
Il faut respecter le passé pour que le futur soit possible. Une ville nouvelle qui efface son histoire ! La déconstruction, c’est ne rien comprendre à ce qu’est une ville. Qu’est-ce qu’une ville ? Un accumulateur de temps de tous les temps.
Alors que les architectes s’interrogent sur la réhabilitation et la nécessité d’apprendre à composer avec l’existant, l’ANRU ne sait que « déconstruire ». Un scandale qui passe sous les radars. Sommes-nous à ce point incapables de comprendre que sans histoire il n’y a pas de société?
Dans une période de pénurie de logements, il me semble que s’impose la nécessité de réfléchir à deux fois avant d’envisager leur « déconstruction ».
Déconstruire, pour ne pas dire démolir, détruire, casser, jeter, démanteler, raser. Le terme est à la mode, on déconstruit n’importe quoi et même n’importe qui.
Dans les années quatre-vingt-dix, un groupe d’architectes a cru bon de devenir des « déconstructivistes ». En bon disciple de Jacques Derrida, la théorie était d’éliminer toute trace de culture, toute histoire de l’architecture, pour accéder à une nouvelle modernité. L’idée me semblait folle et difficile à comprendre. En effet, n’était-ce pas le jeu de paradoxes puisqu’un architecte est par nature un constructeur ? L’utopie, une fois de plus, allait prendre le pas sur l’évolution, la transformation, le progrès. Je ne me prononcerai pas sur le destin de ce groupe qui n’a, à ma connaissance, pas produit d’ensembles de logements habitables.
Facile de déconstruire !
Encore faut-il savoir où l’on souhaite conduire le monde, avec quel projet, avec quelle ville en tête ? Jacques Derrida a fait, dit-on, l’objet d’un malentendu. Je pense que l’inculture frappe, que la peur est là et que la maîtrise d’ouvrage va au plus mal. Aujourd’hui, l’architecture fait l’objet du plus grand mépris de la part des institutions. Un logement est devenu un bien de consommation courante, il est soumis à une logique comptable ou, plutôt, financière ; il n’existe plus dans le bilan de l’organisme, il ne compte plus. Je n’ai signé qu’une fois une pétition, pour défendre le Mirail, dans la périphérie de Toulouse, réalisé par Candilis, Josic et Woods et dont la déconstruction était projetée. Je pensais alors qu’il était possible de proposer un projet urbain sans démolition.
La « déconstruction » est une paresse, une inculture, une violence qui rime avec l’air du temps. La ville doit accumuler, s’enrichir de tous les temps, y compris celui des économies d’énergie, mais il ne faudrait pas oublier que l’architecture est un témoin qui se transmet. Sans transmission, n’en déplaise aux dé-constructeurs, pas de société, pas de civilisation.
Je viens de recevoir un courrier m’annonçant la déconstruction d’un ensemble de logements que j’ai conçu à Savigny-le-Temple (Seine-et-Marne). La motivation est de restructurer en profondeur le quartier de la mairie : il y aura un jardin à la place ! Je n’ai pas été interrogé sur le sujet par l’ANRU.
En 1985, à Savigny-le-Temple, à la sortie immédiate de la gare, j’ai donc réalisé un ensemble de 88 logements sociaux. Ce projet faisait partie d’une dynamique plus large, celle des villes nouvelles qui incarnaient une ambition « sociale, urbaine et architecturale sans précédent ». L’objectif n’était pas simplement de loger mais de créer un « cadre de vie digne, varié et adapté à tous ». Cette opération s’inscrivait dans une évolution créative portée par toute une génération d’architectes qui, au tournant des années 1970, renouvelaient en profondeur la manière de penser le logement.
Mon travail, comme celui de plusieurs confrères engagés sur ces questions, avait alors été salué par la critique. La presse spécialisée et généraliste soulignait « l’attention nouvelle portée à la diversité des formes, au confort des habitants, à la qualité des espaces collectifs ». Cette reconnaissance n’était pas anecdotique, elle témoignait d’une volonté collective d’offrir, au plus grand nombre, des conditions de vie jusque-là réservées à quelques privilégiés.
Le projet se distinguait pas sa diversité de typologies : logements collectifs, semi-collectifs, duplex traversant, logements à plat. L’ensemble s’ordonnait avec une attention particulière portée à la lumière, à la traversée des logements, à la qualité des espaces extérieurs.
Le temps long, une nécessité oubliée
Aujourd’hui, cet ensemble est menacé de « déconstruction », un mot pudique pour désigner une démolition pure et simple. Sous prétexte de « dégager la vue de la mairie » (installée postérieurement) ou la présence d’amiante dans les enduits, on envisage de faire disparaître un morceau vivant d’histoire urbaine.
Une ville authentique ne se construit pas par à-coups, elle se patine, se transforme, s’enrichit au fil du temps. Les logements de Savigny-le-Temple ont traversé près de cinquante années d’usages, de vies, d’histoires. Ce vieillissement naturel, loin de les disqualifier, leur confère une valeur irremplaçable.
Pourtant, la logique contemporaine préfère l’obsolescence programmée : on rase plus facilement qu’on entretient. L’effort d’entretien, pourtant essentiel, est perçu comme un coût plutôt qu’un investissement dans la durée. Détruire ces logements aujourd’hui est nier que l’urbanisme est une affaire de continuité et non de rupture. Une ville qui n’assume pas son temps long condamne ses habitants à l’errance, à l’instabilité, à la perte de repères.
La dimension sociale : habitat et dignité
Derrière chaque mur, chaque appartement, chaque cage d’escalier, ce sont des vies humaines qui se sont construites. Le logement social ne peut être réduit à une simple fonction quantitative, il est une composante essentielle de la dignité. À Savigny-le-Temple, l’architecture proposait des espaces généreux, adaptés à des modes de vie diversifiés. Détruire ce patrimoine, c’est effacer des parcours de vie, des souvenirs collectifs, une mémoire partagée. L’habitat social digne est un acte politique fort : c’est offrir de la qualité au plus grand nombre. Aujourd’hui, en rasant ces immeubles, le message inverse est envoyé : celui de la précarité et de la déconsidération.
La dimension urbanistique : penser la diversité
Le projet de Savigny-le-Temple s’organisait selon une idée forte, celle de la diversité, diversité des formes, diversité des parcours, diversité des usages. Il ne s’agissait pas de juxtaposer des barres standardisées mais de composer une véritable microville où se mêlaient des immeubles semi collectifs, des venelles, des placettes. Cette diversité, fondée sur l’écoute des besoins réels, sur l’observation attentive de la vie quotidienne, est aujourd’hui méprisée au profit de logiques uniformisantes. Ce n’est pas seulement une démolition matérielle qui est programmée mais une simplification mortifère du tissu urbain.
Il est important de renouer avec une « intelligence du temps long »
Il faut défendre le temps, la mémoire, la continuité. La comptabilité et le mesurable ne suffisent pas pour penser la ville. Il faut accepter que la beauté réside dans ce qui dure, dans ce qui porte les traces de la vie humaine, dans ce que l’on est capable de préserver pour les générations futures.
Détruire les logements de Savigny-le-Temple serait une erreur historique. Ce serait perdre non seulement un patrimoine architectural reconnu à son époque mais aussi une leçon de ville, une leçon de vie, une leçon d’humanité.
Pour construire durablement, il faut entretenir ce que nous avons su bâtir avec soin, avec foi, avec amour.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste