David Serero est co-fondateur de la Chaire Architecture Intelligence, EVCAU Lab, un dispositif de recherche partenariale sur la conception architecturale par des données dans les domaines de l’architecture, la construction, les villes et leurs territoires. Quelle relation développer avec les jeux vidéo, les espaces immersifs et le métavers ? Tribune (1ère partie).
Jeux vidéo, espaces immersifs, métavers, la profusion de ces nouveaux espaces numériques et le nombre de services et d’activités associées nous poussent inexorablement à augmenter nos temps d’utilisation et d’immersion quotidienne. Ces espaces rivalisent avec notre réalité première et parfois la supplantent. Lorsque nous aurons vécu plus de temps dans le métavers que dans la réalité première, quelle relation à notre espace développerons-nous ?
Cet article présente dans un premier temps la notion de métavers et discute des risques et contraintes qu’il peut engendrer. Nous proposerons ensuite une approche pour conception alternative du métavers. Au lieu d’un monde fictionnel isolé de la réalité, nous prendrons l’hypothèse de le concevoir comme une augmentation de notre réalité première, un déploiement ou une extension d’une réalité à l’autre.
Cette dernière hypothèse permet d’envisager des points d’accès au métavers à partir de notre monde physique et permet de créer une interaction et une ouverture entre ces deux environnements. Il semble indispensable aujourd’hui d’intégrer dans la conception des métavers des portails d’accès identifiés qui pourraient être connectés à nos espaces physiques du quotidien, des espaces privés ou publics, de notre domicile ou de nos villes. (1)
Tel que décrit J-F. Lucas en 2012 dans sa thèse Interactions et réalité mixte dans la ville hybride : « L’hybridation des technologies et services numériques avec et dans la ville ne cesse de se développer et de se dévoiler dans les mailles qu’elle se constitue elle-même. De la problématique de la représentation numérique de la ville à celle des ” datas ” qui la constituent et la révèlent chaque jour un peu plus, la réalité mixte propose une nouvelle forme d’hybridité de la ville. Elle caractérise les interactions possibles entre des individus distants qui ont la spécificité de participer et d’affecter la coproduction d’une réalité partagée entre un espace physique et un espace numérique. Au travers de différents héritages matériels et logiciels, la réalité mixte nous oblige à effectuer un changement de paradigme dans la perception des hybridations possibles. Alors, la ville sera de nouveau perçue dans les interactions des individus qui la font vivre ».
Les métavers sont dans leur grande majorité des mondes parallèles qui n’offrent pas de véritables points de connexion avec notre monde physique. Ce sont plutôt des environnements conçus sur la base de jeux vidéo ou d’univers filmiques. Pour nous, architectes, ils nous semblent être vecteurs d’un véritable danger : celui d’une vie partagée avec un environnement virtuel, complètement déconnectée et isolée de notre réalité première.
Nous militons pour la conception d’environnement en réalité augmentée, où notre réalité est le cadre au déploiement d’un environnement virtuel. Elle en constitue alors un point de référence et d’ancrage. Cette stratégie permet à tout moment de construire cette nouvelle réalité sur une réalité connue et d’utiliser des lieux du monde réel comme portail et point d’accès à ce monde virtuel. (2)
« …il existe une disjonction entre la réalité actuelle du patrimoine virtuel et la réalité virtuelle, et discute des défis jumeaux de la présence et du réalisme dans la réalité virtuelle. En particulier, il met en évidence un paradoxe inhérent au patrimoine virtuel et à la réalité virtuelle et propose l’utilisation du “réalisme libre” comme solution. En fin de compte, le défi consiste à répondre aux affirmations selon lesquelles la réalité virtuelle représente une nouvelle classe de système d’information, ou métavers, afin que le patrimoine virtuel s’engage pleinement dans l’enquête sur le passé ».
D’autre part, selon l’étude de Ljubisa Bojic (3), le métavers est à l’origine du développement de fortes addictions et troubles de la santé mentale de ses utilisateurs, lors de « chavirement » dans ce monde virtuel et engendre des pertes de repère à la physique du corps et des espaces. Nous pensons que le métavers est la source d’une addiction et une précarité spatiale des usages.
1- Les origines du métavers
Les grands exemples de l’art pariétal (4) montrent très tôt dans l’histoire de l’humanité, la capacité des hommes à voyager mentalement dans des univers fictionnels, mystiques, ou magiques. Pour les hommes de la préhistoire, la grotte est un lieu isolé du reste du monde, un portail de projection dans un univers autre, où le feu des torches et les dessins sur les parois gonflées des murs, sont les éléments pour conter des histoires ou des mondes imaginaires, pour voyager dans le passé ou dans le futur, ou pour envoûter les esprits des fauves pour le prochain jour de chasse.
Ces pratiques sont assez proches des univers immersifs dits métavers dont les usages explosent depuis quelques années sous l’effet d’une technologie mature de casques de réalité virtuelle, de très hauts débits des réseaux de données et surtout de l’amélioration du calcul en temps réel d’environnements 3D magnifiques et complexes. Leur qualité époustouflante d’expérience et d’immersion rend notre monde réel bien terne face à eux.
Le mot de métavers inventé par l’écrivain américain Neal Stephenson dans le roman de science-fiction « Snow Crash » (5) en 1992 décrit un monde virtuel, une seconde réalité, plus créative, qui échappe aux contraintes de la physique de notre environnement réel, avec des points de communication entre ces deux mondes : portail, cabine de téléportation, cabine VR, casque, médicaments, rituels…
Le métavers constitue un monde virtuel où l’ensemble de nos échanges physiques peut être simulé, développé, voir réinventé (6). L’appui de nouvelles technologies telles que la blockchain et les cryptomonnaies, qui permettent l’échange d’argent hors du système bancaire mondial, les NFT (non fungible token) qui rendent uniques et collectionnables des objets numériques duplicables à l’infini, et les ‘digital-twins’ ou jumeaux numériques, des répliques virtuelles au comportement identique à l’original, constituent les piliers de ces nouveaux environnements.
Cette expérience, en libérant notre cerveau, agit comme une drogue, une addiction telle que le sucre, le tabac, les réseaux sociaux ou le streaming de séries. Comment garder son équilibre dans un monde conçu pour accaparer notre espace mental ?
Pour les entreprises de technologie (et en particulier Facebook) le métavers représente un potentiel d’innovation forte, mais surtout un nouvel espace à commercialiser, à trois dimensions. (7) Le métavers est devenu la nouvelle plateforme marketing pour présenter et donner vie à toutes sortes de marques dans l’espace numérique interactif 3D. Dans les métavers qu’elles développent, nous interagissons avec un avatar ludique dans un environnement banal et nous notons un réel manque de réflexion sur la conception spatiale de ces environnements. Dans cet espace en 3D, les utilisateurs échangent via des avatars qui leur ressemblent. Et les architectes restent terriblement absents de ces environnements. Les architectes avec leur culture de l’espace physique, de la matérialité et de l’expérience des espaces devraient devenir des atouts de la conception de ces environnements. (8)
2- Le métavers est-il vraiment le futur environnement de travail pour les architectes ?
Si beaucoup d’architectes rêvent de pouvoir concevoir des espaces dans un monde sans gravité, sans contraintes techniques, et surtout sans la dure réalité du chantier avec ces conflits et ses frustrations, l’émergence du métavers ne permet-il pas d’envisager la construction d’environnements spatiaux et virtuels où la seule contrainte est notre propre imagination ?
Depuis l’émergence des premiers environnements virtuels dans les années 1995, les architectes et les artistes ont joué un rôle important dans leur développement, c’est le cas du ‘paperless’ studio du département d’architecture de l’université de Columbia à New York avec Greg Lynne et Hani Rashid, ou du MIT Media Lab avec Nicolas Negroponte, ou de Christopher Alexander, qui dans son livre « City as a pattern language », qui a envisagé une syntaxe d’analyse de la ville par éléments (devenu aujourd’hui une référence de la programmation informatique), ou du ZKM, le fameux Karlsruhe Zentrum for Média Art (ZKM) , qui a stimulé la création artistique numérique dans les années 1990-2010.
Les architectes étaient les premiers à savoir concevoir des environnements numériques à trois dimensions dans les années 1990, grâce à leur pratique du projet d’architecture, c’est-à-dire la projection mentale d’espaces et d’expérience en anticipation de leur réalisation physique. Il est souvent oublié que l’attention de l’architecte est beaucoup plus concentrée sur un espace fictionnel et mental, où le plan, la perspective, la maquette, le modèle 3D, sont les outils de projection dans ce monde, que dans la construction physique et technique de l’espace lui-même. À tel point que certains posent le modèle numérique du projet comme l’œuvre originale dont la réalisation physique ne serait qu’une copie, et non l’inverse. (9)
Plusieurs raisons expliquent le désengagement des architectes sur la construction physique de l’œuvre : les modes de construction ont été standardisés par de grands industriels du bâtiment qui ont garanti leur marge en imposant leurs produits (Saint Gobain, Lafarge, et en simplifiant les règles de mise en œuvre des matériaux. D’autre part, depuis les années ‘60, l’augmentation des contraintes techniques des bâtiments (électricité, thermique, ventilation, plomberie, structure, …) ont fait émerger une série de pilotes, coordonnateurs, ingénieurs et bureaux d’étude qui ont progressivement relayé l’architecte au simple rôle de suivi de l’esthétique et de la matérialité du projet, et non plus de la réalisation technique du bâtiment.
