
La notion «d’immeubles pas tout à fait finis» ne signifie, en aucune façon, qu’il faille laisser des immeubles en voie d’achèvement. C’est ce qu’a expliqué Anne Demians lors d’une conférence donnée le mardi 11 décembre à l’école d’architecture Paris-Val de Seine. Embarquement immédiat.
Il s’agit plutôt de répondre, en construisant, à des exigences nouvelles en économies de matières et de nuisances, pour nous empêcher de tout reconstruire à chaque fois et de tout avoir à refaire quand on cherche à densifier ou à modifier la ville.
Les additions et les adaptations ponctuelles sont alors rendues possibles par la mise en place d’ajouts dessinés à partir de géométries et de supports pensés pour cela.
Il s’agit d’apprendre à moins (ou à mieux) consommer, comme apprendre à moins (ou à mieux) construire. Ce qui reviendrait à produire une nouvelle esthétique.
J’aurais pu consacrer cette intervention à présenter l’ensemble de mes réalisations. De préférence, j’ai décidé de transcrire la vision plutôt militante de mon travail d’architecte. Et cela à travers peut-être les projets les plus importants de mon parcours.
Il me semble, en effet, important que les architectes se remettent à réinvestir le champ des idées et de l’engagement citoyen afin de contribuer à faire que notre environnement urbain, notre espace santé et leur dimension esthétique soient urgemment remis entre de bonnes mains.

Comme toile de fond à ce propos, nous dirons que l’actualité écologique a complètement modifié notre rapport au monde : d’une part avec l’apparition récente et massive de l’hyper-communication qui, liée très étroitement à Internet, aura multiplié nos échanges virtuels et la fréquence de nos déplacements. D’autre part parce que nous sommes passés de la société sédentaire à la société nomade et que les bouleversements qui s’en sont suivis n’ont pas encore été accompagnés. Un récent rapport avance que plus d’un milliard de personnes se retrouveront sur les routes dans les années à venir, pour des raisons climatiques (les réfugiés climatiques pour plus de la moitié d’entre elles) ou des raisons politiques.
Enfin, avec la population sur terre qui augmente sans ralentissement palpable, nous consommerions, désormais, chaque année, considérablement plus que ce que toutes les ressources naturelles de la terre pourraient encore produire.
Face à ces constats scientifiques, tout en s’extrayant d’un débat politique enlisé, nous pouvons avoir deux attitudes qui ne sont pas forcément opposées mais complémentaires.
– D’un côté, on agit pour sauver nos espaces naturels, en préservant des ilots des méfaits de la pollution et de la destruction massive produite par le foncier. Mais pour combien de temps ?
– D’un autre côté, on réfléchit plus fondamentalement à la manière de faire la ville de demain pour la rendre plus adaptable et plus ouverte à ces évolutions impalpables pour le moment, mais inéluctables pour les années à venir. On agit sur nos villes comme nouveaux espaces de vie, denses, contenus et moins générateurs de désordres
Ce que je propose donc aujourd’hui n’est qu’un début de réponse, circonscrit au seul domaine de la construction et pour lequel les architectes ont des réponses responsables à apporter. Mon intervention parle de la ville mutable peuplée d’immeubles que j’ai souhaités «pas tout à fait finis»
Le groupe RBR 2020-RBR 2050
Depuis 2010, je participe au groupe de travail RBR 2020-2050, commission dirigée par Philippe Pelletier, missionné par le ministère de l’Ecologie, de l’Energie et de la Cohésion des territoires. Ce groupe a pour mission de proposer des solutions pour rendre les bâtiments plus responsables et que l’énergie consommée soit beaucoup mieux gérée qu’elle ne l’est aujourd’hui sur notre territoire. Il s’agit de mettre en lumière et de favoriser une prise de conscience collective sur le climat qui pourra faire changer les choses, dans un proche avenir.
Il s’agit pourtant, en quelque sorte, de «sortir de cette globalisation des réglementations thermiques qui sont identiques sur l’ensemble du territoire français, alors même que nous avons un climat extrêmement varié entre le nord et le sud». Les représentants de ce groupe sont des représentants publics et privés. La poste, EDF, le CSTB pour le secteur public. Bouygues, le Crédit Agricole et autres promoteurs pour le secteur privé. Tous, sont des acteurs et des grands décideurs de la construction en France.
