C’est une histoire de regard dont je vais parler aujourd’hui. Chaque projet Archisable commence par une idée, préméditée ou pas, souvent matérialisée par un dessin préparatoire (je l’encourage même si à la fin il n’est pas suivi), puis se déroule publiquement sur le sable d’une plage, sous le regard de promeneurs, d’enfants, de chiens, de ballons et… j’en ai sûrement oublié…
De la conception à l’élaboration,* de l’idée à l’action, au contact physique avec le sable, c’est-à-dire à la présence, il n’y a pas un monde mais des mondes. Le temps qu’il fait, la couleur du ciel, le chaud ou le froid, la condition physique, le trop ou pas assez dormi, l’humeur, la surprise des éléments eau, sable, vent, autant d’interactions qui signeront, que vous le vouliez ou non, le projet avec vous.
Vous n’êtes ni en terrain connu, ni dans la confidentialité de votre agence, vous n’avez pas affaire à un matériau familier, sinon dans vos souvenirs d’enfant qui ne vous serviront ici de rien… Vous êtes dans l’imprévu, dans l’inconnu, et, pire encore, en présence de regardeurs amusés ou sceptiques qui tous, à des degrés différents, marqueront de leur aura, si minime ou fugace soit-elle, vos travaux.
Rien en vérité de tout cela vous ne pourrez préméditer. La particularité d’Archisable est la surprise.
À commencer par le regard du photographe, l’œil photographique, et le sujet ou objet photographié, trois entités distinctes, pas toujours d’accord… Quel photographe n’est pas heureusement surpris ou au contraire déçu par l’image qu’il a produite ? Sans oublier les mystères de la photogénie qui n’existe pas que pour les stars…
Bernard Desmoulins, l’homme aux mains d’or du musée Cluny, fabriqua une barre à crans serrés qui s’ouvrait aussitôt pour laisser naître deux branches dont les éléments parfaitement moulés semblaient s’espacer et se raccourcir pour former un long Y, comme un delta, face à la mer.
Or le delta Desmoulins était destiné à résister, envers et contre le principe Archisable qui inscrit formellement la vie du projet entre deux marées. Pour un homme épris du patrimoine ceci est d’une logique absolue. L’amplitude de la marée fut si faible ce jour-là que l’eau ne monta jamais jusqu’à lui. Longtemps nous l’attendîmes. La nuit était tombée, affamés, nous nous décidâmes à quitter le terrain pour aller dîner. La plage était à peu près déserte, nous laissâmes l’œuvre à sa destinée. Au cœur de la nuit, nous revînmes inspecter le delta, intact, qui fut de facto proclamé patrimoine…
En 2020, juste avant le premier confinement, le delta fit l’affiche de l’exposition de la médiathèque de Caen, dans le bâtiment de Rem Koolhaas. D’emblée il fut présenté à la verticale, en Y, mais sans possibilité de mer puisque de mer il n’y avait eu que le bruit las et lent du ressac, et les effluves d’une lointaine présence. Tandis que la flagrance du delta s’effaçait, l’œuvre était aussitôt renommée, de bouche-à-oreille, comme une conspiration, un écho ou…une marée montante, la Fermeture Éclair. Pour manifester ma réprobation, et contrer cette interprétation sauvage…, je fis imprimer en haut de l’affiche une phrase de Jean Nouvel, inspirée de celle bien connue de Le Corbusier : « L’architecture est un art, elle a le potentiel de nous affecter, de nous émouvoir. C’est le but de tout art ».
L’histoire n’était pas finie…
En Décembre 2022, sa forme intrigante lui donna à nouveau la vedette, en grand, dans le hall mythique de Paul Andreu à Roissy 1. Nouveau lieu, nouvelle version, je militai pour un changement radical d’orientation. En absence de mer, et avec le double assentiment de l’architecte et de Michel Denancé le photographe – je décidai de conjurer la malédiction de la fermeture éclair – qui de fait ne dérangeait que moi – en présentant l’œuvre à l’horizontale, les lignes ouvertes sur la droite, comme une possibilité de delta, une écriture mystique, une langue oubliée. Exit en tout cas la silhouette dissonante du jean ouvert… !!!
Au moment de valider le tirage, je retournai encore l’image sur mon téléphone, toujours à l’horizontale, mais en ouvrant le delta vers la gauche. Avec le contraste des noirs, quelque chose surgissait au-dessus, dans les aléas du terrain brossé autour du delta, quelque chose que personne n’avait lu, ni vu et encore moins prémédité. En bas, le terrain était méthodiquement nettoyé et recomposé en rectangles serrés et bien alignés. En haut, on lisait une accumulation de triangles, comme des toits, et soudain c’était une ville qui surgissait.
Le temps pressait, il fallait décider dans l’heure, et je n’eus pas gain de cause, architecte et photographe, pressés, ne réussissant pas à déchiffrer à la va-vite ce que je tentai maladroitement de leur démontrer en zoomant avec mon téléphone.
Je ne publierai jamais une image sans le double accord architecte photographe. C’est une évidence. La réciproque est vraie. C’est toujours le cas… ou presque… Inutile d’insister, je ne livre pas de noms ! Mais… il est toujours possible de deviner… !!!
Je crois à l’écriture automatique, au conscient qui s’ouvre sur l’inconscient, au pouvoir et à l’incroyable liberté de l’œuvre d’art. Je crois à l’invisible et à l’aura. Elle nous dépasse, évanescente et libre. Elle est de nous. Il nous appartient de la laisser s’exprimer.
Tina Bloch
* Lire Chroniques de sable – Ils étaient 15 architectes, ils sont 130…