Nous sommes désormais à portée de fusil d’un algorithme retors. En témoigne l’inquiétante mésaventure vécue par Eyal Weizman, fondateur à Londres de Forensic Architecture, que l’on traduirait, mal, par Architecture légale, comme il en est de la médecine légale. Légale la censure d’un architecte ? En tout cas efficace et sans appel. Explications.
Forensic Architecture (FA) est un laboratoire de recherche de l’Université de Londres fondé par Eyal Weizman dont l’objet est d’utiliser les outils de l’architecture pour enquêter, à une échelle mondiale, sur les violences des États et celles des entreprises multinationales, les violations des droits de l’homme et la destruction de l’environnement. Vaste programme !
« L’architecture médico-légale est un domaine académique émergeant qui se réfère à la production et la présentation de preuves architecturales – en lien aux bâtiments, et aux environnements urbains – dans les limites de processus légaux et politiques », explique Eyal Weizman.
Ces enquêtes peuvent porter sur la mort suspecte d’un chauffeur à Chicago, une pollution industrielle en Argentine ou la recherche de preuves de l’engagement de l’armée russe en Ukraine, cette dernière enquête commandée par le European Human Rights Advocacy Centre. Un laboratoire engagé donc, notamment financé par le European Research Council (ERC) et qui compte la Vitra Design Foundation parmi ses contributeurs.
« Le travail de l’agence implique souvent une investigation open source, la construction de modèles physiques et digitaux, d’animations en 3D, d’environnements en réalité virtuelle et des plates-formes cartographiques », souligne Eyal Weizman. « Au sein de ces environnements, nous repérons et analysons des photographies, des vidéos, des fichiers audios et des témoignages afin de reconstituer et analyser ces violents événements », dit-il. Ou quand l’architecture révèle des détails qui ne collent pas au discours officiel !
C’est sans doute ce qui a valu à Eyal Weizman, alors qu’il s’apprêtait à rejoindre Miami pour le vernissage de ‘True to Scale’, la première exposition de l’agence aux Etats-Unis, de se voir brutalement retirer son autorisation de voyager dans ce pays.*
Lorsque, surpris, Eyal Weizman s’est rendu à l’ambassade des USA pour renouveler sa demande de visa et comprendre pourquoi celui-ci avait subitement été annulé, son interlocuteur lui apprit qu’un « algorithme » l’avait identifié comme « danger potentiel » en raison des personnes avec lesquelles il avait interagi, des lieux où il s’était rendu récemment, ou une combinaison non identifiée des deux.
Cet interlocuteur à l’ambassade, suave comme ils le sont tous en ce cas, a tenté alors d’en savoir plus, expliquant à l’architecte que donner les noms de ceux qui « auraient pu être la cause » de l’alerte dans l’algorithme pourrait certainement « accélérer le processus » dans l’obtention d’un nouveau visa. Eyal Weizman refusa, évidemment, de s’exécuter. Pour le coup cela a tellement peu accéléré le processus que l’homme de l’art n’a tout bonnement pas pu se rendre à Miami. Avec Forensic Architecture, on est pourtant loin des Black blocks…
Anecdote ? Sa femme, qui est aussi son associée, et leurs deux enfants, partis plus tôt sur un autre vol ont été retenus et séparés à l’aéroport et autoriser à pénétrer le territoire américain seulement après un interrogatoire de deux heures et demie. Tout ça parce qu’un algorithme a identifié un « danger potentiel » ? Bienvenue chez Trump ! Il est vrai que Forensic Arcitecture a enquêté sur ce qui se passait au centre de détention Homestead, en Floride, pas très loin du lieu où se tient l’exposition, « où des enfants migrants ont été détenus dans ce que les activistes décrivent comme des conditions régimentées, austères et inhumaines ». En Floride, le voyageur lambda ne peut plus y aller que pour jouer au golf, sinon gare à l’algorithme !
Nonobstant que les méthodes de l’interrogatoire, tant à l’ambassade qu’à l’aéroport, sont similaires à celles du KGB et de la Stasi de la grande époque – « donnez-nous des noms, n’importe lesquels, pour voir, laissez-nous vous aider à vous aider, sinon… » – ce qui est plus flippant encore est que probablement personne ne sait ce qui alerte l’algorithme, les fonctionnaires concernés se fichant d’ailleurs sans doute de le savoir. Une lumière rouge s’allume sur un ordinateur en Arkansas ou à Pearl Harbor et chacun sait que l’algorithme, c’est comme l’ADN, ça ne peut pas mentir. La preuve, n’a-t-il pas raison l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’homme qui a vu l’ours ? Faut-il réapprendre à se méfier des voisins ?
