom*, en Arabie Saoudite, dessinée par les décorateurs d’Hollywood et les scénaristes de Disney. Ce n’est pourtant pas compliqué la ville du futur, il suffit d’un dictateur sanguinaire et sans doute insomniaque pour rêver sa propre cité des Mille et une nuits. Bonjour le fantasme de toute puissance !
Il y a de l’espoir cependant, ces villes-là, nées dans la tête d’un despote, ont rarement de l’avenir. Voyez Naypyidaw, la nouvelle capitale de la Birmanie depuis 2005. Le moindre tyran venu n’est pas Alexandre, César ou Haussmann, à qui il ne leur serait d’ailleurs jamais venu à l’esprit de demander leur avis, encore mieux leurs idées, aux décorateurs du théâtre de guignol pour transformer Paris, Rome et le monde.
La tentation demeure pourtant encore aujourd’hui. En projet, avec le concours de Frank Gehry, Mark Zuckerberg, PDG de Facebook, a également pour ambition de créer une ville complète à destination des employés de la Silicon Valley : Zee Town. On dirait un nom inventé par un communicant de Bouygues mais, pour la modique somme de 200 milliards de dollars et le prix des pompes sur mesure à la taille des chevilles, supermarchés, dortoirs, hôtels et villas devraient bientôt voir le jour sur 80 hectares.
Ainsi en est-il également de la ‘Smart City’ imaginée à Toronto, au Canada, par Sidewalk Labs, filiale d’Alphabet, maison-mère de Google, qui ne pouvait pas rester en reste. (Amazon doit bien être en train de construire sa Delivery City quelque part. NdA). Dans ces cas-là, comme à Neom on l’aura compris, quand on a de l’argent à ne plus savoir qu’en faire et une armée de développeurs, d’informaticiens et les meilleurs mathématiciens de la planète pour mener un projet à l’architecture bien algorithmée, il n’est plus besoin d’architectes.
Tout a bien commencé pour Google en 2017 quand, à l’issue d’un appel d’offres, Waterfront Toronto, l’entité gérant les projets de revitalisation du front du lac Ontario, retient Sidewalk Labs pour l’aménagement d’un « quartier intelligent », comme on dit au Québec, sur une friche industrielle à l’est de Toronto.
Tellement intelligent le projet que les choses se sont rapidement mal goupillées. Dès octobre 2018, Ann Cavoukian, ancienne commissaire à la protection de la vie privée de l’Ontario et universitaire reconnue, démissionne de son poste de conseillère auprès de Sidewalk Labs. Elle évoque, citée par CBC News (22/10), la crainte que les données de vie privée collectées dans le futur quartier « ne deviennent vulnérables à d’éventuelles attaques de pirates informatiques ».
Foin des Cassandre, Sidewalk Labs demeure confiant et explique bientôt à Waterfront Toronto (Radio-Canada le 15 février 2019) que la société aimerait, pour son projet d’aménagement, réduire son impôt foncier. Le Canada, ce n’est évidemment pas la Californie en termes d’impôts et la surprise semble être de taille pour les algorithmes des comptables. En effet, ces derniers proposent de financer des infrastructures de transport en commun – « une ligne de train léger sur rail » – en échange d’une partie des bénéfices générés par les redevances d’aménagement et une réduction de son impôt foncier. Miracle, les meilleurs mathématiciens du monde ont inventé le PPP !
La preuve, Sidewalk Labs affirme que cet arrangement permettrait de construire une ligne de transport en commun « beaucoup plus rapidement que s’il fallait attendre du financement public », l’exploitation relevant toutefois d’un organisme public. Cet assaut de générosité trouvera bientôt une traduction concrète.
En effet, en juin 2019**, Sidewalk Labs soumet à Waterfront Toronto son « Master Innovation and Development Plan », un document fleuve de plus de 1 500 pages dans lequel l’entreprise décrit en détail son projet de « quartier intelligent » en imaginant un ‘IDEA District’ trente fois plus vaste que la parcelle sur laquelle portait l’appel d’offres initial. Trente fois ! Il faut quand même n’avoir peur de rien et s’imaginer tout puissant, comme un autocrate de base en somme.
La preuve, la société demande encore la création d’agences publiques dédiées et l’adoption de nouvelles réglementations, voire la création de toutes pièces, au mépris des lois canadiennes, d’un concept juridique inédit, celui des données urbaines. Dans le monde de la Smart City, ce n’est pas comment faire malgré les réglementations mais comment adapter la réglementation à mon profit !