C’est dans le cadre de ce groupe de travail que j’ai rédigé, début 2018, un texte sur la ville moderne et flexible, dont le titre était : EMBARQUEMENT IMMEDIAT

Dans ce texte, j’articulais mes arguments autour de cinq points :
– Zéro carbone : construire des bâtiments moins émissifs en carbone et préserver ainsi la biodiversité de nos territoires
– Réversibilité des espaces : à l’échelle de la ville, et afin d’éviter de détériorer le territoire avec des immeubles dédiés, devenus vite obsolètes, il s’agit, en priorité, de ne rien figer, mais de proposer des espaces à caractère «disponible», capables de s’adapter, en temps réel, aux évolutions des besoins des populations et de se situer au plus près des cycles économiques devenus de + en + courts.
– Les trois échelles : agir efficacement sur l’environnement ne peut se faire qu’avec l’attention particulière qu’on porterait sur trois échelles majeures en termes de planification urbaine : l’immeuble, le quartier et le territoire.
Nous sommes, déjà, aujourd’hui dans le partage plus ou moins accompli de ces trois points. C’est déjà beaucoup, mais on doit considérer que ce n’est qu’une étape pour intégrer toutes les dimensions de la construction dans une analyse territoriale ou internationale.
– Les échanges responsables
Nous sommes dépendants de la production énergétique d’autres pays et de leurs demandes en matière d’énergie produite chez nous. Est-ce bien normal que notre capacité à augmenter, d’une manière déterminante, les énergies renouvelables, soit assujettie au recul du charbon en Allemagne ? Nous sommes en retard sur le développement de ces énergies propres, comme l’éolien terrestre et hydraulique, le photovoltaïque, la méthanisation ou le bois-énergie, selon les régions dans lesquelles elles se développent.
La France possède, par ailleurs et paradoxalement, des ressources naturelles extrêmement variées : à l’ouest : le vent ; au nord : la pluie ; au sud : le soleil ; à l’est : l’eau douce. Il faudrait donc favoriser les échanges en agissant sur l’ensemble des paramètres d’une urbanisation durable, connectée à d’autres urbanisations pour stimuler la compétition et la solidarité entre les régions. C’est en utilisant mieux nos ressources naturelles et en les mettant sur des lignes d’échanges responsables que nous mettrons en place des dispositions efficaces qui seraient issues alors d’un modèle français. Ce modèle émergerait sur sa capacité à réorganiser les consommations et à accroître l’autonomie énergétique des régions par des échanges intelligents entre elles, voire même jusqu’aux pays limitrophes.
– L’IDEE (ou L’Institut pour le Développement d’un Environnement Evolutif)
Pour agir efficacement et développer utilement ces échanges, quatre Instituts seraient alors créés. Favorisant le développement pour un Environnement Evolutif (IDEE), ils se répartiraient sur les territoires de quatre régions climatiques. Ces Instituts centraliseraient les informations régionales et favoriseraient la construction et l’architecture les mieux adaptées aux spécificités climatiques et industrielles des régions concernées.
Ces données resteraient à la disposition de membres choisis dans des branches professionnelles et universitaires différentes : planification, environnement, politique, paysages, économie, énergie, sciences, philosophie paysage et architecture. Ils apporteraient aux maires, aux collectivités territoriales et aux régions, des propositions objectives, critiques et constructives.
Exemple : ces Instituts seraient en mesure d’absorber toute la créativité des Ecoles d’architecture et de les restituer dans le cadre d’un intérêt collectif qui serait marqué par des lois ou par des mesures de bon sens prises à tous les niveaux de la décision de construire.

Zéro CARBONE
En 2008, je fus la toute première lauréate du concours lancé par EDF pour répondre à la question BAS CARBONE. Cette distinction changea beaucoup de choses dans le regard que j’ai pu avoir, par la suite, dans mes projets.
La question était la suivante : «Comment diminuer efficacement l’impact dans l’atmosphère des émissions de carbone, produites par les bâtiments?» On sait que la construction des bâtiments dans le monde contribue pour 40% de l’émission de CO² dans l’atmosphère. Or, les émissions massives de carbone, nous dit-on, contribuent à l’effet de serre et à l’augmentation des températures moyennes sur la surface terrestre. L’enjeu du concours était de proposer un nouveau type de bâtiment, peu émissif en CO², afin de faire évoluer ‘responsablement’ les paramètres de la construction.
