
La Bibliothèque nationale de France (BNF) François Mitterrand, à Paris (XIIIe), a fêté ses 30 ans le lundi 31 mars 2025. L’occasion de revisiter – en trois parties – l’incroyable métamorphose et la nouvelle profusion, en quelques décennies, de ces équipements publics. Premier épisode : la BNF, de Richelieu à Tolbiac.
Ce 31 mars, la BNF François Mitterrand accueillait un aréopage* venu raconter rôles et activités dans l’invention et l’élaboration de l’institution et ébaucher ce que pourrait être « une bibliothèque pour l’avenir » en France et ailleurs.
Face à un public averti et grand public, durant toute la journée, les orateurs naviguent dans la galaxie « Bibliothèques » sans évidemment pouvoir rendre compte de la profusion et de l’incroyable métamorphose de ces équipements, particulièrement en France : bibliothèque nationale bien sûr, Bibliothèque à vocation régionale (BMVR), médiathèques publiques, CDI des écoles, bibliothèques universitaires, des hôpitaux, d’institutions privées, de comités d’entreprise…
Anniversaire des trente ans oblige, évoquons d’abord la BNF (ex-site Tolbiac). Dans les années 1980, la « vieille » Bibliothèque nationale (BN – site Richelieu berceau historique, Paris IIe) craque de toutes parts, croule sous les ans, ne peut plus répondre à ses missions de conservation et de communication. Le 14 juillet 1988, François Mitterrand, le président de la République, lance le projet d’une bibliothèque « d’un genre entièrement nouveau ». « Je veux une bibliothèque qui puisse prendre en compte toutes les données du savoir dans toutes les disciplines et surtout qui puisse communiquer ce savoir à l’ensemble de ceux qui cherchent, ceux qui étudient, de ceux qui ont besoin d’apprendre, toutes les universités, les lycées, tous les chercheurs qui doivent trouver un appareil modernisé, informatisé et avoir immédiatement le renseignement qu’ils cherchent. On pourra connecter cette bibliothèque nationale avec l’ensemble des grandes universités de l’Europe et nous aurons alors un instrument de recherche et de travail incomparable », explique-t-il.
Projet d’une ambition folle… et par extraordinaire réalisé qui engage avec lui des transformations en cascades, difficiles à mesurer alors, dépendantes de facteurs exogènes, par exemple du développement d’internet encore balbutiant. Effets induits dont le plus éclatant après des années de tergiversations et de difficultés sera de saisir l’occasion du déménagement des imprimés de Richelieu à Tolbiac pour ressusciter et transformer la grandeur de la vieille BN.
Sous la direction inspirée des architectes Bruno Gaudin et Virginie Brégal, les travaux commencent en 2010, en Phase 1 et se terminent en Phase 2 en 2022 (59 000 m², 70 km linéaires tous départements confondus).** Le site renaît, réinventé : départements spécialisés (Arts du spectacle, Cartes et plans, Estampes et photographie, Manuscrits, Monnaies et médailles) aux petits soins, accueil de l’École des Chartes, de l’Institut national d’histoire de l’art (INHA)… Nouveau musée, nouvel escalier superbe, articulation dynamique et distributive des membres de ce corps multiple, restaurations prenantes de la Salle Labrouste, de la Galerie Mazarin, métamorphose de la Salle Ovale en temple de la lecture publique avec 20 000 volumes en accès direct et gratuit.
Côté Tolbiac pour faire vite, la réalisation revigore, modernise, métamorphose, étend au-delà des attentes les missions de la vénérable institution : bibliothèque géante (200 000 m²), Janus dont une tête s’adresse à tout public en accès direct et une autre pour les chercheurs ; stockage multiplié (400 km sur place), puis étendu à Marne-la-Vallée avec la « collection de sécurité » (45 km). Personne n’envisage alors la nécessité d’un site supplémentaire.
La création d’un deuxième site, celui d’Amiens (conçu par TVK et Carmody Groarke, arch. ouverture prévue en 2029), dont les magasins sous oxygène raréfié éviteront les incendies, oblige à informatiser : catalogue en ligne, numérisation galopante des fonds accessibles en 1997 sur Gallica (11 millions de documents à ce jour), Système de Préservation et d’Archivage Pérenne Réparti (SPAR en place en 2010), partages dématérialisés avec d’autres établissements d’importance (bibliothèques universitaires, de région…). Au fil du temps les activités s’étendent : expositions temporaires (une quinzaine par an), visites guidées, conférences, spectacles, ateliers créatifs, lectures…
La nouvelle institution prend place sur les friches industrielles du quartier de Tolbiac, en plein désert, le long des voies ferrées filant vers la gare d’Austerlitz et Ivry-sur-Seine (Val-de-Marne). Locomotive pour toute la Zac Seine Rive Gauche, elle est peu à peu entourée d’immeubles de bureaux et de logements. Chacun connaît la proposition de l’architecte Dominique Perrault : un stylobate géant (60 000 m²), à la fois piédestal et place, portant quatre tours aux angles, creusé d’un jardin longitudinal aussi attirant qu’inaccessible, cerné en cloître par les salles de lecture, les chercheurs en bas, le public en haut. La place, venteuse, crée un vide cadré, un monument inédit immatériel, isolé les premières années, peu à peu connecté à l’avenue de France, aux quais de Seine et à l’excellente passerelle Simone de Beauvoir (Dietmar Feichtinger).

