Parmi les maux de l’architecture, la question n’est jamais posée du niveau des bureaux d’études (B.E.) ? Manque de génie (civil) ? Manque d’ambition ? Manque de vocations ? Le CSTB fait-il partie de la solution ou du problème ?
Nombreux sont les architectes se plaindre de leur B.E., avec souvent une forme d’exaspération face au refus buté des ingénieurs à sortir de leurs schémas préétablis. Gilles Perraudin s’offusque par exemple qu’il soit devenu si compliqué de construire « bêtement ». « Les bureaux de contrôle sont frileux et les bureaux d’études sont des bétonneux », dit-il avouant avoir dû batailler pour construire des arcs dans un projet à Lyon* : « le bureau d’études de l’entreprise nous a démontré avec des calculs que cela n’allait pas tenir… Aujourd’hui on fait des calculs plutôt que de regarder la réalité ». Il est vrai que les arcs en pierre, depuis au moins les Romains, on ne sait pas comment faire.
Certes le savoir-faire de la construction en pierre a fait les frais de politiques complaisantes aux lobbies mais la remarque de Gilles Perraudin illustre plus largement le fait que les B.E. sont pour la plupart parfaitement configurés pour répondre aux normes, même les plus imbéciles. Le plus souvent d’ailleurs avec des calculs surdimensionnés – on n’est jamais trop prudent – justement ce qui rassure le B.E., le bureau de contrôle et leurs avocats respectifs. L’époque est à la thermique de bâtiments, aux normes d’accessibilité, aux réglementations. Pour l’innovation et l’audace architecturales, il faut repasser.
Il faut dire que, en toute logique désormais, les ingénieurs du BTP ne sont pas forcément des foudres de guerre. Voyons. Un étudiant ingénieur, après deux ans de prépa et trois autres dans une grande école, attend légitimement un retour sur investissement. Une fois diplômé, ne va-t-il pas plus sûrement se tourner vers la finance, qui paye très bien, que vers la maîtrise d’œuvre qui, en comparaison, paye vraiment très peu ? Et après la finance qui recrute les meilleurs éléments, il y a encore toutes les entreprises de technologies du numérique, puis celles de l’informatique, puis d’autres encore dans les domaines scientifiques et commerciaux, qui recrutent les très bons, les bons et même les passables à prix d’or.
Dit autrement, pour les ingés, le BTP, ce n’est même pas un plan B ou C ou D. Dire que la France se vantait il n’y a encore pas si longtemps de l’excellence de son ingénierie. D’Auguste Perret à Martin Bouygues, que de chemin parcouru en dépit du bon sens ! Et encore, c’était avant les PPP (Partenariat-Public-Privé) et les EPR dont les défaillances à répétition illustrent mon propos à merveille : il est permis de penser que les ingénieurs des bureaux d’études du bâtiment ne sortent plus que rarement des grandes écoles d’ingénieurs, ni même des petites sans doute tant, pour les ingénieurs comme pour les maçons, le bâtiment doit être pour certains une sorte de purgatoire.
Certes, il y a ces ingénieurs, souvent devenus architectes ou l’inverse, qui sont portés par la passion et le génie (civil). Citons parmi les plus renommés Marc Barani, Marc Mimram, Jean-Marc Weil, Paul Andreu… Beaucoup d’autres bien sûr, plus jeunes. Il y a encore bien sûr une ingénierie de pointe pour les projets les plus prestigieux et je suis certain qu’il y a dans les bureaux d’études beaucoup de gens motivés, cultivés, audacieux et pleins de bonne volonté. Mais force est de constater – logique cruelle – que ceux qui œuvrent dans les bureaux d’études du bâtiment par vocation, c’est-à-dire avec le goût et l’intelligence de la construction, sont peu nombreux. A l’échelle d’un pays, il y a un moment déjà que cela commence à se voir.
Ce qui ne signifie pas forcément qu’il n’y a que des neuneus qui sortent de ces écoles moins renommées. La preuve, une bonne partie d’entre eux, la meilleure, est happée par les grands groupes, gouvernés par… la finance, et se retrouvent à diriger des projets. Ceux-là ne sont pas dans votre B.E. lambda à se gratter la tête face à un architecte qui a des idées. L’architecte avec des idées doit en revanche parfois faire face à des interlocuteurs dont les diplômes ne dépassent pas le BTS. L’architecte d’expérience a vite l’impression de parler une langue étrangère et doit se montrer pédagogue. L’inverse est parfois aussi vrai.
Qu’on ne s’y trompe pas, il ne s’agit pas ici d’une marque de mépris mais d’un constat. Difficile de faire de la littérature quand on sait à peine écrire ; ce pourquoi il y a tant de livres et si peu d’écrivains.