Ma proposition s’est articulée autour de quatre points :
– La forme pure du carbone est le diamant et la forme impure est le dioxyde de carbone. Pour l’identité architecturale d’un bâtiment peu émissif en carbone, j’ai pris la forme du diamant et l’ai traduite dans le projet plastique.
– Je remets au goût du jour «le courant d’air», cette forme simple et naturelle de la ventilation. Le bâtiment s’installe dans le sud de la France, à Montpellier. Il est peu épais. J’installe de grandes ouvertures au sud et de petites ouvertures au nord. En été la différence thermique entre la façade exposée au soleil et celle qui reste exposée au nord crée des mouvements d’air profitables qui permettent aux étages d’assurer leur propre rafraîchissement, sans besoin d’y ajouter une quelconque technique énergivore.
– J’intègre par ailleurs les résultats d’une recherche conduite à l’université de Tokyo par le Dr. Hideki Koyanaka et ses équipes en intégrant des cassettes de dioxyde manganèse sur mes façades. En effet, il fait la démonstration que le dioxyde de manganèse permet, par l’action conjuguée de l’eau et du soleil, une photosynthèse artificielle. C’est ainsi que le bâtiment, au lieu d’émettre du carbone, diffuserait de l’oxygène.
– Après analyse complète de leur cycle de vie, chaque matériau est choisi et retenu pour son bilan carbone, notamment en ne retenant que les moins énergivores au niveau de leur fabrication, leur maintenance et leur recyclage.
Nous sommes dans une période médiane où «maîtriser l’émission du carbone dans l’atmosphère» est loin d’être acquis. Mais intégrer ce paramètre dans les réflexions sur toutes les constructions à venir serait déterminant. Les prochaines réglementations viseront évidemment à un degré d’émission niveau zéro carbone pour toute la construction.
Réversibilité des espaces
Je considère la réversibilité des espaces comme le point de départ positif d’une nouvelle économie développée pour mieux construire et pour conserver plus longtemps la qualité et «la dimension ouverte et transformable» des ouvrages.
Il s’agit de cumuler les avantages et les points distinctifs des structures conduisant à la construction des immeubles de bureaux à ceux des logements, des hôtels ou des résidences pour en ressortir avec une base commune, servant de guide. Ce qui permettrait, par exemple, pour les logements, de bénéficier de plus de hauteur (qualité de l’espace), aux bureaux de s’appuyer sur des coursives périphériques (maintenance) ou sur des terrasses.
J’ai déposé en 2017, avec ICADE le label IDI, Immeuble à Destination Indéterminée. J’illustrerai plus précisément ce point avec la présentation des Black Swans à Strasbourg, un projet théorique et prospectif au moment du concours qui fait aujourd’hui la démonstration que les objectifs sont atteints avec leur réalisation.
Simultanéité et complémentarité des trois échelles
Les différents projets qui vont être présentés s’intéressent à la complémentarité entre les trois échelles de la ville : celle du bâtiment, celle du quartier et celle du territoire.
La maîtrise des émissions de carbone à l’échelle des bâtiments doit être étendue au-delà au quartier, vers le territoire, par l’anticipation des besoins, en ne figeant rien. On pense le territoire comme une grille d’espaces disponibles, adaptables à chaque époque qu’ils traversent.
Trois réalisations
A suivre donc, trois réalisations qui intègrent et illustrent mon propos sur les trois premiers points d’EMBARQUEMENT IMMEDIAT :
– les Black Swans comme nouveau modèle «réalisé» de réversibilité des espaces ;
– les Dunes, un bâtiment-paysage, mise en espace de nouvelles façons de nous comporter au bureau, à une époque où l’hyper-communication propose (ou impose) de nouveaux rapports au travail. Un bâtiment-paysage qui incarne la complémentarité des échelles entre un bâtiment, un quartier et un territoire ;
– la Place de la Porte d’Auteuil, comme mise en commun de moyens de conception comme de réalisation, pour aboutir à plus de qualité, plus de rationalité, plus d’évolutivité et davantage de créativité esthétique, dans le cadre plus global d’une disposition générale passive et peu émissive en carbone.