Certes Eyal Weizman rencontre par définition des opposants aux pouvoirs en place de pays divers, de l’Allemagne au Venezuela, cela en fait-il un danger pour les Etats-Unis ? D’évidence ! Pour le coup, l’avocat d’un terroriste à Paris, il se retrouve tricard dans l’intégralité du monde occidental ? Et sa famille et ses collègues également, pour leur apprendre les bonnes manières ?
L’architecte qui va au Yémen faire des recherches pour mesurer l’état des destructions à Sanaa, patrimoine mondial de l’Unesco, doit-il oublier à jamais, lui et tous ses amis des réseaux sociaux, d’aller faire du rafting en famille sur le fleuve Colorado ? Tant qu’à faire, il peut aussi d’ailleurs oublier d’aller tenir conférences en Amérique du Nord, encore moins d’être professeur invité d’une université prestigieuse. Encore pourra-t-il s’estimer heureux si ses livres ne sont pas brûlés en place publique : un traité d’architecture brûlé, deux livres saints offerts ! Tous présumés coupables ! L’algorithme, certainement que l’Inquisition, Saint-Just et Staline auraient adoré ça : visa pour le paradis pour personne, l’enfer pour tous.
Au fait, comment l’algorithme parvient-il à retrouver de façon précise toutes ces informations qui nous concernent ? Il y parvient grâce à cette course folle aux nouvelles technologies intrusives, un redoutable virus pour le coup, la 5G notamment qui fait baver d’altruisme tous les gouvernements autoritaires du monde et qui va couvrir la planète de millions de nouvelles antennes de surveillance.
C’est quoi déjà l’utilité ? Pour recevoir internet au millionième de seconde pendant que je joue au solitaire sur mon ‘téléphone’ coincé dans le métro ou les embouteillages en espérant oublier mon amère solitude ? Pour que, à peine rentré dans ma cuisine, il me faille encore me faire sermonner par mon frigidaire qui m’explique qu’il faut du lait et que les yaourts seront périmés dans trois jours, sept heures, 52 minutes et 23 secondes ? L’intelligence Artificielle, IA pour ceux qui veulent avoir l’air dans le coup, c’est ne plus discuter avec de vraies personnes mais converser avec son grille-pain !
Ha oui, les milliers de satellites obstruant le ciel et les milliards de caméras installées partout sont bien entendu nécessaires pour sanctifier la croissance et l’avènement salutaire de la voiture autonome. Autonome ? Quel leurre ! La génération des années 80 sait encore conduire et se garer toute seule, celle des années 2000 a découvert l’assistance au parking mais stresse dix fois plus que la précédente pour se garer plus mal, la prochaine génération non seulement ne saura pas épeler le verbe se garer mais, entre deux jeux vidéo et échanges futiles avec son avatar, pourra à peine traîner ses fesses jusqu’à sa voiture autonome. Apprenez-leur à pêcher disait l’autre utopiste ! Une réussite ! Sans compter que toute cette quincaillerie coûte une blinde.
Au royaume des abrutis, les bonimenteurs professionnels sont les rois de la foire et chacun connaîtra bientôt avec bonheur son propre score citoyen avant d’aller retirer ses lots au commissariat. Gare aux mauvais élèves… Mais bon, d’un côté la planète, les libertés individuelles, la vie privée, tout ça, de l’autre la 5G, les réseaux sociaux indispensables et le confort de la voiture autonome pour aller faire du surf en ville… Le choix est apparemment vite fait pour nombre d’entre nous.
Quoi qu’il en soit, comme le démontre l’aventure vécue par Eyal Weizman, bienvenue dans le monde de l’arbitraire statistique ! Kafka n’a qu’à bien se tenir et les dieux reconnaîtront les leurs.
Et puis, pourquoi se faire de la bile : n’ont à craindre que ceux qui ont quelque chose à se reprocher, n’est-ce pas ? Comme le prophétisait dès 2009 Eric Schmidt, un spécialiste, patron de Google à l’époque : « Si vous faites quelque chose et que vous ne voulez pas que ça se sache, peut-être ne devriez-vous pas le faire en premier lieu ».
Père la morale en plus l’algorithme !
Christophe Leray
*Lire la déclaration d’Eyal Weizman lue en son absence au vernissage de l’exposition