Mal-aimés, touristiques, bruyants, les Champs-Elysées n’attirent pas, ou plus, les Parisiens, les derniers grands travaux sur l’avenue datant de 1994. Pourtant les transactions vont bon train et les arrivées annoncées de grandes marques semblent vouloir marquer le retour de l’avenue parmi les incontournables parisiens. Avec les Jeux Olympiques de 2024 en ligne de mire.
Ces dernières semaines, les Champs-Elysées sont de nouveau, depuis la célébration de la coupe du monde, entrés dans l’actualité : d’un côté, les manifestations des Gilets jaunes et, de l’autre, la présentation le mercredi 10 avril 2019 par Philippe Chiambaretta (PCA-Stream) pour le Comité des Champs-Elysées, sorte de club des grands propriétaires terriens, d’un projet sobrement nommée «Réenchanter les Champs-Elysées».
L’avenue cumule les extrêmes. En effet, si elle demeure le symbole des grandes célébrations nationales (football en tête, 14 juillet, etc.), son image est dégradée. Sur les 100 000 visiteurs journaliers, seuls 3% sont des flâneurs franciliens face à 72 % de touristes. Selon un sondage réalisé pour le Comité des Champs, les Franciliens la considèrent comme touristique (71%), bruyante (26%), artificielle (19%) stressante (13%) et dangereuse (10%), en opposition à l’image de luxe (58%) qu’ils en ont… On n’est plus à un paradoxe près !
Pourtant, il suffit d’observer le Monopoly à l’œuvre aujourd’hui pour comprendre que la financiarisation de l’immobilier des Champs tourne à plein ballons. Depuis 2010, année après année, les achats crèvent les plafonds, entraînant une augmentation considérable des loyers.
Qu’on en juge. En 2010, le Qatar achète le siège d’HSCB au 103 pour 440 M€. En 2012, l’ancien Virgin détenu par Groupama est vendu, toujours au Qatar, pour la bagatelle de 500 millions… L’année suivante, les mêmes ont acquis le C42 réalisé par Manuelle Gautrand pour la modeste somme 77 millions.
En 2018, BVK met la main sur le 114 Champs-Élysées pour 600 M€, soit 100 000€ le m². Il est vrai qu’Apple a déjà lancé les travaux – 55 millions – et le loyer est fixé à 15 millions annuels. A la fin de la même année, c’est le fonds souverain norvégien – en recherche de diversification post-pétrole – qui s’offre le 79, une transaction à 613 M€, encaissée par Groupama. Pour sa part, Nike a déjà annoncé son installation pour fin 2019 dans l’ancien showroom de Toyota. Désormais, les loyers commerciaux se négocient entre 15 000€/m² côté ombre et 22 000€/m² côté soleil. Nul ne sait plus qui du bailleur ou du locataire fait monter les prix…
Les Champs se placent en 4ème position des avenues les plus chères du monde, remontant au fur et à mesure dans les classements internationaux. Les grandes marques qui ont choisi d’installer leur ‘flagship’ sur l’avenue s’offrent de plus une communication internationale en usant du renom des architectes choisis, et cela ne risque pas de faire baisser les prix.
Si les Champs cherchent à reconquérir le titre de «plus belle avenue du monde», l’effet Bilbao semble le modèle adéquat pour qualifier l’énergie déployée par les marques pour revenir en force à grand renfort d’architectes superstars. La ville basque, sortie de sa torpeur avec l’arrivée du Guggenheim, était arrivée sur le devant de la scène internationale avec Frank Gehry à la manœuvre. Assisterait-on à un phénomène similaire sur cette avenue mal-aimée ?
Les marques de milieu de gamme ayant débarqué dans les années 2000 sont remplacées par des marques de luxe qui font de l’avenue leur vitrine européenne, testant au passage leurs nouveaux concepts. A terme, 60 000 m² seront restructurés, les JO en fond d’écran pour que les Champs-Elysées deviennent le centre névralgique des célébrations et de la consommation hors compétition.