C’est un projet vertueux, à la base, puisqu’il s’agit de reconstruire la ville sur la ville en reconvertissant un ancien site industriel en un nouveau quartier de centre-ville, situé tout près de la Cathédrale de Strasbourg. Morceau de ville de 30 000m², l’opération sera terminée en janvier 2019.

Le concours, lancé en 2012, est un concours public-privé, lancé conjointement par la ville de Strasbourg et ICADE. C’est, à mon avis, là que se situe en priorité la réussite de l’opération. La ville a gardé, tout au long du développement du projet, la main sur les enjeux territoriaux, développé l’axe économique entre le centre de Strasbourg et la ville voisine de Kiel, en Allemagne, pendant qu’ICADE avait la responsabilité de construire des bâtiments de qualité et, si possible, à caractère innovant.
Le projet articule le passage entre la presqu’île Malraux, l’ancien site industriel, et le quartier Danube, nouvel écoquartier. Plutôt qu’une accumulation de prouesses architecturales qui auraient exprimé la diversité des programmes du projet mais qui auraient interdit toute évolution des immeubles, plus tard, j’ai préféré mettre en place un dispositif homogène et modéré, qui pouvait s’adapter à toutes les contraintes et les projets changeants d’un quartier en situation instantanée de métamorphose.
Avec l’axe nord-sud, le projet fait revivre le lien qui avait été interrompu par l’activité industrielle, entre le centre de Strasbourg et le quartier du Neudorf. Sur l’axe est-ouest, le projet s’installe comme une agrafe urbaine entre le centre de Strasbourg et l’axe de développement économique vers Kiel. Ce nouveau quartier est largement desservi et relié en tout point du territoire proche et lointain, par des transports en commun, le tramway notamment. Cette disposition urbaine favorise l’essor des commerces et des services associés à cette opération mixte de logements étudiants, de logements privés, de résidence-services, d’hôtel de luxe, de bureaux et de commerces.

Les tours de 50 m se décalent les unes par rapport aux autres, pour ne pas porter ombres, les unes sur les autres et favoriser des vues lointaines. Si on dit de ces bâtiments qu’ils ne sont «pas tout à fait finis», c’est qu’ils sont aptes à accepter plusieurs formes d’évolution. Le programme a d’ailleurs évolué, pour plus de 50% de sa surface, entre le concours et sa réalisation.
Les immeubles pas tout à fait finis se caractérisent par une trame unique pour tous les programmes. Ce qui permet de les adapter à toutes les données du projet et de présenter un système constructif beaucoup moins cher que dans une opération avec des destinations diverses, puisqu’il est le même, quels que soient les usages recherchés
Les noyaux de dessertes verticales sont situés au centre du bâtiment et les façades sont porteuses, ce qui permet de faire évoluer le cloisonnement intérieur sans la moindre difficulté constructive. Les coursives qui enserrent le bâtiment permettent d’apporter, aux bureaux comme aux logements, un usage confidentiel des surfaces développées. Ces coursives complétées par les brise-soleil et les garde-corps (finement ajourés) contribuent à préserver l’intégrité architecturale du bâtiment, vis-à-vis des espaces publics, quelle que soit l’utilisation de ces espaces domestiques
Si la configuration définitive des trois bâtiments a évolué à plus de 50% entre le concours et la réalisation, d’aucuns devinent dans les plans les trois tours décalées les unes par rapport aux autres pour ne pas pénaliser la vue et l’ensoleillement de chacune d’entre elles.
La réversibilité, entre une occupation de bureaux et une occupation de logements, est anticipée pour qu’elle puisse être effective, et se réaliser à moindre coût. Cette anticipation a été rendue possible par trois dispositions principales :
– des noyaux verticaux, conçus avec des mesures conservatoires qui leur permettent de s’adapter aux réglementations particulières, à la fois celles des logements et celles des bureaux ;
– la coursive des bureaux qui devient balcon pour les logements, sans aucune modification portée sur la façade extérieure ;
– les hauteurs, compatibles avec les différents usages et modifications de plan qui se feront par des modifications de cloisons et non pas de murs. Mesure économique. Des modifications sont aussi rendues possibles, au droit des plafonds et le dimensionnement des locaux techniques, comme celui des réseaux secondaires, n’est pas impacté.

