La rue, symbole du vivre ensemble, de l’être ensemble ou du faire ensemble n’est ni l’un ni l’autre et tout à la fois !
Jour de gloire, de libération ou de frustration, le 11 mai 2020 a connu La RUEE, « cette action de se ruer quelque part ou sur quelque chose, devenant un mouvement impétueux de la foule », laquelle s’est laissée emporter, débordant de son lit, dégueulant de ses berges pour se jeter dans la rue.
Aussi surprenant que cela puisse paraître, ce n’était pas la rue qui était tant convoitée mais le pavé.
Il n’a jamais autant été désiré, on l’a caressé dans son intimité, on l’a humé, adopté, représentant le symbole de cette liberté que l’on pensait perdue – sur le pavé la plage !
Deux mois durant, nous nous sommes émerveillés devant les images des rues vidées de leurs badauds. Mais ces espaces du vivre ensemble ne rassemblaient plus, ne partageaient plus. Dans ce vaisseau de rues dit public, seuls les discriminés avaient leurs places malgré eux.
De fait, même si, dès l’origine de la cité, la rue est l’élément structurant – on pense à la ville romaine et à l’importance du forum et du decumanus – il faut éviter l’anachronisme qui consisterait à projeter dans le passé la réalité actuelle de la rue. Celle-ci unie comme elle sépare. Elle nous permet d’être ensemble sans faire ensemble et d’être ensemble en ayant l’alternative du faire ensemble. Cette dualité renvoie aux champs des possibles de la rue à permettre le vivre ensemble.
La rue (et l’idée que l’on s’en fait) se différencie de la voie. La rue ne se contente pas de juxtaposer des lieux distincts – immeubles de logements, bureaux, commerces, écoles, administrations, cafés, bars, etc. – aux fonctions diverses, elle en fait une totalité appropriable, au moins par le regard. La rue traduit ce liant indélébile, emblème de ce qu’il y a de public dans la ville et dans l’espace urbain.
Balzac, dans Histoire des Treize, écrit : « Il y a des rues nobles, puis des rues assassines, des rues plus vieilles que de vieilles douaires ne sont vieilles, des rues estimables, des rues toujours propres, des rues toujours sales, des rues ouvrières, travailleuses, mercantiles … »
La rue traditionnelle est polysémique, la rue de l’espace mondialisé est monofonctionnelle et a gommé l’éloge de la rue et son urbanité. L’hégémonie technicienne de l’espace public et l’économie libérale de la « production de la rue » nous ont progressivement conduits vers le stéréotype d’un modèle urbain « ZAC »* effaçant la polysémie de la rue.
En effet, difficile de dissocier la notion d’espace public quand la rue est questionnée. Si l’analyse urbaine, dans sa visée morphologique a pour objet l’espace, il est défini comme des configurations physiques. La rue, elle, apparaît comme de l’espace investi, qualifié, doté d’une pratique quotidienne faite d’activités, de perceptions, de rencontres, etc.
Marcel Rancayolo dans Pour des espaces de pratiques multiples, explique que l’espace public est devenu un objet métaphorique qui peut s’appliquer à plusieurs choses. Longtemps furent opposés les voies publiques, qui étaient une forme d’espace public, et les lieux publics tant les unes et les autres ne correspondaient pas nécessaire à la même définition, aux mêmes conditions de propriété et d’usage.
Dans la liste traditionnelle des lieux publics était par exemple les théâtres, les cabarets, les lieux de prostitution et de débauches, ces endroits où les gens se rencontraient. Autant de lieux publics que de propriétés privées. La liste des lieux publics serait autre aujourd’hui.
La voie publique en revanche, est par définition ce à partir de quoi s’organise l’espace urbain. Elle est un élément de la forme urbaine, au même titre que le découpage foncier et le bâti. Elle ménage des relations entre les espaces et compromet les formes entre elles. Dans ce cas, public veut dire, d’une part et c’est très important, propriété publique, lieu d’intervention publique et d’autre part, lieu de l’usage public, ce qui signifie ouvert à tout un chacun. L’être ensemble ou le faire ensemble !
La voie publique est l’endroit où tout le monde peut se retrouver, quelles que soient les origines ou les occupations et, dans une certaine mesure, les règles de conduite. On peut aussi opposer la voie publique à la rue car si elles répondent aux mêmes conditions de propriété en tant qu’espace public, il n’en est pas certain de leurs usages respectifs.
Alors, pourquoi cet engouement pour le pavé ce 11 mai 2020 ?
Parce que les troquets, les bistrots, les cafés, les bouis-bouis, les estaminets, les bars, les brasseries et les cabarets – ces lieux privés à usage public – étaient fermés. La rue est ainsi devenue cette chose désuète, dont le seul attrait serait sa piétonnisation et sa transformation en piste cyclable, réduisant le bilan carbone certes mais la transformant en une voie dénuée d’usage des temps durables.
Espace public, espace à usage public, l’un se qualifie par le statut de propriété, l’autre par l’usage – le mot « public » peut s’opposer à « privé » et faire implicitement appel au langage juridique (le statut de propriété, les règles d’urbanismes et de copropriété, etc.)
Derrières ces critères formels, s’opère une confusion entre droits et usages permettant difficilement de distinguer dans leur pratique l’espace public de l’espace privé. L’appartenance privée d’un espace ne s’oppose pas à des usages publics ; bien souvent, au contraire, elle les favorise.
L’espace public est progressivement fonctionnalisé par les centres commerciaux, les galeries, les parcs d’attractions, etc. et inséré dans un processus de consommation qu’impose le néolibéralisme sous la forme d’un produit chargé de valeur d’échange, maquillée en valeur d’usage, d’appropriation, de rencontre et de convivialité.
Qu’en est-il de la façade d’un immeuble de logement ? Public ? Privé ?
La façade renferme cette ambivalence complexe de l’intime et du public. Elle est une composante de l’espace public. Elle est vue, appréciée, commentée, mise en scène et pourtant, elle renferme la chose intime et le privé par excellence.
Il nous appartient de lui donner de l’épaisseur, pas l’épaisseur d’un mur ou d’une fenêtre, mais l’épaisseur d’un seuil pour franchir l’espace public et nous emmener vers l’espace privé.
Gemaile Rechak
*Voir notre article ZAC, modèle difforme, enfant maudit de Le Corbusier