Des traits marquants certes mais moins que ce qui en fonde l’exemplarité : une incroyable unité de la grande à la micro-échelles, une domination de l’esprit sur la matière. Des tours au mobilier, de la colonnade du rez-de-Jardin au tissage des drapés de métal, règnent géométrie, hiérarchie, ordonnance, contrôle absolu et répétitivité des composants, triés sur le volet, ramenés à quelques matériaux « de pleine masse » dixit Perrault – béton, bois, acier, verre, mais aussi moquette épaisse et dense rouge écureuil – au service de l’identification, de l’efficacité, de la lisibilité et du confort.
Grande bibliothèque avec en sourdine quelque chose de sacré, le jardin central prenant la place des temples souvent associés aux bibliothèques de l’Antiquité ou l’inverse, descendante en plan de celle offerte par Hadrien au IIe siècle à Athènes, en filiation évidente avec les patios de la Méditerranée et les cloîtres des abbayes, à la fois classique et absolument contemporaine, dont l’une des vertus cardinales tient à sa capacité à digérer les bouleversements, l’évolution des moyens, des pratiques qu’elle suit, accompagne, suscite, stimule à la fois héritière et pionnière.
Une telle affirmation après les marées hautes de critiques (voir par exemple le Rapport d’information n°451 du Sénat en 2000) oublie à dessein les conditions de la commande, de la programmation, de la réalisation, les difficultés de l’usage pour une partie des personnels, les coûts de fonctionnement. Pour mémoire tout de même quelques faits. En avril 1989 quand Perrault est lauréat du concours international (250 dossiers de candidature), son projet doit accueillir quatre millions d’ouvrages. L’entrée se fait par les quais, encastrée dans le grand emmarchement. Elle donne au-delà des halls sur des passerelles transversales jetées au-dessus du Jardin.
Patatras, dès le mois d’août l’abandon de la césure prévue des collections entre Richelieu (jusqu’à 1945) et Tolbiac (après 1945), oblige l’architecte à modifier sa proposition : abandon de l’entrée sur les quais, multiplication des magasins dans le socle pour accueillir non pas quatre millions d’ouvrages mais treize millions ; suppression de l’option passerelle pourtant essentielle pour raccourcir les parcours d’un long côté à l’autre ; plus tard polémique navrante sur la hauteur des tours abaissée de 86 mètres à 78 mètres…
Adaptations récurrentes. Autre exemple quand il fallut choisir un accès principal au lieu des deux existants, l’un et l’autre assez discrets sur l’horizon de la place ; signaler par une manière de propylée (réussi d’ailleurs) la présence de l’entrée tapie dans l’épaisseur du socle ; intégrer en souplesse les nouvelles règles de sûreté, ce qui n’est toujours pas le cas puisque sur la place, le pourtour du jardin est entouré depuis plusieurs années de pitoyables barrières de sécurité…
Cependant, foin des critiques si en miroir il n’y a pas d’apologie. Avec l’ensemble des investissements consentis, la France possède trente-sept ans après 1988 et le discours du président, une bibliothèque nationale bicéphale (à laquelle s’ajoutent la Bibliothèque de l’Arsenal et celle de Jean-Vilar en Avignon), un outil exceptionnel qui fait de l’établissement l’un des plus riches et les plus efficaces de la planète en coopération avec ses homologues d’importance à l’échelle nationale, européenne et internationale.
(À suivre)
Jean-François Pousse
* Entre autres : Dominique Jamet : président de l’Établissement public de la BNF, 1989-1994 ; les présidents de la BNF : Jean-Noël Jeanneney (2002-2007) ; Bruno Racine (2007-2016) ; Laurence Engel (2026-2024) ; Gilles Pécout (2024…) ; Samira El Malizi (dir. de la Bibliothèque nationale du Maroc ; Carlo Blum (dir. adjoint de la Bibliothèque nationale de Luxembourg ; Sophie Bobet (dir. de la médiathèque James-Baldwin) ; Rebecca Lawrence (dir. de la British Library) ; Chrysa E. Nikolaou (dir. de la Bibliothèque nationale de Grèce) ; Marie Grégoire, (présidente des Bibliothèque et Archives du Québec) ; Svein Arne Brygfjeld (responsable du IA-Lab de la Bibliothèque nationale de Norvège) ; lAlberto Manguyel (écrivain ancien dir. de la Bibliothèque nationale d’Argentine ; les architectes, Dominique Perrault ; Abdelouahed Mountassir ; Antoine Viger-Kohler ; Pierre-Alain Trévelo ; l’urbaniste Rachid Andaloussi.
** Lire nos articles La marche funèbre de l’escalier d’honneur du carré Richelieu (2015) et Avec Bruno Gaudin, la BnF reprend possession de la rue de Richelieu (2022)