La réversibilité permet d’accroître la longévité de la valeur locative de l’immeuble, dans la mesure où l’utilisation du bâtiment s’adapte à la demande. Cette valorisable à la construction crée une valeur intrinsèque au bâtiment, lequel, réversible, s’installe donc dans la durée. Pour ce faire, la qualité constructive et sa capacité à être pérenne font intrinsèquement partie de cette problématique. C’est une manière de reprendre la main, pour nous, architectes, sur l’opportunité de considérer la réversibilité comme une nouvelle base pour créer. Une occasion pour reprendre la main sur l’objectif de la construction.
Nous sommes dans un process industriel dont les bonnes raisons de faire les choses et les choix esthétiques se situent au croisement d’une identité architecturale qui est liée au contexte, de résolutions climatiques évidentes et urgentes et de la volonté d’installer désormais ces bâtiments dans la durée.
La perfection de mise en œuvre est indissociable d’une attention constructive (au boulon près), de chacun des panneaux. Le clos couvert et la structure extérieure sont en aluminium et ne demandent pas d’entretien particulier. Les brise-soleil sont mobiles et permettent de réguler l’ensoleillement en été, comme en hiver, au plus près des besoins des acquéreurs ou des locataires. L’isolation par l’extérieur et l’épaisseur statique du bâtiment contribuent à l’inertie thermique efficace requise du bâtiment.
L’ensemble de ces dispositions constructives contribue à la qualité thermique passive du bâtiment, conçu pour faire face au climat continental de Strasbourg. Froid en hiver, chaud en été. Ici coursives, brise-soleil, marquise et garde-corps contribuent à réguler les températures et à hiérarchiser l’intimité des espaces vis-à-vis de l’espace public.
Le RDC, en double hauteur, contribue à une plus grande disponibilité des espaces de commerces et permet à tout moment d’en changer l’affectation. La contrainte de la disponibilité est un prétexte à améliorer la qualité des espaces du RDC.
Cet immeuble, qui reste lié à un process générique dans sa conception, est en même temps une réponse attachée à un contexte industriel par son histoire et romantique par sa dimension poétique. Il est pour cela ‘duplicable’ dans sa méthode et dans ses objectifs sur d’autres sites, mais pas dans sa forme. Sa matière et son identité architecturale sont complètement attachées aux bassins et aux cygnes !

Hybridations / Aller plus loin
Ce qui importe aujourd’hui est de proposer des immeubles qui, bien que pouvant apparaître comme achevés, restent ouverts (par leur constitution même), à des ajustements, à des mutations, voire à des additions, qui les font vivre au-delà de la configuration qu’ils montrent le jour de leur livraison.
Hybridations/ Embasement
Si on dit d’eux qu’ils ne sont «pas tout à fait finis», c’est qu’on les sait déjà aptes à accepter plusieurs formes d’EVOLUTIONS et d’HYBRIDATIONS à partir de l’EMBASEMENT
Hybridations
Ces transformations peuvent se manifester à l’intérieur ou à l’extérieur de l’ouvrage. Elles peuvent être ponctuelles ou étendues, se situant entre un simple changement de cloison et une modification de gabarit.
Second projet pour illustrer mon propos : les Dunes

J’ai livré, en 2017, à Val-de-Fontenay, en région parisienne, le siège social de la Société générale. C’est 100 000m² de surfaces de plancher qu’il s’agissait de construire, en une seule phase. Toute l’histoire de ce projet consiste à juxtaposer deux réflexions menées parallèlement :
– d’une part, il s’agissait de créer un univers cohérent, de grande échelle et ouvert sur un contexte urbain incertain ;
– d’autre part, il s’agissait de dessiner des espaces adaptés aux nouveaux rythmes de travail, capables de répondre à toutes les configurations actuelles et futures.
J’ai préféré une composition non achevée, des constructions linéaires, mises les unes à côté des autres qui sont tranchées net quand elles tutoient les limites du terrain, sans autre forme de projet que d’ouvrir le site au paysage.
C’est un bâtiment-paysage composé d’ouvrages formé sur trois plis successifs et parallèles avec des vallons ensemencés de verdure. Entre ces ondes construites en béton et en bois, sont mis en place en effet des herbiers dans des jardins qui créent un univers aimable et calme. Les jardins sont orientés dans un axe nord-sud. Ce qui permet de promettre une végétation luxuriante dans des patios très bien ensoleillés. Les bâtiments sont orientés est-ouest ce qui est favorable à un bon éclairement des espaces de travail, quelle que soit l’heure de la journée.
