David Serero, co-fondateur de la Chaire Architecture Intelligence, EVCAU Lab, s’interroge sur quelle relation développer avec les jeux vidéo, les espaces immersifs et le métavers. Après avoir évoqué l’origine du métavers et le futur environnement de travail pour les architectes*, l’architecte poursuit sa réflexion quant à la profusion de ces nouveaux espaces numériques qui rivalisent avec notre réalité première et parfois la supplantent. Tribune (2nde partie).
3- Les environnements des jeux vidéo créés par des spécialistes et non des architectes
L’explosion de l’usage des jeux vidéo, en particulier grâce aux environnements 3D et immersifs qui y sont développés d’une part et d’autre part des arènes multi-joueurs telles que Fornite et Warfare, montre que ces environnements virtuels sont largement inspirés d’une culture visuelle du manga, de la BD, ou du film de science-fiction qu’ils influencent aussi à leur tour. Et sont très loin de la culture architecturale très largement basée sur l’architecture moderne (des années ‘30) ; l’architecture classique, ou l’architecture vernaculaire.
L’univers du jeu vidéo est véritablement une nouvelle culture de l’architecte mais qui a très peu inspiré leur projet. Nous ne pouvons que constater un retard pour intégrer cette nouvelle culture contemporaine dans celle du projet et de l’architecture contemporaine ; en particulier, aujourd’hui, la capacité des architectes à donner du sens à des lieux et à proposer des expériences n’a toujours pas trouvé sa place dans ces environnements virtuels.
4- Le coût environnemental et social du metavers
Le bitcoin, les réseaux sociaux Facebook, Instagram Tiktok, ou les prestataires de services en ligne Google Amazon, ont un impact environnemental souvent sous-évalué. On estime en 2022 à 10% la consommation mondiale d’électricité dédiée aux ‘data centers’ qui hébergent ces données et aux réseaux informatiques. L’accélération du nombre de transactions et d’usage n’a pas pu être compensée par l’amélioration du rafraîchissement des serveurs et de l’énergie électrique nécessaire pour chaque transaction.
La création de métavers utilise le calcul de grande scène 3D en temps réel et demande une puissance importante de calcul et des cartes graphiques de dernière génération. Il nous semble qu’un métavers basé sur un monde entièrement 3D et isolé de notre référence aux espaces réels serait un consommateur considérable d’énergie et de capacité de calcul, bien au-delà de ce que nous envisageons pour le futur de notre transition énergétique.
Est-ce que l’efficacité énergétique de ces mondes n’est-elle pas le critère le plus important dans le choix de la transformation de nos environnements sociaux et la réalité immersive serait-elle pas un choix décalé par rapport à notre responsabilité environnementale ?
5- Le risque de « décorporaliser » nos espaces de travail et de vie
Les vestes palpables du film « Ready player One »** de 2016 ne peuvent que poser la question de notre immobilité actuelle. C’est l’accès à un monde immense qui forme, d’un point de vue immobile, le paradoxe de cette nouvelle réalité. Comment pouvons-nous vivre pleinement quelque chose à partir d’une position immobile, d’une interaction réduite où nos muscles et notre cœur ne s’activent pas en relation avec notre expérience de l’espace ? N’est-ce pas, à une époque où l’on sait le bienfait de l’activité physique, un paradoxe total ? Alors que les réflexions actuelles sur les villes poussent à développer les mobilités douces et rapprocher toutes nos activités urbaines à 15 minutes de chez nous avec des sentiers urbains piétons ou cyclables.
Nous croyons que l’avenir du métavers ne sera pas dans cette réalité.
Les métavers sont basés sur la technologie immersive mais nous pouvons être immergés dans un espace qui n’est pas basé sur la technologie. En fait, le métavers n’existe pas déjà dans notre monde, et le développement de la technologie nous permet d’en faire l’expérience accélérée, comme si nous faisions une séance d’escalade ou un tour de kitesurf ?
6 – L’addiction aux espaces immersifs
Les espaces immersifs 3D en intégrant nos sens et notre corps de manière plus forte nous offrent une expérience émotionnelle, corporelle et mnémonique plus forte.
Depuis l’antiquité l’expérience de lieux architecturaux sont de puissants supports à notre mémoire. Comme développé par Francis Yates dans L’art de la mémoire,*** des techniques de mémorisation, appelées « palais de la mémoire », étaient dès l’antiquité le support d’entraînement à la mémoire et de mémorisation des hommes de science.
Pour cette raison, l’expérience du métavers est addictive, encore plus que les réseaux sociaux. Ce sont des environnements que des entreprises de technologie souhaitent contrôler, (même si les questions d’interopérabilité de ces mondes sont défendues aujourd’hui par tous ces acteurs). Il est évident qu’une partie de leur succès dépend de leur performance et du niveau d’intégration et de cohérence de tous leurs composants. Des mises à jour régulières peuvent permettre de reconfigurer à merci ces espaces, par ces grandes entreprises telles que Facebook. Ces mondes seraient ainsi évolutifs et extrêmement résilients.
