C’est une sorte de jour sans fin de l’urbanisme, une île impossible à reconstruire. Un défi que pourtant Bjarke Ingels Group (BIG), évacué par la porte à EuropaCity, vient par la fenêtre relever sur l’Ile Seguin à Boulogne-Billancourt (Hauts-de-Seine). Un symbole éclatant de l’esprit d’entreprise municipal. Explications.
Les Boulonnais ne doivent plus savoir où donner de la tête. En effet, dès qu’il s’agit de l’île Seguin, alors que rien n’y est encore construit depuis vingt ans, sauf la Seine musicale conçue par Shigeru Ban et célibataire depuis son inauguration en 2017, les projets de papier et de communication se suivent, se poursuivent même, à la vitesse de la Seine en crue.
Et, sur l’île, la durée de péremption de ces projets est de plus en plus courte. Qu’on en juge. Alors que l’encre est à peine sèche du projet DBS (Développement Boulogne Seguin) dévoilé en octobre 2020 – une opération de 130 000 m² portée par Hines, Icade et Vinci sur la partie centrale de l’île Seguin – la mairie de Boulogne dévoile encore, dans son bulletin d’octobre 2021, un nouveau projet remplaçant, issu cette fois de la promesse de vente signée avec Bouygues Immobilier… en avril 2021. Il faut suivre !
Voyons, en 2005 l’industriel français François Pinault confiait à l’architecte japonais Tadao Ando la création d’un écrin destiné à accueillir sa fondation pour l’art contemporain à l’endroit même où étaient encore debout, à l’époque, les anciennes usines Renault. Une passerelle, signée Marc Barani, sera même aménagée spécialement pour lui. Mais François Pinault ne résistera finalement pas à la tentation de Venise avant de récemment revenir en ville (à Paris) avec… Tadao Ando.
En 2010 un premier projet, démesuré et signé Jean Nouvel, voyait le jour au centre de l’île, du moins sur les prospectus de la ville. Ce sont finalement trois versions du même projet et du même auteur qui seront soumises en 2012 à une « votation citoyenne », laquelle ne servira strictement à rien. L’année 2013 voit le lancement sur la pointe amont de l’île du projet de R4, une opération portée par Yves Bouvier, patron de Natural Le Coultre, et confiée à… Jean Nouvel. Projet qui ira encore moins loin que les autres mais jusqu’en 2016 quand même. Cette année-là, le projet de pointe amont est repris par Emerige : la cité artistique comptera un hôtel 4*, une autre fondation d’art contemporain, un cinéma et des commerces.
Les choses avancent cependant puisqu’en 2015, l’association Val de Seine valide un protocole d’accord issu d’une concertation elle aussi évidemment citoyenne. Un protocole d’une grande utilité puisqu’il faut attendre 2018 pour qu’une nouvelle médiation aboutisse à un nouvel « accord transactionnel de médiation » signé entre la ville et quatre associations parmi les plus souples. Puis en 2020, le projet DBS est dévoilé au public, et en 2021 donc, dernier projet en date, celui de Bouygues, avec BIG.
Un BIG décroissant puisque la mairie précise que le projet, avec seulement 120 000 m² de bâti, compte 10 000m² de moins que le projet précédent, que les immeubles sont moins hauts, qu’il est moins dense de 20 000m² que ce qu’autorise le PLU (ce qui n’est pas compliqué puisque le PLU avait été conçu expressément pour le projet DBS).
Toujours est-il que, pour voir le verre à moitié plein, le fait qu’il faille si longtemps pour les projets à ne jamais sortir de terre permet aux architectes à la queue leu leu de s’adapter aux modes changeantes, d’où cette fois l’arrivée d’une halle – qui « créera une sorte de placette » – et sans laquelle aucun quartier ne peut aujourd’hui être éco. Et les 700 places de parkings : partagées bien entendu….
Pour le coup, même si les 6 500 m² de surfaces commerciales sont conservées – elles ne pâtissent pas de la réduction du projet apparemment, il ne faut pas exagérer quand même – le jardin public de 15 000 m² se voit augmenté de 13 000m² de végétalisation des extérieurs, c’est-à-dire une végétalisation de 65% des balcons, terrasses et toitures. Un objectif bien compris par BIG et un projet qui anticipe le réchauffement climatique si l’on en juge par les perspectives. Ce n’est plus Boulogne-Billancourt mais la Nouvelle-Orléans avec un BIG River Boat Queen traversant le bayou. Ne manque que la roue à aube ! À Boulogne-Billancourt, la croisière s’amuse…
D’ailleurs nous y sommes presque puisque les dix immeubles de bureaux, de sept à dix étages, seront « constitués notamment de bois et terre cuite », une sorte de style Danois provençal en somme. Si en plus la terre est puisée directement au fond du fleuve et les tuiles séchées au soleil, alors applaudissements.
Demeure pourtant ce sujet agaçant du nombre de bureaux sur une île pour le coup difficile d’accès. Il est même question de transport en commun sur l’ile : un tapis roulant dans la rue centrale ? Sinon, il est vrai que de la station de métro Pont de Sèvres jusqu’à l’autre bout de l’île, cela fait une trotte, surtout un jour de février quand il pleut à verse.
Pourquoi s’entêter à faire ici autant de bureaux ? Il faut bien dire que Pierre-Christophe Baguet, devenu maire de Boulogne-Billancourt en 2008 et depuis toujours facilement reconduit, s’était fait élire une première fois en dénonçant le projet « trop dense » de son prédécesseur, un projet qui proposait pourtant moins de bureaux et plus d’équipements que tous ceux qui ont suivi. C’est le péché originel qui rend le bâton si difficile à nettoyer car, quand le nouveau maire eut rayé d’un trait de plume le projet du précédent, qu’il eut payé des sommes astronomiques pour se dédire de contrats déjà engagés (180M€ selon la mairie), il fallut bien envisager un avenir pour l’île, lequel n’est plus désormais finançable que par des bureaux en nombres suffisants censés rapporter plus que n’importe quoi d’autre. Les grenouilles ne paient pas d’impôts. CQFD !
Encore faut-il qu’en cette période de Covid, les meilleurs projets de bureaux aient encore un sens. BIG en est d’ailleurs tellement fier que pas une trace de son projet n’est à trouver sur son site ! Foin de ces pudeurs et qu’à cela ne tienne, assez de temps perdu : le démarrage des travaux est prévu pour le premier semestre 2023 pour une livraison de la partie centrale de l’île en 2026.
Pour autant, sans doute que les Boulonnais ont le temps de voir venir. En octobre 2022, un autre projet signé Snøhetta ? D’ailleurs, à se replonger à cette occasion dans tous les projets proposés sur l’île Seguin depuis 2001 et le premier projet de l’urbaniste Jean-Louis Subileau, c’est comme feuilleter un vieil album de famille avec des photos sépia d’un monde qui n’existe plus. À l’exception qu’il s’agit-là d’un monde qui n’exista et n’existera jamais. Sauf bien sûr si, finalement, Pierre-Christophe Baguet, Bouygues et BIG parviennent ensemble à nous faire prendre les sirènes du Mississippi pour des lanternes altoséquanaises.
Christophe Leray