Pour qu’une petite histoire devienne grande, je suis convaincue qu’il y faut un zeste de poudre magique. Lorsque Guy Amsellem, alors président de la Cité de l’Architecture, prit le mythique train Paris-Deauville pour venir voir dans un garage reconverti en galerie éphémère la toute première version du projet Archisable, la fée avait bien débarqué…*
La magie pourrait se répandre comme une traînée de poudre, ce serait une explication à cette rencontre – le cas Soler.
Francis Soler donc, qui n’a pas la réputation d’un homme facile, m’appelle un jour pour valider sa participation, et me tenir aimablement au courant de sa proposition – un hommage aux migrants. Des pas lourdement marqués dans le sable jusqu’à la mer, puis l’engloutissement comme représentation du désastre par la marée montante. Des pas graves, d’espoirs et de désespoirs. En mémoire, en signe de deuil, au bord de l’eau, il déposerait des souliers – un projet engagé, radical – « je suis un architecte politique ».
Pas de sable mais la marée comme un drame. Pas Archisable.
Devant mon refus ferme malgré ma gorge serrée – refuser à Soler, c’était compliqué – et refuser une place à la réalité de la douleur, pire encore.
Il me rappela pourtant avec une seconde proposition – un miracle – il allait colorer la mer – en bleu – une idée sans grand risque pour un projet en noir et blanc…
Qui n’a jamais lu ses tribunes** – entre exaspération, hurlement, poétique et drôlerie – ne connaît pas Soler.
Personne sinon lui dans le monde de l’Architecture pour aller au feu, prendre tous les risques, dénoncer les diktats de la nouvelle bonne conscience et la mort annoncée de l’Architecture…
« Moi avec dix balles, j’essaie de leur en donner pour cinquante. Eux avec cinquante, ils en font pour dix, et sont suivis par une intelligentsia en recherche de bonne conscience ».
Si vous ne connaissez pas encore Soler, il est là… l’homme du basalte – son nouveau bâtiment. Une pierre volcanique…
Si le projet Archisable défend une idée de la création, de la culture et de la beauté… Et si Soler Grand Prix National d’Architecture vient entre mer ciel et sable protester contre « la laideur qui s’installe durablement sur tout le territoire », je veux bien cautionner la désobéissance annoncée.
Soler en bleu contre Cetelem en vert dans Archisable en noir…
C’était parti.
Contre la Mer ou avec la Mer. On verrait bien… Nous savons déjà qu’il ose tout. N’est-il pas celui qui revêt de scènes orgiaques empruntées à Giulio Romano, (palais de Te, Mantoue, vers 1531) les trois immeubles du ministère de la Culture, réunis par une seule peau faite d’images décomposées et recomposées – un récit secret, un voyage titanesque et ultra-privé, de la provocation à l’action, et de la figuration à l’abstraction…
Il était dans tous les cas urgent de se taire. Et regarder.
À peine arrivé, Soler toujours déterminé mais rigolard – il y a toujours chez lui cette triple dimension entre rire, douleur et création – nous escorta jusqu’à la jardinerie pour ses emplettes particulières, neuf seaux et du bleu. Nous raflâmes la totalité des bleus en stock du rayon loisirs créatifs, biodégradables et ingérables… en tube, en flacon, on ne prétend pas colorer la mer avec trois centilitres… Il fallait voir en grand… bleu roi, ciel, turquoise, violet ou marine, tout y passa. Advienne que pourra, mon inquiétude avait lâché devant le burlesque de la situation.
Sur la plage, Soler énigmatique creusa donc neuf trous de 30 cm de large par 30 de profondeur, formant un carré de 3 x 3 dans lesquels il inséra les neuf seaux qu’il emplit avec l’eau empruntée à la mer, et dans laquelle il versa généreusement une bonne partie de ses fioles. Ce spectacle surréaliste autorise une petite digression ésotérique – le chiffre 9 incarnerait la fin d’un cycle et le commencement d’un autre, tandis que le bleu serait le symbole de la sagesse… et du rêve…
Le bleu donc affleurait, et Soler posté, armé du reste de ses tubes et flacons, en prévision de la montée des eaux, attendait.
La mer précise se profila à l’heure dite. L’effleura. Pas plus. Pas assez pour l’envahissement. En tout cas pas comme il pensait. De là à imaginer qu’elle soupçonnait ce qui se tramait…
Soler contre la mer avait prémédité le bleu, ni vantableu ni outrebleu, mais solerbleu.
Solerbleu, ou celui de tous les bleus du monde, le bleu des bleus à l’âme et le bleu d’azur, le bleu de tout ce que l’univers compte de bleu, comme autant de mots et de maux à jeter là en vrac pour faire sens car « avec le bleu nous sommes dans la poésie et la désobéissance » .
Pendant ce temps, la mer qui possède plus d’un tour entre son sac et son ressac, s’esclaffait doucement, histoire de garder la main, et le narguait à petits coups d’écume fine, signifiant son refus.
Il tenta de pactiser, il y aurait un temps pour tout, celui de l’affrontement était révolu, il fallait d’urgence trouver un terrain d’entente…
C’est ainsi que l’homme du basalte, Soler ou le Rebelle se mit à creuser un canal pour faire savoir qu’il était prêt, que le chemin était tracé pour la submersion. Et attendit. Debout, face mer, guetteur armé de ses bleus.
Soler patient et impatient. Devant autant d’efforts, la mer enfin consentit et, empruntant la voie tracée, lâcha quelques vaguelettes, et Soler soulagé, ses derniers bleus.
Tandis que le photographe s’activait au milieu de ce désastre de bleus, de giclures et de débordements, de hasards, jouant à l’artiste, Soler ayant retrouvé sa superbe, haranguait les promeneurs interloqués :
« Cette eau morte qui vient mollement vers nous ne va pas tarder, elle vient pour changer sa couleur grave et tourbe en couleur vive et bleue. La mer est venue ici se ressourcer pour repartir à ses origines de bleus ».
En mars 1921, Picabia peint « L’œil cacodylate », un œil unique autour duquel il invite ses amis à inscrire une phrase de leur choix.
« Dans le salon il y avait une grande toile couverte de phrases et de signatures laissées par les visiteurs. Des pots de peinture jonchaient le plancher ; il m’invita à signer ». Man Ray
Quant à moi je me suis dit que l’homme qui réécrivait les bâtiments était venu pour moi réécrire la Mer. Ce n’était plus de la magie. C’était arrivé.
Et cela me fit rêver.
« La désobéissance, dit-il, n’est pas un réflexe. C’est juste une réflexion ».
Tina Bloch
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* Lire Chroniques de sable – Ils étaient 15 architectes, ils sont 130…
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