Anthony Béchu a inscrit son nom dans une saga familiale exceptionnelle. Son esprit d’entreprise et sens des affaires, suspects en ce pays, ne sont pas, comme on le lui prête, les garants de sa réussite. Il propose en effet une vision architecturale qui s’appuie sur l’histoire et la confrontation avec les autres cultures. Portrait d’un architecte en homme d’action.
L’image est trompeuse, plutôt deux fois qu’une. Sur la première, en page 2 de sa monographie* publiée par Ante Prima, Anthony Béchu apparaît emmitouflé dans son écharpe comme un petit bonhomme moustachu et rigolo. A le rencontrer dans ses bureaux de la rue Lecourbe à Paris, on découvre la carrure impressionnante du rugbyman qu’il fût pendant trente ans et s’impose alors l’échelle de l’environnement, une école de cadres à Shanghai, dans laquelle cette photo fut prise.
La seconde image est encore plus floue. Voilà un architecte qui a dessiné plus d’un million de m², qui a entrepris notamment la réhabilitation de l’îlot Edouard VII à Paris, dont la réfection complète de l’Olympia, capable de travailler avec Dassault et Chanel, qui a conçu en plein Paris des centres d’affaires monumentaux sans pour autant négliger l’architecture intérieure de boutiques ou de restaurants, qui a su s’imposer à l’étranger et dont le nom n’évoque pourtant, à nombre d’architectes, que «vaguement quelque chose» et, pour quelques-uns, qui ne le connaissent pas personnellement, l’image d’un homme de réseaux discrets et plus à l’aise dans les milieux de l’entreprise que dans les cénacles de l’Architecture publique.
De fait, Anthony Béchu est invité à débattre au MEDEF, les articles de presse le concernant apparaissant dans Les Echos et Le Figaro. D’ailleurs, s’il enseigne, n’est-ce pas à l’Ecole Spéciale des Travaux Publics ? Ne professe-t-il pas vouloir réconcilier la ville et l’entreprise ? L’immeuble de la Fédération française du Bâtiment, c’est lui. Et, comble enfin, c’est lui encore qui a signé la réhabilitation de la Commission des opérations de bourse (COB), place de la Bourse à Paris.
Son approche de l’entretien avec le journaliste est empreinte d’une forme de brutalité, celle d’un homme qui n’a pas beaucoup de temps à perdre et qui donc ne le perd pas. Or, là encore, même dans le temps par lui imparti, ses mots contredisent souvent cette réputation rapportée. Anthony Béchu parlera beaucoup de copains, de voyages, de rencontres et, au final, d’une passion non feinte également partagée entre histoire et patrimoine et architecture contemporaine (il est également diplômé de l’Ecole d’histoire et de conservation des monuments anciens).
Apparaît alors un épicurien qui aime à comparer l’architecture à la cuisine ou la musique, qui se dévoile avec méfiance mais sans ostentation – il a fait de la discrétion une règle de vie -, un homme généreux dans ses relations humaines (ce n’est pas lui qui le dit, c’est un constat) sans que cela ne devienne un argument de sa communication (maladroite), un homme qui s’épanche peu en place publique mais qui souhaite sans doute que soit donné meilleur crédit à la profondeur de l’émerveillement sans cesse renouvelé qu’il éprouve pour son métier.
Il y a une sorte de bravado à intituler son ouvrage ‘aaabcédaire de l’urbanité‘ pour qui a fait carrière avec la promotion privée. On remarquera en préalable que ce succès-là est au minimum la preuve d’un goût sûr dans le choix des hommes et femmes qui l’entourent. Mais derrière le gestionnaire avisé (qui n’hésite d’ailleurs pas à s’allier le cas échéant, de Jean-Jacques Ory à Valode&Pistre, en passant par bien d’autres), il y a un homme beaucoup plus subtil et au fait des règles de l’art que sa réputation, là encore, ne le laisse présager. Lui-même, qui n’a jamais travaillé dans le domaine hospitalier, se décrit comme un «médecin de l’espace au service de l’homme». D’ailleurs, à consulter son ouvrage, quelques confrères versés exclusivement dans l’architecture publique reconnaissent que nombre de ses réalisations sont «pas mal». Ce qui vaut compliment.