La pénétration des réseaux sociaux a été exponentielle et les récentes expériences de confinement dues à l’épidémie de Covid 19 de 2020 à 2022 ont largement accentué cette tendance. Les pratiques numériques ont chamboulé des pans entiers de l’économie, de la mobilité, à l’accès aux médias, aux échanges sociaux et à l’économie de l’achat et de la vente de produits.
De nombreux acteurs, en particulier Mark Zuckerberg, du groupe Facebook (10) (renommé Méta en octobre 2021), concentrent leur effort sur la création de ce métavers afin de trouver des voies de déploiement de nouveaux réseaux en réalité virtuelle. Ils sont fortement concurrencés par des réseaux chinois tels que TikTok dont l’utilisation et le nombre d’utilisateurs commencent inexorablement à baisser. L’émergence de nouveaux environnements sociaux immersifs rend fondamentale la part de la modélisation et la conception spatiale de ces espaces. Les architectes pourraient-ils profiter de l’émergence de ces environnements et trouver de nouveaux développements de leur activité en participant activement à la conception de ces nouveaux espaces virtuels ?
(A suivre)*
David Serero
Chaire Architecture Intelligence, EVCAU Lab, 2022
* Lire Métavers hybrides : pour un plus grand partage de cette réalité ? (2nde partie)
(1) Jean-François Lucas. Interactions et réalités mixtes dans la ville hybride. HyperUrbain 3 : Villes hybrides et enjeux de l’aménagement des urbanités numérique, Europia Production, pp.193, 2012. ⟨halshs-00974360⟩
(2) Huggett, J. (2020) Virtually real or really virtual: towards a heritage metaverse. Studies in Digital Heritage, 4(1), pp. 1-15. (doi: 10.14434/sdh.v4i1.26218)
(3) Bojic, L. Metaverse through the prism of power and addiction: what will happen when the virtual world becomes more attractive than reality?. Eur J Futures Res 10, 22 (2022). https://doi.org/10.1186/s40309-022-00208-4
(4) Bonnet Balazut, A., (2009) – Origine de l’art, art des origines, Thèse Aix Marseille – « Dans l’univers chaotique et souterrain des grottes paléolithiques les hommes ont ainsi trouvé l’occasion effective de déborder les limites de la réalité consciente et de s’ouvrir à leur propre altérité comme à celle du monde ».
(5) Neal Stephenson, Snow Crash, Random House Worlds, 2003, p.24 “So Hiro’s not actually here at all. He’s in a computer-generated universe that his computer is drawing onto his goggles and pumping into his earphones. In the lingo, this imaginary place is known as the Metaverse.”
(6) Stylianos Mystakidis, « Metaverse », Encyclopedia, mars 2022, vol. 2, no 1, pp. 486-497. https://doi.org/10.3390/encyclopedia2010031 “The Metaverse is the post-reality universe, a perpetual and persistent multiuser environment merging physical reality with digital virtuality. It is based on the convergence of technologies that enable multisensory interactions with virtual environments, digital objects and people such as virtual reality (VR) and augmented reality (AR). Hence, the Metaverse is an interconnected web of social, networked immersive environments in persistent multiuser platforms. It enables seamless embodied user communication in real-time and dynamic interactions with digital artifacts. Its first iteration was a web of virtual worlds where avatars were able to teleport among them. The contemporary iteration of the Metaverse features social, immersive VR platforms compatible with massive multiplayer online video games, open game worlds and AR collaborative spaces.”
(7) Kraus, S., Kanbach, D.K., Krysta, P.M., Steinhoff, M.M. and Tomini, N. (2022), “Facebook and the creation of the metaverse: radical business model innovation or incremental transformation?”, International Journal of Entrepreneurial Behavior & Research, Vol. 28 No. 9, pp. 52-77. https://doi.org/10.1108/IJEBR-12-2021-0984
(8) Hollensen, S., Kotler, P. and Opresnik, M.O. (2022), “Metaverse – the new marketing universe”, Journal of Business Strategy. https://doi.org/10.1108/JBS-01-2022-0014
(9) Shageman, R., 2RIA International conférence ENSAPVS [2021]
(10) Op.cit. “In a move characterized by ambiguity, Facebook changed its name to Meta in October 2021, announcing a new era of social interaction, enabled by the metaverse technology that appears poised to become the future center of gravity for online social interactions.”