Deux questions se posent alors :
– dans ces environnements contrôlés, quels seraient nos espaces de liberté, d’intimité et d’inventivité ? Est-ce que l’appropriation de ces espaces par quelques grandes multinationales n’envisage pas un contrôle encore plus fort de nos vies et de nos activités ? Quels seraient alors nos droits en cas d’exclusion de ces mondes ? ;
– surtout, que deviendraient nos environnements physiques et leur architecture dans cette hypothèse ? De simple infrastructure technique de réseau et d’une architecture d’empilement d’espaces vitaux minimum de type containers ?
En 1998, je participais à la construction d’un premier monde virtuel de travail collaboratif : la bourse virtuelle NYSE de New York et, un peu plus tard, une galerie virtuelle pour le musée Guggenheim l’année suivante, construites avec des outils de calcul d’images et d’interaction très immersives et qui pourtant ne fonctionnaient sur aucun téléphone (il n’y avait pas de smartphones).
Nous aimons toucher la pierre, sentir la chaleur du soleil sur la peau, pourquoi dépenser autant d’effort et de technologie dans le métavers pour simuler ces perceptions quand notre intelligence d’architecte nous permet de développer une intelligence, une émotion dans cet environnement ?
Nous, architectes, posons la question de savoir pourquoi proposer un autre monde ? Ceci ne démarrera-t-il pas la fin de notre monde réel et son abandon à son triste sort ? Le métavers ne risque-t-il pas de rendre notre monde réel terriblement obsolète et désuet ? Ne signe-t-il pas notre réalité première comme un espace abandonné, ou un musée de nos activités passées, soit comme un terrain vague en marge de notre société hors de contrôle ?
Ces deux options sont terrifiantes mais elles convergent vers la même conclusion : la fin de l’architecture et du travail des architectes indéniablement ancrés dans cette réalité première.
Nous, architectes, souhaitons alerter les futurs utilisateurs de ces lieux de l’inévitable destruction qu’ils vont générer.
L’addiction à ces réalités immersives ne peut que faire disparaître notre intérêt pour nos espaces physiques, leur expérience, leur construction et leur entretien. Ceci se traduirait par la fin du travail des architectes, et la fin de l’architecture, la muséification de nos infrastructures réelles et la création d’infrastructures purement techniques et nécessaires car la vie s’épanouirait dans une autre réalité.
7 – Augmenter nos espaces physiques plutôt que de développer des réalités parallèles
Nous souhaitons, pour cela, plaider pour une alternative : la création de Métavers hybrides, en réalité augmenté sur notre réalité.
Ceci permet un plus grand partage de cette réalité, une meilleure inclusivité à travers toutes les générations de ces espaces, et continue notre travail sur l’expérience mentale et sensorielle de nos espaces et lieux de vie.
Après plusieurs années de recherche et d’expérimentation d’environnements immersifs conçus par des architectes, nous précisons ici les méthodes que nous avons récemment développées au sein de la Chaire Architecture & Intelligence pour concevoir nos environnements augmentés. Nous développons un modèle de réalité mixte plutôt qu’un modèle entièrement immersif pour mieux solliciter notre expérience sensorielle. Mais ce modèle permet aussi de trouver des lieux-portails, qui permettent une synchronisation entre espace réel et virtuel.
Le métavers n’est pas l’archétype d’une culture globale, partagée et accessible à tous. La notion d’un monde dans un monde, un monde caché ou virtuel n’est pas nouveau.
Des sociétés secrètes, comme les templiers, les francs-maçons, les réseaux sociaux ou les jeux vidéo, sont des lieux d’échange, de loisirs ou de conspiration qui constituent notre histoire collective.
Ne devrions-nous pas quitter ces réalités parallèles et investir dans notre monde physique des systèmes plus solides, pour une expérience plus fiable et plus intelligente et des échanges plus stimulants ?
David Serero
Chaire Architecture Intelligence, EVCAU Lab, 2022
* Lire Contre le métavers, les architectes unis contre les espaces immersifs fermés
** Ready Player One est un film de science-fiction américain coproduit et réalisé par Steven Spielberg, sorti en 2018. Il s’agit de l’adaptation du roman Player One d’Ernest Cline, paru en 2011.
***Yates, F., The Art of Memory, 1975, trad. 1987, Editions Gallimard – « Les règles de l’art de la mémoire furent établies par les rhéteurs de l’Antiquité. Le principe était le suivant : pour mémoriser les parties des discours, leurs articulations et jusqu’à leurs mots et phrases, des images mentales étaient organisées dans un certain ordre auquel on donnait une configuration spatiale ».