Un architecte qui fut enseignant à l’école des Ponts se souvient : « En 2005/2006, dans la filière génie civil, il n’y avait déjà que 12 étudiants par promo avec un double cursus ingénieur-architecte. En 2021, il n’y en avait plus que sept », dit-il. Dans la même école, censée former justement les ingénieurs des ponts et chaussées comme son nom l’indique, le Génie civil n’est plus que l’une de six filières, et pas la plus courue. Une sorte d’élite en voie de disparition en somme.
En France, sous prétexte d’universalité peut-être, il n’y a pas d’ingénierie de grandes écoles dédiées à la thermique ou à l’hydraulique, traitées en filières du Génie climatique trustées par les grands groupes industriels et les fabricants de matériel, lesquels vont promouvoir leurs solutions ou matériels parce qu’ils les fabriquent et les vendent. Ils vont ensuite former les installateurs des systèmes et de la machinerie qu’ils produisent. C’est ainsi que, face à la nouvelle complexité supposée de l’acte de bâtir, les B.E. sont de plus en plus spécialisés, leur champ de responsabilité de plus en plus restreint (Ouf !), la compréhension du projet global de plus en plus étroite. La preuve, il leur faut le BIM pour leur expliquer la vie et comprendre comment construire un arc de pierre. Alors une voûte…
Le centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB), désormais largement financé par les industriels selon la Cour des Comptes, qui s’en inquiète**, n’a d’évidence aucun intérêt à prôner des systèmes sans machinerie, légers, peu coûteux et efficaces. Si son budget en dépend, le CSTB ne va pas aller contre les intérêts de ses généreux mécènes qui viennent pallier les déficiences de l’Etat.
Toutes les nouvelles constructions ne font plus ensuite qu’alimenter la machine. Les ingénieurs, quelles que soient ou non leurs qualités, n’ont de toute façon pas le choix : ils doivent appliquer le moteur de calcul du CSTB. Aucune créativité n’est plus tolérée et, au bout d’un moment, nul ne peut en vouloir vraiment à ces ingénieurs de perdre toute motivation. Nul ne peut non plus en vouloir à ceux qui ne calculent même plus dans leur choix de carrière une spécialité autrefois glorieuse.
Pour l’architecture, c’est le contraire apparemment, c’est un métier de passion dans lequel rares sont ceux qui font fortune. Mais, très vite, s’il le désire, un bon architecte n’aura aucun mal à faire fortune dans la finance ou l’informatique où il a toute sa place. Se souvenir qu’ArchiCAD a été inventé par des architectes quand d’autres ont développé par exemple des outils de gestion des chantiers. Ces « agences » ont pignon sur rue. Il suffit d’ailleurs de regarder les offres d’emploi : les architectes en informatique sont les plus demandés ! Leur sont offerts de meilleurs salaires avec beaucoup, beaucoup, moins d’emmerdements.
Ce qui, au-delà des qualités et défauts intrinsèques des bureaux d’études et des architectes, pose in fine la question de la rémunération des équipes de conception et de maîtrise d’œuvre. En plus de travailler dans un cadre tellement normé qu’il donne aux entreprenants envie de se pendre, quel est le coût de leurs honoraires – architectes et B.E. compris – à l’échelle de la durée de vie d’un bâtiment ? Cacahouètes ! Il y a donc largement la place pour rendre au Génie civil son urbanité et son pouvoir d’attraction.
Christophe Leray
*Lire notre article Atelier Perraudin envoie des pierres dans la mare
** La Cour des comptes, le 22 mars 2017, a commenté la gestion financière et la politique de recherche publique menées par le centre scientifique et technique du bâtiment (CSTB). Son rapport porte sur les exercices 2013-2014 de l’établissement public, avec une actualisation jusqu’en 2016 pour la gestion. La Cour critique (Actu Environnement. 23/03/2017) notamment les activités commerciales du CSTB développées « au profit des activités technologiques ». Celles-ci représentent désormais près de 50% de ses produits, avec « une rentabilité incertaine qui pèse sur sa capacité à conduire des activités de recherche qui constituent le coeur de métier initial du centre ». Et d’indiquer que « son contenu s’est sensiblement infléchi au profit de la recherche expertise en direction du secteur privé, tandis que la recherche au sens propre à l’établissement, correspondant aux priorités de l’Etat, se contractait ». Les activités technologiques (évaluations, essais et certification) correspondent à la principale activité du CSTB avec 45,3 M€ en 2014, soit plus de 45% des produits d’exploitation.