En tout cas, octobre 2019 sonne la fin de la récré chez les Geeks en coworking : Sidewalk Labs et Waterfront Toronto parviennent à un accord dont les termes contraignent l’entreprise américaine à revoir ses ambitions à la baisse. Une phase de consultation publique s’ouvre alors, au terme de laquelle Waterfront Toronto devait rendre, en mars 2020, sa décision finale quant à l’opportunité de poursuivre ou non le projet.
23 février 2020, ça sent le gaz sous les claviers de Sidewalk Labs. Le magazine Engadget*** révèle que la commission d’évaluation technique, si elle a retenu nombre de prescriptions proposées par Sidewalk Labs n’en a pas moins recalé 16 d’entre elles. Elle a jugé par exemple que le concept fumeux d’appartements « efficient » et « ultra efficient » revenait simplement à diminuer leur surface de 7% par rapport à un logement standard. Google, un promoteur comme un autre ? En tout cas une entreprise dispendieuse. Quel besoin en effet de payer, cher, les meilleurs mathématiciens du monde pour un travail que n’importe quel programmiste pioché dans l’une des Majors françaises sait déjà faire, et il ne lui faut pas deux heures ? La Smart City, miroir aux alouettes au service des seuls intérêts économiques ?
Sidewalk Labs avait par ailleurs demandé à disposer de son propre système de code postal, le système canadien étant jugé « trop compliqué ». Les meilleurs mathématiciens du monde ont du mal avec un code postal ? En tout cas cette demande a rencontré une fin de non-recevoir. Waterfront Toronto a également sèchement rejeté la proposition d’une « canopée » protégeant les piétons de la pluie, du vent et du soleil, les Canadiens sans doute moins sensibles aux éléments que les Geeks de la Silicon Valley, à moins que les Canadiens ne lisent la presse française et pas les Californiens.
Sidewalk Labs a également dû oublier son traitement des eaux usées au système de digestion anaérobique, jugé inadapté et « trop compliqué » en regard de la taille de l’opération. Pourtant, les eaux usées, n’importe quel architecte s’y retrouve habituellement assez facilement avec des logiciels disponibles dans le commerce. Mais bon…
La filiale d’Alphabet a bien évidemment accédé à toutes les demandes d’amélioration du maître d’ouvrage, la décision finale étant de toute façon reportée à la fin 2020, les habitants de Toronto étant plus que jamais méfiants quant aux intentions de la multinationale de la pub.
Résumons. En trois ans, Sidewalk Labs a été contraint de revoir nombre de ses ambitions à la baisse. Pour rivaliser avec Facebook, Google se projetait au Canada sur un site de 77 hectares, Sidewalk Labs sera heureuse d’en développer 5 ! Cinq hectares ! C’est à se demander si les meilleurs mathématiciens du monde seront suffisants pour s’occuper d’une telle parcelle…
Encore plus tarte pour les apprentis sorciers de l’urbain, le 28 février 2020, l’agence Reuters a dévoilé qu’un autre comité, missionné par le gouvernement canadien cette fois, a demandé à Alphabet de justifier des avantages pour les citoyens de son projet à Toronto et, plus particulièrement, de l’importante collecte de données. « Concrètement, Alphabet doit aujourd’hui justifier ses projets de capteurs pour surveiller le trafic, le bruit, la météo, la consommation d’énergie et même la collecte des ordures », relève le site Siècle digital****. Google obligé de justifier les avantages qu’il apporte aux citoyens ? Voilà qui devrait se révéler intéressant.
Le géant d’Internet n’est ni le premier ni le dernier industriel à se rêver en grand ordonnateur de nos vies pour notre plus grand bien. Qui se souvient par exemple de Fordlândia, fondée en 1929 par Henri Ford, le puissant magnat de l’automobile, en plein cœur de la forêt amazonienne dans le but avoué d’assurer l’autosuffisance en caoutchouc naturel pour les pneus de ses voitures ? Entre autoritarisme et incompétence, l’expérience fut un désastre. A Toronto les nouveaux indigènes feraient bien de faire attention en effet.
Bref, la Smart City par les spécialistes du genre, c’est mal parti ! Des comiques disions-nous ! Pour le coup, autant laisser la ville aux architectes et urbanistes et filer sur Mars avec Elon Musk.
Christophe Leray
*Lire l’article du Monde (10 février 2020) Neom, le rêve hollywoodien de « MBS »
**Lire l’excellent Portrait de ville Toronto réalisé par Marie Baléo pour La Fabrique de la Cité
*** Toronto rejects some of Sidewalk Labs’ smart neighborhood ideas
****A Toronto la grogne des locaux contre Alphabet