J’ai eu l’occasion en septembre 2021 de découvrir pendant deux jours la 17ème édition de la Biennale d’architecture de Venise. De l’Arsenale aux Giardini, notes de randonnées.
Il est certainement difficile de tirer de ces dizaines de pavillons nationaux, dizaines d’expositions et centaines d’interventions diverses une quelconque critique globale qui ait du sens puisque le propre d’une biennale est que chacun peut y trouver ce qu’il cherche. À Venise, jusqu’au 21 novembre 2021, les amoureux de l’architecture y trouveront des petits, ceux de l’art contemporain, avec parfois un fil ténu avec l’architecture, aussi.
Ainsi, autant évoquer ici quelques souvenirs épars de ces longues promenades.
Revenons tout d’abord sur la question posée par Hashim Sarkis, le commissaire de cette biennale : comment vivrons-nous ensemble ? (How will we live together?). L’interrogation en elle-même sous-tend une sorte d’effroi devant le futur auquel nombre d’exposants ont donné libre cours. Pour le coup, le visiteur sort de certains pavillons avec l’envie de se pendre : c’est trop tard, c’est foutu ! A elle seule, l’installation de Claudia Pasquero et Marco Poletto intitulée BIT.BIO.BOT – « une habitation prototype et expérience collective dans l’architecture biotechnologique », nous est-il expliqué – permet de se convaincre que l’humanité est déjà sous perfusion.
De fait, face à la catastrophe annoncée, les pavillons multiplient les réponses convenues (au moins les Scandinaves et les Américains savent comment faire avec le bois) et les recettes miracles, qu’il nous faut imaginer au travers d’un petit bout de jardin, d’une bêche toute neuve et d’une plante qui n’a jamais vu le soleil pour bien signifier que l’avenir est dans le jardin partagé. Tous ces outils de jardin sont justement joliment stylisés par des gens qui d’évidence n’ont jamais utilisé une pioche ou une bêche de leur vie. La nature, elle est belle quand elle est rêvée, moins attachante quand elle vous colle des ampoules aux mains. Sans parler des moustiques.
Un peu perdue parmi les artefacts, noter cependant la tour de Lina Ghotmeh. A Beyrouth, la catastrophe n’est pas annoncée, elle a eu lieu. Elle a lieu. Elle aura lieu. De quoi inviter à la modestie.
Il est vrai que la question posée par Hashim Sarkis a le mérite de n’engager à rien : à chacun de se débrouiller pour offrir son interprétation de ce concept mal défini, ce qui laisse la place à l’imagination, et il en faut parfois pour suivre le fil des idées de quelques-unes des œuvres présentées. La bobine de Ramsès en cire d’abeille par exemple est un bel exemple de jolie chose, qui doit se manger en plus je présume, mais quel est le message : la cellule pour la population ouvrière, voire industrieuse, au sein d’un monument exaltant un passé révolu depuis deux ou quatre mille ans ?
Ou encore, une installation avec des poteaux, solides, fabriqués en matériaux de récup. Étonnant ce qu’il est possible de faire avec du café moulu mais bon, cela répond-il à la question posée : comment vivrons-nous ensemble ? Ou alors, pour que de telles innovations soient réellement vertueuses, il faut produire du café moulu en proportions gigantesques, industrielles. Sinon, c’est bien joli et intéressant mais ne répond guère aux enjeux de la catastrophe annoncée. Surtout pour ceux qui boivent du thé.
On retrouve dans le pavillon français cette attention au détail qui cache la forêt. Comment vivrons-nous ensemble ? En communautés semble répondre Christophe Hutin. Certes chacun dans son petit coin est vertueux mais l’échelle de la planète, comme semble l’indiquer Hashim Sarkis, n’est pas l’échelle de son bout de rue ou de son bout de jardin. Sinon une petite fourmilière sur la terrasse, c’est déjà de la biodiversité.
Il est certes difficile face à une telle question ouverte de définir une position tranchée, sinon radicale – nul n’est devin, même si les architectes sont censés avoir cette capacité de projection – et il y a évidemment souvent loin de l’intention invoquée à la réalité physique de l’objet construit et de l’émotion qu’il suscite. De fait, là encore, chacun perçoit après tout le monde comme il l’entend. D’aucuns parviennent cependant à cette synthèse singulière, souvent d’ailleurs sans blabla inutile.
C’est le cas notamment du pavillon péruvien de l’architecte Felipe Ferrer dont l’exposition intitulée « Playground: Artifacts to interact » (Aire de jeu : des artéfacts pour l’interaction) laisse un souvenir durable.
Le projet, explique la brochure, a été conçu autour des problématiques urbaines et de l’appropriation des espaces publics, « en forte augmentation dans différentes régions du pays, notamment dans la ville de Lima, avec un élément principal : les barreaux ou grilles, dont la présence traduit essentiellement la crainte de l’autre ».
La mise en œuvre consiste en un jardin public stylisé, qui tient ici autant du jardin de poupée à l’échelle 1 que du mail de Tim Burton (période Beetlejuice), occupant quasiment tout l’espace. Dans ce square d’apparence accueillant, de la verdure, des bancs, des accessoires de jeux pour les enfants, le tout original et dessiné avec goût. Ne manque que les pigeons en origami. Nul ne peut cependant y accéder car l’espace lui-même est barré sur toute la largeur d’une solide grille, l’accès défendu par une chaîne épaisse fermée d’un verrou rébarbatif.