Le terrain totalise 23 000m² pour 100 000m² construits. Il s’agit de faire de cette densité une qualité. J’eus donc l’idée de plisser le terrain, comme pour comprimer une feuille vers le haut et créer ainsi trois ondes qui contiendraient l’essentiel des surfaces.

Ce bâtiment-paysage se décline en trois grandes strates
La strate haute présente près de 75 000m² de surfaces libres et émerge au-dessus du sol. Les espaces situés dans les superstructures ne se présentent pas comme de simples bureaux. Le travail en flex-office a tout bousculé. On occupe désormais l’espace qui est libre. L’idée du bureau affecté à un individu se perd et l’architecture vient remettre du confort de la lumière et de la convivialité dans le travail.
La strate intermédiaire, de plain-pied avec l’accès du RER vient desservir, d’ouest en est, les différents corps de bâtiments reliés deux à deux. L’architecture des Dunes facilite les déplacements en pleine lecture. Le rapport entre l’espace et le déplacement signifie vraiment quelque chose. Bien que ne pouvant s’appréhender d’un seul regard, tellement la pièce est grande, c’est une succession de séquences vivantes, de placettes, de jardins et de transparences qu’on croise au cours de la journée.
La troisième strate, dite basse mais de plain-pied avec l’avenue Delattre de Tassigny dessert, d’est en ouest, les différents corps de bâtiments. Ce sont au total deux rues superposées, l’une découverte, l’autre couverte, qui desservent l’ensemble des bâtiments. La rue intérieure est un sol habité, creusé et éclairé par des patios.

Cette strate basse qui abrite près de 15 000m² d’espaces partagés (qui sont des lieux d’échanges et de travail caractérisés par leur capacité d’adaptation à toutes les configurations), est une réponse aux nouvelles temporalités plus fragmentées dues aux nouvelles formes du travail. Ces espaces sont constitués d’amphithéâtres, de restaurants, de salles de réunion, d’espaces de détente.
De grandes ouvertures et des espaces en double hauteur sont reliés par des escaliers. Ces pièces contribuent à favoriser les complicités d’usage entre les deux strates superposées du jardin
L’originalité de ce projet est le rapport entre l’espace et les déplacements des 6 000 personnes qui sont rendus visibles et mis en scène dans les bâtiments. Les occasions pour se retrouver et de se rencontrer sont démultipliées. Ce qui contribue à humaniser les innovations managériales liées à l’introduction du numérique dans le travail.
Le pavillon d’accueil est l’accès au site depuis le niveau haut. Le paysage file dans les perspectives horizontales et s’enfonce dans les creux des jardins. L’organisation géométrique de l’ensemble n’empêche en rien l’organisation plastique des espaces. Les respirations qui sont marquées par les patios proposent paradoxalement des points de vue extrêmement variés qui contribuent à l’imbrication des deux échelles.
C’est par le contraste entre la grande échelle des bâtiments (soit 160 m de long environ) et la petite échelle (relative) des patios (qui font environ 10 m de large par 50 m de long) qu’un ordonnancement subtil s’organise. En effet les bâtiments en superstructure cadrent la vue sur le paysage lointain en dessinant naturellement la grande échelle. Les patios s’inscrivent dans des échelles plus conviviales, pour remettre du confort et de la lumière sur tous les espaces partagés. Ils contribuent à créer des prolongements extérieurs à toutes les activités du siège.
Les espaces de travail accompagnent l’arrivée du numérique. En fait cette voie du numérique est simplement pouvoir favoriser des moments de travail sur une plage plus étendue de temps, faisant croiser des moments intenses de travail avec des moments de détente. Les espaces sont changeants dans leur destination afin de faire en sorte que les glissements entre le travail et les activités complémentaires soient toujours possibles, sans rupture.
Chaque espace est capable, grâce à son ergonomie, de s’adapter à différentes configurations. Par exemple, comme ici, avec des amphithéâtres qui s’écartent des configurations habituelles des amphithéâtres traditionnels dans le but d’augmenter la fréquence de l’espace et d’ouvrir son usage.