Se méfier toujours des premières impressions. Pas simple quand, dès le hall d’accueil d’un ensemble de 700 logements et de plus de 20.000m² de bureaux et de commerce, un ascenseur privé, surmonté en toute modestie de lettres de marbre du logo ‘aaab’, vous conduit directement au 16ème étage dans une agence au confort soigné. L’ensemble, dont le gigantisme est invisible ou presque de la rue, a été construit par Anthony Béchu père entre 1960 et 1970 et n’a pas pris une ride, au point qu’on ne sait pas d’emblée auquel des Béchu il faut l’attribuer.
Un peu d’histoire s’impose. L’Atelier Béchu fut fondé en 1912 par Anthony Edouard Béchu puis bientôt installé rue Lecourbe. Son fils, ingénieur, passé par la résistance, entre à l’atelier Perret en 1945 et est diplômé en 1948. Anthony Emmanuel Béchu, celui qui nous occupe ici, est lui diplômé en 1976, après avoir suivi les cours de Bernard Huet à UP8 (Beaux-arts). Ainsi, autant qu’une marque d’orgueil, cette entrée grandiloquente de l’agence était une volonté d’inscrire dans le temps une épopée familiale et professionnelle peu commune à laquelle l’architecte qui nous reçoit n’a aucunement contribué, même s’il ne la renie en rien. Lui-même voulait être clown et a suivi pendant des années les cours de l’académie Fratellini. Les prénoms de ses trois enfants commencent par un A. «J’ai une fille qui dessine remarquablement bien», dit-il.
Cette histoire familiale n’est donc pas un poids et elle trouve d’ailleurs nombre de résonances dans son discours. Ainsi de sa relation à la maîtrise d’ouvrage privée ; il estime être de sa responsabilité d’être un «apporteur d’affaires», un chef d’entreprise adepte de la «participation gaullienne». Pouvait-il en être autrement quand, dans la saga, architecture et esprit d’entreprise n’ont jamais fait qu’un (l’arrière-grand-père était déjà tailleur de pierre) ?
En second lieu, son histoire familiale lui offre, en sus d’un carnet d’adresses incomparable, un recul – un sens de l’histoire, s’il est permis de l’écrire ainsi – quasi inespéré. Non seulement estime-t-il que la «continuité dans le prénom depuis trois générations d’architectes nous évite de se comparer à autrui» mais, au-delà, que «toutes les avant-gardes, celles qui ne cèdent pas à la mode, ont des références dans un moment de l’histoire de l’art». «Ce ne sont toujours que des réinterprétations ; à part deux ou trois génies – Louis Khan, Tadao Ando, Le Corbusier – on n’invente rien, on prend la suite», dit-il. «La tradition ne naît pas de l’imitation mais de la confrontation».
D’où peut-être sa propension à utiliser des aphorismes apparemment datés en guise de raccourci de sa pensée. Il cite constamment, notamment, Louis Khan, André Malraux, Auguste Perret, mais ce n’est pour lui qu’un moyen de se projeter dans le futur ; c’est d’ailleurs à ses étudiant de l’E.S.T.P. qu’il en réserve surtout l’usage. «Donner des cours d’architecture dans une école de travaux publics c’est offrir le langage de l’architecte à ceux qui vont travailler avec nous. J’explique que le plus important c’est la culture». Est-ce vraiment ce qu’ils attendent d’un constructeur ? «Je leur dis que, de la préhistoire jusqu’à aujourd’hui, en passant par la Mésopotamie, les mondes musulman, chinois, indien, indo-européen, etc., tous ces mondes vivent chacun des renaissances qui font avancer l’homme et qu’il est important de les connaître», dit-il.
Il sait de quoi il parle. Et c’est d’ailleurs sans doute parce que ce Parisien pur jus – «ma vie est à Paris, je n’aime pas la campagne, j’aime le pavé» – maîtrisait d’emblée la culture française (pas seulement architecturale ; il a choisi Erik Satie comme sonnerie pour son portable) qu’il a sillonné le monde, en particulier le Moyen et Extrême-Orient à une époque où ces régions n’intéressaient personne, ce qu’il appelle son «voyage d’Ulysse». Il a effectué des fouilles en Turquie, travaillé avec le Ministère des religions au Yemen pour la rénovation des palais de Sana’a, relevé le vieil Hispahan en Iran à la veille de la révolution islamique, vécu dans les ruines désertées de Persépolis, passé trois semaines chez les Dayaks de Bornéo… Afghanistan, Indes, Singapour, Brunei, Tibet… «Architecte est un métier d’action», dit-il.
