« C’est la première ambassade dans l’histoire de la République que l’on rend dans les délais« , assure en riant l’architecte Jean-Philippe Pargade. La raison peut-être pour laquelle le Ministère des Affaires étrangères, à qui fut livrée en novembre 2004 la nouvelle ambassade de France à Varsovie, s’est montré à ce sujet d’une exemplaire discrétion. A découvrir donc.
L’agence de Jean-Philippe Pargade, près de Bastille à Paris, dans d’anciens locaux industriels, est toute blanche. La lumière, abondante, tient lieu de décoration car aucune image ou maquette des projets réalisés ne sont visibles : « il y a toujours de nouveaux projets sur lesquels nous devons nous concentrer« , explique-t-il. Les tables de travail sur tréteaux offrent justement cette flexibilité qui permet de s’adapter au cas par cas. Dans son bureau pourtant, quatre photos couleurs posées sans autre effort de décoration représentent d’étonnants abris de bus en béton en Lituanie. De son propre aveu, Jean-Philippe Pargade a très peu travaillé à l’étranger et, il y a peu, ne connaissait en rien les ex ‘pays de l’Est’. Ces abris bus, qui se sont imposés dans l’agence au point de déroger aux principes du maître des lieux, témoignent d’une découverte dont l’importance échappe encore, en partie, à son auteur.
C’est donc un peu par hasard que l’architecte découvre l’ambassade de Bernard Zehrfuss, construite en 1969 à Varsovie (Pologne) avec Henri Bernard et Guillaume Gillet. Il s’agit d’un bâtiment issu de la Guerre froide, défensif dans la forme et le fond. Truffé de micros et d’amiante, l’ambassade est composée de deux bâtiments séparés par une cour ; source de disfonctionnement quand ambassadeur et employés doivent passer de l’un à l’autre par des températures polaires en hiver. Surtout, les temps ont changés – le glacis soviétique est finalement décongelé – et il s’agit pour l’Etat français de redonner du lustre et une nouvelle image à son ambassade, la Pologne faisant désormais partie de l’Union Européenne.
L’ambition du maître d’ouvrage et de nombre d’architectes invités à s’exprimer est de raser « ce truc là » afin de reconstruire un nouvel objet mieux à même de signifier tant la modernité de la représentation française que son esprit d’ouverture. Jean-Philippe Pargade fait exactement la lecture inverse. « Je souhaitais défendre ce bâtiment car il est emblématique d’une époque, il offrait un grand potentiel à mes yeux et je trouvais intéressant le radicalisme de son principe de construction, cinq grands portiques métalliques et deux niveaux suspendus pour étages« , dit-il. « On y retrouvait tous les archétypes de l’architecture moderniste dont la puissance expressionniste ; c’était une icône, un objet à part« .
Bernard Zehrfuss avait été contraint d’adapter son projet – largement dénigré déjà à l’époque -à plusieurs reprises. « Plus on lui mettait de pression », raconte aujourd’hui Jean-Philippe Pargade, « plus il radicalisait son discours architectural« . L’histoire s’est en quelque sorte répétée. Jean-Philippe Pargade est d’abord parvenu à atteindre l’oreille amusée de qui s’étonne d’une opinion contraire. « Engagé dans une lutte avec des gens qui sont contre« , il a cependant, au fil du temps, fini par convaincre que son option était plus économique, qu’elle offrait de grands espaces – 22 mètres entre les portiques sans un seul poteau – et que l’adaptation contemporaine tout en conservant suffisamment d’histoire était possible. « Dans un pays qui a été entièrement démoli, garder quelque chose à une signification« , pense-t-il, estimant par ailleurs que rebondir sur une telle architecture « oblige » (il souligne le mot) à la qualité, à l’imagination, à l’ambition.
Architecte confirmé depuis belle lurette, c’est pourtant avec l’enthousiasme du néophyte que Jean-Philippe Pargade – 57 ans aujourd’hui – s’attache à résoudre un par un tous les problèmes posés par sa volonté de conserver l’existant, en premier lieu rendre visible l’effet de suspension de la structure. Cela sera acquis en s’appuyant sur une organisation horizontale des lieux – plus on monte, plus les locaux sont restreints au public – remplaçant l’organisation verticale entre deux bâtiments mise en place par Bernard Zehrfuss. Horizontalité soulignée par un socle de verre issu du décollement du rez-de-chaussée et du comblement des douves existantes, aménagement qui permet également d’introduire de la lumière naturelle dans les sous-sols. Horizontalité qui donne au bâti toute sa mesure puisque les planchers sont suspendus aux portiques, offrant ainsi de vastes plateaux libres de toutes contraintes. « C’est effrayant comme sont habituellement cloisonnées les ambassades ; je trouvais intéressant que les 120 personnes qui y travaillent puissent se parler, se rencontrer dans de grands espaces paysagers« , dit-il. Des passerelles métalliques et une salle de réunion suspendue, elles aussi en lévitation au-dessus du vaste espace du rez-de-chaussée, non seulement lient entre eux les deux ensembles existants mais offrent au regard des lignes de fuite qui soulignent encore davantage ce principe.
