A quoi rêvent les jeunes architectes du monde ? Ils ne rêvent plus, ils tentent autant que faire se peut de trouver des solutions pour, sinon la sauver, du moins aider l’humanité face aux lendemains qui déchantent. Les projets lauréats de la Fondation Jacques Rougerie en témoignent.
Lors de la cérémonie de remise des prix de la Fondation Jacques Rougerie, le 22 janvier 2019 à l’Institut de France, Dominique Perrault, architecte et membre de l’Institut, a tenu en introduction à souligner que les projets nominés et lauréats* qui allaient être présentés à cette noble assemblée étaient «en prise avec le réel». On ne saurait mieux dire.
La 9ème édition de ce concours international invitait architectes, designers et ingénieurs (étudiants et professionnels) du monde entier à se projeter «dans un demi-siècle, un siècle et encore davantage afin d’imaginer des projets en phase avec les grands enjeux de l’humanité, replaçant l’homme en harmonie avec la biodiversité». Il compte trois catégories : «architecture, design et technologie pour la mer», «architecture, design et technologie pour l’espace», «architecture & problématique de la montée des océans».
Or, force est de constater que, quel que soit le pays d’origine, tous ces jeunes architectes venus de tous les continents partagent le même constat. Si la Fondation Rougerie a dès le début, en 2011, mis l’accent sur le phénomène de la montée des eaux, les propositions des 36 nominés de cette promotion Léonard de Vinci, et c’est sans doute le cas pour la majorité des 847 projets reçus, témoignent presque toutes d’un sentiment d’urgence très prononcé et très actuel. Chez les (jeunes) architectes, foin de l’euphorie ?
Sentiment apparemment partagé par les différents jurys des différentes catégories, dont celui de l’«Innovation et Architecture pour la Mer», qui a décerné son Grand Prix à un projet intitulé L’aquarium renversé. Le projet est signé de Paul Laminie et Isaac Barbet, deux jeunes architectes français qui empochent 7 500€ et, surtout, le prospect d’un futur partenariat productif. Sauf que ce projet propose une architecture quasi invisible, dans un milieu inhabitable, et vouée à disparaître à plus ou moins brève échéance. Pourtant nul ouvrage n’est, en effet, mieux en «prise avec le réel» que celui-là.
Il s’agit d’un observatoire océanographique immergé en milieu extrêmement acide au large de l’île volcanique d’Ischia en Italie. «Comme les océans tendent à s’acidifier car ils captent le CO² atmosphérique, toujours croissant, Ischia apparaît alors comme une fenêtre sur le futur : le pH des eaux entourant l’île serait celui des océans dans 300 ans», expliquent Paul Laminie et Isaac Barbet. C’est violent ! Sauf pour les bactéries qui aiment la chaleur acidulée sans doute. Un excellent projet donc mais quel symbole que l’observation lente et non moins savante de notre propre désagrégation.
Heureusement, de cette décomposition par l’acide naît dans leur projet la possibilité d’un nouvel écosystème. Et avec lui l’espoir d’un monde meilleur ? Tous, ou presque, les architectes du concours veulent y croire même si le constat, amer, est largement partagé.
En effet, si parmi les nominés se trouve encore un «concept urbain en milieu marin bio-inspiré par les plantes hydrophytes», sont surtout abordés avec grand sérieux les thèmes du plastique dans l’eau et de la pollution en général, de la disparition de la banquise, le «nettoyage des océans suite à une catastrophe nucléaire», la recherche de ressources durables, etc.
Il faut d’ailleurs la foi des charbonniers des architectes grecques Chrysanthi Vasileli et Chrysi Vrantsi pour imaginer que la matière visqueuse et pour tout dire dégoutante des marées noires soit transformée en matériau pour structures architecturales habitables, ce qui leur vaut un Prix Coup de cœur. Pourtant, les dessins du projet ne sont pas sans évoquer le trait des Idées noires de Franquin. Faut-il se réjouir ? Pleurer ?
Si depuis son origine la Fondation Jacques Rougerie est liée à la mer, et pour cause, de quelle mer s’agit-il aujourd’hui en 2020 ? Le fait est que la mode n’est plus aux hôtels pour nouveaux riches qui peuvent admirer la richesse sous-marine de la faune et de la flore depuis le lit de la chambre submergée. Parce que la réalité est que la mer ressemble de plus en plus à une vaste poubelle laquelle, bientôt acide, n’hébergera plus que de redoutables méduses. Qui veut dormir en payant cher avec vue sur le dépotoir ? Ce n’est qu’une question de temps pour qu’ils aient l’air bien malin les habitants de ces îles artificielles qui ont fait fureur.