C’est d’abord le jardin qui attire avant que la grille n’arrête. Alors de découvrir sur cette grille, des cartes postales de lieux célèbres du monde entier – du Vatican à la Maison blanche – tous grillagés, barrés, protégés, interdits. Du monument patrimonial au petit square pour les enfants, nous ne faisons en effet désormais que nous déplacer entre des grilles, que les industriels et politiques bien-pensants appellent des garde-corps. L’appropriation de l’espace public ce n’est pas qu’en Amérique du Sud.
Lors de la visite, il n’y avait quasiment personne dans ce petit pavillon du Pérou, rendant ainsi encore plus mystérieux et inquiétant, plus utopique et inatteignable ce petit bout d’espace public. Tous les enjeux urbains de demain étaient là résumés sans gesticulation et sans avoir besoin d’explications. De son bout de square à Lima, Felipe Ferrer a fait un sujet universel.
Autre exemple du manque de rigueur de la question posée, le pavillon indien et le pavillon estonien s’emparent de la même problématique de population urbaine mais au travers de questionnements diamétralement opposés et sans pour autant ni l’un ni l’autre apporter de réponse. Le premier démontre que la définition de ‘l’homme urbain’ est sujette à interprétation puisqu’issue de divers critères permettant un classement dans telle ou telle catégorie : urbain ou migrant ou SDF pour simplifier.
En effet, selon la définition retenue, les cartes présentent des villes plus ou moins denses. Il est aisé ainsi de comprendre comment les statistiques de densité, et le montant des distributions d’argent public qui en découlent souvent, peuvent être aisément mal interprétées, au mieux. Quelques images de la gare de Bombay et un rappel salutaire des scènes d’exode des ‘non-urbains’ en Inde au moment de la pandémie finissent d’enfoncer l’argument.
Pourtant, le pavillon Estonien, en s’intéressant aux villes en déclin, prend le même sujet à contre-pied. Le phénomène du « rétrécissement » des villes est répandu dans toute l’Europe, notamment en Europe de l’Est post-socialiste. Ainsi, indique la présentation, 45 villes estoniennes sur 47 ont perdu un pourcentage important de leur population depuis 2000. Encore l’équipe des commissaires estoniens (Jiří Tintěra, Garri Raagmaa, Kalle Vellevoog, Martin Pedanik et Paulina Pähn), en réfléchissant à comment vivre ensemble demain, ne s’intéresse-t-elle qu’à l’Europe. Mais le Japon perd déjà des millions d’habitants, la Chine va perdre toute une génération qui n’a eu qu’un enfant, l’espérance de vie diminue aux États-Unis et l’Allemagne compte les jours. Alors quoi ? Surpopulation ou décroissance de la population* ? Le futur vivre ensemble, les vases communicants ? La catastrophe annoncée mais pas la même pour tous en somme.
Ce sont peut-être nos amis belges qui apportent la réponse architecturale la plus optimiste parce que la plus simple, la plus probable et en même temps la plus osée. Bovenbouw Architectuur a sélectionné cinquante projets récents de 45 bureaux belges contemporains et réalisé pour chacun une maquette à l’échelle 1/15e. Assemblées avec art, ces maquettes proposent un paysage urbain imaginaire mais plausible puisque le visiteur s’y promène comme dans une rue et qu’il est amené à découvrir la ville dans toute sa diversité, ses gabarits divers, ses différentes échelles, du neuf, de la réhabilitation, un capharnaüm sans doute mais une créativité à foison bien ordonnée, une ville (européenne certes) qui donne l’impression d’avoir toujours été là et qui offre l’assurance insouciante qu’elle sera là demain. C’est pourtant connu, la richesse naît de la diversité. Avis aux ‘urbanisateurs normalisateurs’ qui ont un peu trop le compas dans l’oeil !
Une remarque encore à propos du pavillon du Danemark, conçu autour du parcours de l’eau, poétique à souhait et l’endroit parfait pour faire une pause. Sinon que, pour y entrer, il faut passer par l’arrière, traverser la machinerie énorme, sale, qui goutte et que l’on imagine construite et mise en place par des gros bras. C’est elle qui rend toute cette plomberie possible. Un rappel salutaire à propos du coût du confort. S’en souvenir la prochaine fois que vous rencontrez quelqu’un qui vous explique qu’il fait du surf en ville.
Quelques derniers mots pour évoquer la présentation de l’architecte suisse Manuel Herz à propos de l’hôpital de Tambacounda, au Sénégal. L’architecte burkinabé Francis Kéré, qui entendait il y a trente ans travailler à la limite de l’utopie et du pragmatisme, a de la relève, et comment ! Enfin, la maquette du village de Dong Zi Guan (Dongziguan Affordable Housing) de l’architecte de Hangzhou Meng Fanhao, rappelle à qui veut l’entendre que le logement social n’est pas une fatalité. S’ils y arrivent en Chine…
En écrivant, bien d’autres images me viennent évidemment à l’esprit mais je suis au bout de l’espace imparti.
Et puis, de toute façon, vivre ensemble, il n’y a pas d’alternative.
Christophe Leray
Lire également à ce sujet : La décroissance humaine, c’est l’arme – la bombe ? – de demain