Le dessin lui servait de viatique et de langue universelle ; il se souvient de chaque lieu, du nom de chaque personne rencontrée, écrivain célèbre ou hôtes modestes et généreux. «Le dessin est un jeu, un jeu sérieux mais toujours un plaisir», dit-il. «Je demande à tous mes architectes de l’atelier de dessiner à la main au moins une heure par jour, les plus doués venant assister les novices. En effet, le dessin et la géométrie ne structurent-ils pas notre écriture, donc notre raisonnement et notre métier ?»
Dit autrement, contrairement aux apparences, l’industrie n’a pas remplacé le crayon. Après chaque voyage, il fabriquait, avec ses compagnons de voyages, de très beaux livres de croquis, de photos, de notes – comme autant de «tablettes» – qu’il envoyait à chacun de ses interlocuteurs. Quand fut achevée la restauration de l’Olympia, il a «construit» avec les Coquatrix et le maître d’ouvrage un spectacle où furent «mélangés tous les acteurs du chantier avec des acteurs professionnels». Un livre fut offert à chaque compagnon, fruit d’une complicité entre l’architecte, le maître d’ouvrage et les entreprises.
«Le voyage fait réfléchir, fait grandir car on comprend que d’autres cultures fonctionnent avec d’autres systèmes, vivent dans d’autres espaces et, surtout, on croise des hommes», dit-il. Des amitiés indéfectibles sont nées ainsi. Il retrouvera à Pékin Jacques Jobart, «un vieux pote, un marin rencontré à Vientiane» ; une étonnante aventure chinoise sera le témoignage le plus éclatant d’une hiérarchie des valeurs chez Anthony Béchu que sa «réputation» serait bien en peine de lui prêter.
Anthony Béchu n’en a cure et ne se montre guère dans les dîners mondains. Il remarque cependant «qu’on n’est pas là pour faire des monuments partout mais pour recoudre la ville», constate que «dans un paysage magnifique, on ne doit pas voir l’architecture», théorise le «droit de cité de l’entreprise», peut assumer sa passion du patrimoine tout en s’inquiétant de la «sclérose qui menace notre vieille Europe». «La mission fondamentale de prévisualisation de l’architecture lui impose de constamment imaginer de nouvelles approches des problèmes. Le plus important actuellement est sans doute de savoir comment lutter contre la jalousie entre les hommes, les communautés, les classes, les pays, les continents… et les architectes,» dit-il.
Anthony Béchu aurait pu continuer à mener sa carrière dans le relatif anonymat des critiques français. La réalisation (livrée en 2005) du CELAP (China Executive Leadership Academy Pudong) – l’université qui forme les cadres de la Haute Administration Chinoise (équivalent de l’ENA) et les élites chinoises – chefs d’entreprises – (équivalent de l’INSEAD) – à Shanghai allait pourtant changer la donne tant elle semble bien montrer la différence de traitement entre les visions anglo-saxonne et française de l’architecture. Ainsi alors que CNN lui consacrait sans état d’âme un reportage de cinq minutes, Anthony Béchu se voyait qualifié par Le Figaro, à 56 ans qu’elle ironie, «d’architecte qui monte», l’article mettant en avant ses réalisations chinoises et passant sous silence trente ans de carrière effectuée en France.
Surtout, pour Anthony Béchu, ce projet – pour qui sillonnait dès 1983 la Chine en vélo, avant même son ouverture au monde extérieure en 1988 – permettait, sous le carcan d’une réputation imméritée, d’éclairer enfin aux yeux de ses compatriotes l’humaniste sensible qu’il est au fond. Du coup, il a tenu à ce que cela se sache. Comme il tient enfin à rappeler que sa carrière a débuté non sous l’aile protectrice d’un autre Anthony Béchu mais avec la caserne de Gap, alors qu’il venait d’être appelé à l’armée. Cette caserne est devenu un campement pilote. Il a gagné son premier concours pour une gare de télésiège à Serre-Chevalier. La réhabilitation du Cirque d’hiver de Paris n’est à ce titre qu’un juste retour des choses car l’architecte en lui pourra enfin, ici à Paris, rendre hommage au clown.
Christophe Leray
*Aaabcédaire d’urbanité – Aaabc of urbanity – Antony Béchu, avec Lionel Blaisse ; Editions Archives d’Architecture Moderne (AAM) , Ante prima ; Format : 22 cm x 28 cm ; 260 pages ; illustrations couleur et N/B ; Relié ; Prix : 25,00 euros.
Cet article est paru en première publication sur CyberArchi le 24 janvier 2007