
La 19ème Biennale d’Architecture de Venise bat son plein. Ouverte jusqu’au 23 novembre 2025 et placée sous le commissariat du directeur du MIT Senseable City Lab, à savoir Carlo Ratti, cette édition se veut l’interface de toutes les intelligences réunies, quelles soient naturelles, artificielles ou collectives. L’avant-garde était donc réunie dans l’ancienne république millénaire. Commentaires…
Un titre bien pratique, une exposition en forme de parc d’attractions, un vrai chantier
Le commissaire général de la Biennale d’architecture de cette édition 2025 est un ingénieur designer davantage qu’un architecte, cela se voit. À la tête d’un laboratoire dont la principale mission est d’explorer les liens entre « technologies numériques », « habitants » et « environnements urbains » afin d’envisager l’avenir sereinement.
Après avoir parcouru l’exposition « Intelligens », tout le long de la Corderie, un sentiment diffus parcourt tout votre corps. Comme si ce dernier allait se liquéfier, se transformer en données numériques afin d’être malaxées dans une turbine pilotée par un agent numérique conversationnel, pour ne pas dire une IA.
L’enchaînement des présentations d’agences associées à des laboratoires, ou pas, vire, au mieux, à l’exposition des dernières inventions au concours Lépine, au pire, à la déambulation dans un parc d’attractions sursaturé. Quelle fatigue visuelle, sonore et corporelle, lorsque vous essayez de vous glisser entre les installations qui littéralement vous agressent. L’avenir radieux promis où les technologies seraient au service des humains, semble nous affecter à l’inverse.
La Biennale d’architecture de l’an 2000, au titre revendicatif de « Less Aesthetics, More Ethics » et dirigée par l’architecte Massimiliano Fuksas, englobait pour celles et ceux qui avaient eu le bonheur de la pratiquer les prémices et les promesses d’un monde où nous devrions faire avec l’arrivée massive des « nouveaux médias » comme nous le disions à l’époque. Vingt-cinq ans plus tard, l’éthique est aux abonnées absentes et l’esthétique sert au mieux de « Greenwashing ». Dommage car il faut bien composer avec les trois lignes de force – Naturel, Artificiel, Collectif – en jeux dans cette biennale. En revanche, ce n’est pas en nous considérant comme de simples données parmi d’autres que nous allons perdurer. Imaginez si nous devions finir en 0 et 1 dans une machine ; une coupure de courant et c’est fichu !
Heureusement, avant d’arriver à cette situation problématique, il nous reste encore du temps… des livres nous attendent.
Cela tombe bien, le plus pertinent des pavillons de cette Biennale n’est autre que la librairie dessinée par Diller Scofidio + Renfro. Véritable petit bijou d’invention en résistance des matériaux, cette structure temporaire est autoportante et transportable. Dans sa forme, cette architecture mobile renvoie au pavillon dessiné par James Stirling qui fut longtemps la librairie principale de la Biennale. Implanté à deux pas de là, dans les Giardini, le Pavillon Electa (éponyme de la maison d’éditions et de librairies), est un petit trésor d’inventivité architecturale. Malheureusement, il a été délaissé par Electa, « La Libreria » (2025) des architectes new-yorkais lui rend un bel hommage.
Quelques livres dans les poches, nous voilà partis à marcher dans la cité aux mille tableaux vivants.

