Avec l’Intelligence artificielle (IA), nouvelle venue conquérante de l’industrie de la croissance, quels sont les métiers qui vont disparaître dans le journalisme ? Dans l’architecture ? Dans l’ingénierie ?
Qui se souvient que le premier article écrit par un robot a été publié le 17 mars 2014 par le Los Angeles Times ? Ainsi que le rapporte Slate (18/03/2014*), Ken Schwencke, journaliste au L.A. Times avait développé Quakebot [robot du tremblement de terre] destiné à rédiger un article dès qu’une alerte est émise par le US Geological Survey (USGS – bureau géologique des États-Unis) à propos d’un tremblement de terre dépassant un certain seuil.
Ken Schwencke, réveillé brutalement à 6h25 ce lundi 17 mars, est allé directement à son ordinateur où l’attendait un court article déjà écrit sur le séisme qui venait d’avoir lieu. Il a cliqué sur le bouton « Print » et c’est ainsi que le Los Angeles Times a été le premier média à publier un article factuel – heure, lieu, puissance, etc. – sur ce tremblement de terre, article entièrement rédigé par une machine.
Dix ans plus tard, c’est toute la presse qui danse sur un tremblement de terre. En effet, la majorité des articles publiés ici et ailleurs dans le monde ne demandent pas particulièrement d’imagination ou de sens critique et si l’on considère le niveau moyen de ces articles, il n’y a aucune raison de penser qu’une intelligence artificielle ne saura pas les (re)produire demain matin de bonne heure. Il s’agira d’articles moyens, ni trop chauds, ni trop froids, ni trop durs, ni trop mous, ni meilleurs ni plus mauvais que les articles actuels, sauf que, une fois la bête nourrie d’exemples circonstanciés, ils auront été réalisés en moins de trois minutes et coûteront 100 ou 1 000 fois moins cher à produire que le salaire et la machine à café de Boucles d’or, bac+5 et démotivée.
Et il ne s’est passé que dix ans.
Cela vaut par exemple également pour les agences de communication. Combien de temps encore avant que l’IA, reconnaissant votre style et vous ayant à la bonne, vous ponde le communiqué de presse en cinq millisecondes et le dossier de presse en 1,16 secondes, images libres de droit comprises ?
Mieux encore, il suffira bientôt à chacun de demander à son assistant ou assistante intelligente et artificielle de lui rédiger l’article qu’il a envie de lire ou d’écouter… C’est déjà ce qui se passe sur les réseaux sociaux où l’IA raconte de drôles d’histoires sauf qu’il n’y aura bientôt même plus besoin de les chercher. Un vase clos design pour onanisme intellectuel en somme !
En cas de sujet polémique enfin, l’IA sans conscience sera tenue de prendre en compte des opinions diverses et, surtout, le nombre de leurs occurrences rageuses. Elle risque alors prudemment de considérer égales l’opinion de ceux qui prétendent que la terre est plate et celle de ceux qui affirment qu’elle est ronde. Bonjour les prochains débats à propos du genre de la planète !
Pour autant, l’IA fait déjà parti du quotidien de toute rédaction, ne serait-ce qu’avec des correcteurs et traducteurs de plus en plus sophistiqués. D’ailleurs les traducteurs humains de recettes à l’eau de rose ont déjà dû changer de métier tandis que les puces numériques grillent des fusibles à traduire San-Antonio…
Au point que, ayant pris le temps de nourrir un logiciel ad hoc de toutes les données, textes et images des plus de 5 000 articles publiées à ce jour par Chroniques, il devient possible d’imaginer que l’IA puisse comme une grande se mettre à écrire et publier elle-même les éditos, les articles et les newsletters pendant que la rédaction se la coule douce en Grèce. Les lecteurs pour la plupart n’y verraient-ils que du feu ? De fait, le journal pourrait continuer ainsi ad vitam aeternam, c’est le cas de le dire, longtemps après la mort du rédac chef, la machine s’autonourrissant de ses propres données au fur et à mesure des milliards de milliards de possibilités explorées, chaque nouvel article étant exactement calibré au gré de statistiques électorales à la précision nucléaire.
À ce compte-là, je me dis que Marc Levy et Michel Houellebecq ne devraient pas se priver… Et chaque année un nouveau tube de Michel Sardou pendant 200 ans ! D’ailleurs le sujet des droits d’auteurs des œuvres, textes, photos, musiques qui alimentent la machine mérite d’être discuté.
De même dans l’architecture. Il est permis d’imaginer qu’une fois la base de données alimentée par exemple par les millions de gymnases dans le monde décrits sur internet, une IA va savoir, une fois gavée également des spécificités réglementaires locales, vous torcher un gymnase en 2,3 secondes chrono, le temps de bailler. Plus de verre ? Plus de béton ? Plus de bois et de paille ? Plus ou moins de ceci ou cela… ? L‘IA en prise directe au millionième de seconde avec les bourses du monde entier pour un devis tip top au yuan près ! Bref un gymnase qui sera par essence moyen mais ni plus ni moins que la moyenne des gymnases qui se construisent aujourd’hui sauf que l’IA aura produit 50 perspectives et 200 plans millimétrés en faisant chauffer le data center pendant que vous faites chauffer ni trop chaude ni trop froide l’eau du thé.
Ne demeurera alors, et il faut le souhaiter, que la patte de l’auteur : un peu plus de verre, un peu plus de bois, qu’est-ce qui se voit, qu’est-ce qui ne se voit pas, etc. Attention à l’abîme cependant pour l’architecte peu sûr de lui ! Idem pour le maître d’ouvrage qui ne pourra bientôt plus se passer de l’IA pour vérifier que les projets d’architecture qui lui sont soumis sont intelligents.
Pour autant, je pense à tous ceux qui, dans les agences d’architecture comme dans les rédactions, ont investi temps et argent pour des savoir-faire sans doute excellents, assurances d’une vie confortable, mais qui se révèlent soudain périssables.
Que va-t-il se passer pour tous ces gens-là ? Vont-ils soudain devenir auteur ? En auraient-ils le talent, en auront-ils le courage ? Dans les bureaux d’études idem où il va devenir difficile de battre l’IA en calcul. Depuis que Deep Blue a dominé en 2016 le champion du monde du jeu de go, longtemps après avoir écrasé celui du jeu d’échecs – il était déjà question de Deep learning – la puissance de calcul de l’IA a été multipliée par cinquante mille milliards de dollars et le temps de résolution réduit à quelques secondes ; alors les flux chauds et froids d’un gymnase, voilà de quoi ne pas effrayer l’IA. Ingénieurs et architectes de niveau intermédiaire, espèces en voie de disparition ? Ne restera-t-il parmi eux que quelques créateurs dans un cockpit devant une console ?
Quelle sera donc d’ici dix ans la nouvelle définition de l’ingénieur, de l’architecte, du journaliste ? Que fera l’histoire de tous ceux qui ne le sont plus ? Des pionniers pour coloniser Mars ? Arrivée là, l’humanité aura en effet sans doute besoin d’architectes et d’ingénieurs pour se dépatouiller sur place, et de journalistes pour rapporter ce qui s’y passe.
C’est bien la malédiction de l’humanité, dès que l’homme invente quelque chose, pour le meilleur et pour le pire, il ne peut plus le désinventer. Puisque le saut dans l’inconnu est inéluctable, ne reste plus alors qu’à tenter de réguler au mieux de l’intérêt général les créations artificielles des apprentis sorciers.
Christophe Leray
*https://www.slate.fr/life/84691/premier-article-tremblement-de-terre-ecrit-par-robot