Deux annonces ont bombardé l’avenue, qui périclitait, en nouveau centre d’intérêt économique : en 2014, les Galeries Lafayette annoncent leur arrivée avec l’occupation du 54. La réalisation du vieux rêve de Théophile Bader, fondateur des Galeries qui, avant la crise 1929, lorgnait déjà sur l’hôtel particulier qui occupait le terrain. Avec le navire Art Deco de Arfvidson, restructuré par PCA-Stream, et aménagé par BIG, les Galeries Lafayette offrent du luxe, rien que du luxe. Pas de quoi changer l’image de l’avenue auprès des Franciliens… Pas une fringue à moins de 200€ ! Gilets jaunes s’abstenir…
En revanche, l’architecture crée bien un effet «Wouah», ce qui pour une marque est à peu de frais une caisse de résonance de sa communication, avec Instagram comme relais d’audience : l’entrée, la verrière, les escaliers menant au café installé aux abords d’une baie vitrée donnant à l’angle de l’avenue… autant de détails qui, photographiés et diffusés, feront gratuitement la publicité du magasin, idéalement situé sur la carte mondiale.
Phénomène semblable chez la marque à la pomme quand elle choisit le 114. Exit IKKS, le 114 deviendra la vitrine européenne d’Apple avec le réaménagement vertueux d’un immeuble haussmannien par Sir Norman Foster, architecte en chef de la marque. Aujourd’hui, chacun peut admirer des brosses à dents connectées dans un ancien salon bourgeois du XIXe siècle restauré. La verrière de la cour centrale, composée de panneaux solaires triangulaires, permet au magasin de fonctionner 100% renouvelable, l’eau de pluie étant récupérée pour alimenter les toilettes et l’arrosage de la cour intérieur.
Quand la production des iPhones, dont les prix atteignent des sommets, souffre de l’exploitation intensive de métaux rares dans des pays exotiques, signe des temps nouveaux, Apple se rachète une vertu en proposant des points de ventes alimentés par des énergies renouvelables… à grand renfort de formations gratuites pour réaliser in situ de superbes photos diffusables sur les réseaux sociaux… L’architecture en elle-même devient pour les marques un puissant vecteur de communication.
Résumons. Nike ouvrira fin 2019 au 79, Adidas s’est d’ores et déjà agrandi, Dior, Lancôme, Bulgari, le 5* de Sofitel sont en cours d’installation. Les showrooms automobiles ont laissé la place aux grandes marques de la téléphonie, Samsung et Xaomi y ayant leur boutique, mais seulement pour montrer leurs produits. En 2022, le 26 devrait être restructuré par Franklin Azzi, espaces commerciaux, bureaux et bien sûr, un nouveau ‘rooftop’ pour la restauration. Quelques mètres plus loin, le sort du C42 est toujours en suspens depuis sa fermeture en décembre 2017. Les Qatariens semblent attendre la détérioration de l’immeuble ce qui justifierait sans doute son inévitable destruction, la parcelle à elle seule valant sans doute plus que le bâtiment.
L’avenir de l’avenue passe par le luxe, toujours plus, mais son principal défaut demeure : les voitures saturent l’espace de bruit et de pollution.* D’où la demande du Comité des Champs-Elysées à Philippe Chiambaretta, dans la continuité de l’étude commandée à Jean-Paul Viguier et Associés en 2014, de proposer une vision pour 2024, ce moment où «les Champs-Élysées deviendront le premier média mondial : lieu de compétitions, de célébrations, d’installation pour les plateaux de télévision du monde entier, ils doivent devenir le démonstrateur de l’excellence française et le symbole d’une ville durable, inclusive et résolument tournée vers l’avenir». Tout doit donc être en place pour les JO…
Le projet de Philippe Chiambaretta prend à bras-le-corps le paradoxe du «mythe international, mal aimé des Parisiens» et parvient à concilier une approche pragmatique de la mobilité, dans la lignée de la précédente étude, et de reconquête des espaces verts sur l’avenue.
Le principal problème de cette étude est que l’aménagement incombe, encore et toujours, à la Mairie de Paris… En ces temps de disettes budgétaires et de pré-campagne municipale, pas sûr que les Parisiens soient d’accord pour aménager à grands frais des espaces qu’ils ne fréquentent pas ou plus, surtout pour des multinationales du luxe…
Julie Roland
* 64 000 véhicules par jour, l’un des axes urbains les plus pratiqués de la capitale, l’un de plus polluées et des plus bruyantes.