Le plaisir de vivres dans des tableaux
Chaque pas posé sur le sol des innombrables pavés de Venise vous expose à devenir un des nombreux personnages qui circulaient dans la foule de tableaux de vues urbaines accrochés aux quatre coins du monde dans des collections publiques ou privées. Ce style de peinture à un nom : le Védutisme. Une « Veduta » (« vue »), des « Vedute » sont des peintures perspectivistes très détaillées de Venise à l’heure de son aura.
Au XVIIIe siècle, Venise est une étape obligée pour les aristocrates de l’Europe dans leur Grand Tour (voyage culturel dans le but d’aiguiser leurs humanités afin de devenir un être urbain). Ils deviennent de gros acheteurs de « Vedute » car celles-ci leur permettent d’accrocher dans leurs demeures des souvenirs de la cité des Doges. Vues du Grand Canal depuis une embarcation flottante, vues de l’arrivée devant le Palais des Doges depuis la lagune, représentations plus ou moins fidèles des fêtes officielles et des nombreux canaux de la ville, les artistes comme Canaletto, Bellotto et Guardi, en donneront les plus belles factures.
Si les deux premiers utilisent les jeux de lumières sur les bâtiments afin d’en montrer la magnificence, Francesco Guardi joue quant à lui, sur l’emplacement de la ligne d’horizon dans le tableau. Voyant sa cité en train de dépérir à petit feu*, Guardi accentue la place des cieux et de la lagune vénète dans ses toiles, résultat, l’architecture s’y noie tandis que le ciel et l’eau s’y embrassent.
Ne serait-ce pas une métaphore avant la lettre de la Biennale 2025 ?
Comment ne pas voir la liquéfaction de la physicalité dans toutes ces propositions architecturales où la technologie numérique remplace la matière par une imagerie binaire fantomatique ? L’espoir demeure cependant car en dérivant dans les ruelles de la ville, nous pouvons tomber sur un chantier particulier. De l’autre côté d’un muret en briques rouges, un échafaudage d’aspect classique se distingue d’une multitude de feuillages verts, étrange chantier devant nous. Si les balustrades semblent être là pour leur fonction première – protéger de la chute dans l’eau – les différents montants, moises et diagonales ne servent pas à protéger les ouvriers mais à encadrer des planches recouvertes de textes et d’images.
Nous sommes face à la proposition du regroupement d’architectes – Dominique Jakob, Brendan MacFarlane, Martin Duplantier, Eric Daniel-Lacombe – ayant pour mission de représenter la France à la Biennale. Nous sommes à l’arrière du Pavillon français, en contrebas, un endroit jamais pratiqué pendant la manifestation. Mais comme le bâtiment néoclassique de 1912 est fermé pour travaux, les commissaires ont décidé, intelligemment, de faire croître en grappe les échafaudages présents pour la rénovation. Belle idée architecturale. Toutefois, si les espaces de déambulation engendrés par cette installation-architecture sont agréables à pratiquer, franchement la lecture des 50 projets n’est pas aisée. Heureusement reste le catalogue. Lui au moins, nous pouvons le lire tranquillement dans un bon fauteuil et ainsi, apprécier à leur juste valeur les propositions urbaines et architecturales. D’autant plus que le thème choisi par les architectes, « Vivre avec », est tellement d’actualité qu’il mérite du temps pour en prendre la teneur.

Une fois passé le pont entre le quartier Sant’Elena et les Giardini de la Biennale, celui de la prise la vue de l’échafaudage dont il était question à l’instant, nous longeons la Viale Giardini Publici. Sur la droite la végétation règne et les odeurs des Jasmins étoilés font chavirer de bonheur. Le regard n’est pas en reste, il suffit de tourner la tête légèrement sur la gauche, et là vous êtes littéralement dans un Guardi. Plus particulièrement celui au titre explicite « La Lagune ». Peint vers 1780, il est visible à Milan, dans le Musée Poldi-Pezzoli. Ce tableau montre au premier plan un gondolier, il appuie fortement sur sa « Forcola » (Rame) pour se glisser sur les mouvements de la Lagune. À l’horizon, le bâti vénitien signale de manière furtive la différence entre l’eau et le ciel.
Aujourd’hui la gondole est remplacée par un taxi ou un vaporetto ; à l’horizon, l’architecture est toujours debout, malgré tout ; et la couleur de l’eau se différencie légèrement du ciel nuageux. Tout n’est donc pas perdu.
Et le plaisir de vivre dans des tableaux est à goûter avec démesure.
Rendez-vous à Venise…

Christophe Le Gac
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* Guardi meurt en 1793, Napoléon mit fin à la millénaire Sérénissime République de Venise en 1797, le peintre avait senti la fin d’une époque qu’un tyran est venue conclure.
** Vivre avec, catalogue du Pavillon de la France, sous la direction de Dominique Jakob, Brendan MacFarlane, Martin Duplantier, Eric Daniel-Lacombe, 2025, Flammarion