Les visions Idylliques de villes vertes voguant sur la mer, telles celles ultra connues de Vincent Callebaut qui eurent leur heure de gloire, n’ont plus la cote. Même les îles construites en dur ont compris le danger : entre deux hausses du niveau de la mer de plus en plus chaude, combien de temps résisteront-elles à la répétition des ouragans ? Un ouragan de temps en temps, comme Irma en 2017 sur l’île de Saint-Barth, chez les rupins, passe encore. Mais même les rupins, au bout du cinquième ouragan de force 5 en 10 ans, y enverront-ils encore leurs enfants en vacances ? Dit autrement, la mer ne fait plus rêver et le cœur n’est plus à l’utopie écologique.**
Olivier Bocquet, ancien lauréat de la Fondation en 2017, était invité lors de la cérémonie à faire part de son expérience. Il explique qu’il faut «reconnecter l’homme avec la mer» et se félicite de sa collaboration avec les bétons Vicat permettant de mettre en oeuvre son idée de récif artificiel. C’est justement le problème, que l’homme pour réparer ses premières erreurs en soit aujourd’hui à artificialiser la mer plus encore. Les vrais coraux meurent et architectes, ingénieurs et designers sont dans une course effrénée pour tenter de recréer l’apparence du vivant, la forme organique de certains de projets présentés ayant à s’y méprendre des allures de cétacés stylisés.
Mais il y a lieu à l’optimisme. Pour faire face à la montée des eaux, les trois projets lauréats de cette catégorie, plutôt que de s’en remettre aux plans triennaux ou quinquennaux ou à la Charte d’Athènes, s’en remettent à une forme de construction aléatoire, anarchique, souple, peut-être efficace et pour tout dire presque joyeuse. La revanche de la vie sur le désastre en somme, même si le confort tel que nous le connaissons n’est plus une vertu première de ces propositions.
Ce qui nous ramène à l’espace, troisième catégorie du concours. Là encore, même sentiment d’urgence – des projets proposent de carrément déplacer une humanité entière – et même intuition pourtant d’un futur possible. A noter ici un jury de six personnes particulièrement intéressant car, outre Dominique Perrault et Emmanuel Dufrasnes, enseignant Ingénierie Durable des Territoires, il était composé pour moitié d’astronautes – Claudie Haigneré, ancienne ministre, Jean-François Clervoy et Jean-Jacques Favier – auquel il faut ajouter Alain Cirou, directeur de la rédaction Ciel et Espace. Pas un jury de bricoleurs donc.
Etonnamment, lors de la présentation des projets lauréats, Claudie Haigneré a tenu avant toute chose à souligner qu’elle avait trouvé «beaucoup de femmes dans le monde de l’architecture, très présentes, souvent brillantes». Pour elle une surprise sincère, visiblement, à mettre sans doute au chapitre des bonnes nouvelles. De fait, ce jury dont elle était le seul élément féminin, n’a distingué que des femmes, venues de Corée du sud, de Chine et d’Inde. Mais c’est un homme, Sylve Truyman, deux fois lauréat dans cette catégorie spatiale, qui est venu souligner «le côté utopique qui donne sa poésie à un projet tout en validant la science sur bien des points».
Une assertion confirmée par la première femme européenne dans l’espace et ancienne ministre déléguée à la Recherche et aux Nouvelles technologies. Claudie Haigneré indique en effet que les technologies évoquées dans les projets, notamment les deux projets lauréats, seront peu ou prou opérationnelles dans un proche avenir. Si c’est un jury de quatre astronautes qui l’affirme…
Il est question pour l’un, Lavatopia, d’un habitat en boucle fermée capitalisant l’eau, «l’élément clé pour maintenir toute vie», et nous savons aujourd’hui que l’eau est abondante dans l’espace. Le second, Space Exemplar, propose des abris lunaires en d’impression 3D en forme de coquillages dix fois plus poétiques que ceux imaginés par Norman Foster pour la NASA avec la même technologie.
«L’architecture est au service de l’humanité, et tous les projets étaient tournés vers l’avenir car l’architecture permet de faire le lien entre la terre et l’espace», relève Claudie Haigneré.
Selon Jacques Rougerie, à qui revint le mot de la fin, «ce lien chargé d’histoire résonne de l’audace». «Les tailleurs de pierre des cathédrales travaillaient pour un avenir qu’ils ne connaîtraient pas», dit-il invoquant l’esprit visionnaire incarné par Léonard de Vinci qui, à l’occasion du 500ème anniversaire de sa mort, donne son nom à cette promotion. Celle de 2020 sera dédiée à Jules Verne selon qui, rappelle Jacques Rougerie, «tout ce qu’un homme peut imaginer, d’autres hommes peuvent le réaliser».
«Il faut oser pour un avenir responsable et durable, il faut croire au génie humain pour bâtir de nouvelles civilisations», conclut Jacques Rougerie.
Un message audacieux qui a peut-être résonné aux oreilles de Franck Riester, ministre de la Culture, présent à ses côtés.
Christophe Leray
*Découvrir tous les projets lauréats de la 9ème édition de la Fondation Rougerie
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