Le fonctionnement entre les deux corps de bâtiment ainsi réorganisé, la cour fut donc fermée par une verrière qui se prolonge en toiture inondant l’ambassade de lumière naturelle, impression soulignée également par les cloison en verre qui semble démontrer le souci nouveau de transparence de l’Etat français vis-à-vis de ses hôtes, tant d’ailleurs pour le grand public au rez-de-chaussée que pour les employés de l’ambassade, Français et Polonais, dans les étages, les espaces privatifs et confidentiels au dernier étage n’en restant pas moins protégés. Les escaliers en béton de Zehrfuss furent les seules victimes collatérales de ce réaménagement.
Ensuite, il fallut résoudre l’aspect purement technique lié au confort nécessaire d’un bâtiment du XXIe siècle, dans un ouvrage qui en manquait cruellement, et dans un pays qui connaît de gros écarts de température. A noter à ce sujet que la verrière est pourvue de chenaux chauffants destinés à faire fondre la neige. L’architecte ayant souhaité, pour garder la silhouette d’origine du bâtiment, éviter les locaux techniques en toiture, il fallait donc trouver des endroits pour les « cacher« . Enfin répondre aux nouvelles contraintes de protection au feu s’imposait, une problématique loin d’être anecdotique dans un ouvrage aux charpentes métalliques. Le tout bien sûr sans dénaturer la vision d’une structure que l’architecte s’était appliqué à révéler.
Enfin, il y avait la façade, composée de panneaux en aluminium moulé de Jean Prouvé. Panneaux qui firent l’objet d’une attention affectueuse et déterminée. Le panneau lui-même est une vraie sculpture tout en étant un bel objet industriel, la notion de moule étant encore expérimentale à l’époque où Jean Prouvé les a conçu. « Pourquoi refaire des façades alors qu’on dispose de ces panneaux« , s’interroge l’architecte. Haut de 4,50m, larges de 1,30m, ces panneaux de 10mm d’épaisseur déterminent de fait la trame de l’immeuble, « une règle sacrée« , sourit Jean-Philippe Pargade, qui l’appliquera à la verrière. Sauf que l’aluminium s’oxyde, devient noir et que l’architecte devait leur rendre un éclat durable. C’est avec des artisans du Faubourg St Antoine à Paris qu’il a trouvé la solution ; un traitement de surface au Xylan, un enduit fluoro-polymère habituellement utilisé dans la construction off-shore, qui non seulement rend sa couleur et son brillant à l’aluminium mais également le préserve dans le temps de la corrosion et des salissures. Chaque panneau fut donc démonté, son isolation renforcée, puis doté d’un double vitrage avec un store inséré entre les deux vitres avant d’être remonté en façade.
Le chantier, très technique, n’a pas posé de problèmes insurmontables. Au contraire puisque l’architecte a repris à son compte l’idée de Zehrfuss d’utiliser les portiques de la structure en tant qu’instrument de levage. Pour un architecte qui depuis des décades cultivait son pré carré en France, travailler avec les artisans polonais s’est révélé « passionnant« . Pour finir, le traitement paysagé, symétrique mais conçu de façon asymétrique par rapport au bâti, ainsi que la disparition des haies d’arbustes, ont permis d’ouvrir la perspective d’un édifice auparavant caché au public.
« L’ambassade a gardé toute sa force structurelle mais avec un aspect neuf, moins brutal. Je pense qu’elle offre ainsi une image forte, puissante et en même temps accueillante. Elle joue ainsi sur les deux registres« , explique l’architecte. C’est le moins que l’on puisse attendre d’une ambassade. Livré en temps et en heure (moins de deux ans de travaux) pour un coût d’environ 12 millions d’euros (dont deux millions consacrés au désamiantage), l’ambassade a reçu les éloges de la presse polonaise.
Jacques Chirac devait inaugurer l’ambassade, il n’est pas venu. Le ministère des Affaires étrangères n’a, pour sa part, pas ou peu communiqué en France même si le ministre lui-même, Michel Barnier, s’est déplacé pour l’inauguration. Jean-Philippe Pargade ne s’en offusque pas. « C’est un projet un peu exceptionnel pour moi« , dit-il. « Le sujet sort des sentiers battus et j’ai le sentiment au final d’avoir pu m’exprimer avec plus de liberté que sur certains projets créés ex nihilo. Le travail sur cette époque de l’après-guerre dispose d’un nouveau potentiel d’exposition. Je n’en suis pas certain mais je pense être l’un des premiers à m’intéresser à ce sujet, c’est très stimulant« , conclut-il. Les abris bus lituanien en béton auraient-ils trouvé leur conservateur?
Christophe Leray
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 9 mars 2005