Pour une architecture adaptée à la révolution numérique, il fallait créer des atmosphères propices à la mobilité, à la rencontre, à l’échange. Les aménagements intérieurs contribuent à permettre la diversification des usages dans le temps d’une journée ou d’une semaine ou à plus long terme.
Les façades trouvent une interface inédite avec l’intérieur, lui-même modifié par l’intrusion d’un esprit né du numérique. Nos comportements, à travers nos façons de travailler, sont devenus évidemment différents. Avec l’informatique, nos besoins propres au confort ou à l’ergonomie se sont accrus. La lumière doit être abondante et mesurée, tout à la fois.
Détail Façade
Les lames extérieures en bois sont des brise-soleil verticaux. Les façades sont orientées prioritairement est-ouest. Ces lames verticales viennent atténuer la lumière directe entrant dans les bureaux. Le clos couvert marque une certaine brillance. Il est tout en aluminium. C’est ce décalage entre ces deux matières (entre la brillance de l’aluminium et la matité des lames de bois), qui crée l’épaisseur de la façade.
Les Dunes forment un paysage ondoyant et réglé. Le bois, matière générique des immeubles, structure son image. Le bois tisse le lien entre les jardins bas et les jardins haut. La répétitivité des détails constructifs contribue à la maîtrise des coûts. Au-delà de la question du coût, c’est la poésie de l’espace à travers celle de l’écriture qui est visée. Un ordonnancement subtil peut s’installer entre les différentes pièces de la façade. Chacune des pièces a son dessin spécifique, comme ici les balcons d’étage. Et chacun de ces détails – le détail des pieds de la façade qui assurent la jonction avec le sol, l’éclairage, l’évacuation des eaux, etc. – reste dans une ligne d’assemblage identique. Comme s’ils étaient issus de la même matérialité d’origine.

Le bois, mis en œuvre, est un bois de synthèse reconstitué à partir de bois ayant déjà eu une première vie. C’est une pâte de bois, sans aucune trace de pétrole, montée autour d’un profil aluminium finement micro-rayé pour produire une bonne adhérence. C’est cette technique qui m’a permis d’agencer des éléments de 4 à 7 mètres de long. C’est une première en Europe mais ce matériau est utilisé depuis près de 30 ans au Japon. C’est un matériau qui défie le temps et qui ne demande pas d’entretien. On peut parler ici d’écologie recyclée, de produit recyclé recyclable.
Pour aller plus loin
J’ai parlé de paysage, de déplacement, de flexibilité. Or c’est bien cela, la configuration du numérique, faciliter les déplacements en pleine visibilité, faire que les regards se croisent, les gens se rencontrent, afin de rendre les réponses plus efficaces.
Plutôt qu’aboutir à un projet fini, j’ai préféré installer, sur le site, une grille d’espaces disponibles concentrés dans des bâtiments marquant un paysage en devenir. Ce bâtiment-paysage a inscrit, dans son ADN, son identité architecturale, le déplacement, la mobilité comme vecteur de communication, de transformation et d’adaptabilité. Cette grille d’espace disponible ne fige rien Elle accepte le changement et anticipe les changements.
La place de la porte d’Auteuil
Le projet d’Auteuil s’inscrit dans le XVIe arrondissement de Paris qui reste, dans l’imaginaire collectif, un espace protégé où la bourgeoisie cultive à l’envi l’entre-soi. Force est de constater que le taux de logements sociaux est faible ; 2,5%. Le projet que je présente propose de réaliser 200 logements en accession et 200 logements sociaux, côte à côte. Soit 50% de logements sociaux sur l’ensemble de l’opération. Ce qui peut expliquer la durée longue qui nous aura contraints pour aller jusqu’au bout de cette opération. La réalisation de ce projet se termine fin 2018 alors qu’il a commencé début 2008. Il aura fallu dix ans pour convaincre et construire ce défi lancé par la ville.

Ce projet est vraiment particulier dans mon travail : le programme est homogène. Il comptabilise 400 logements à réaliser. Toutefois, sa particularité s’exprime avec la présence de non pas un, mais de quatre architectes. Trois personnalités – Francis Soler, Rudy Ricciotti et Finn Geipel – qui, avec moi, doivent élaborer une proposition cohérente à l’intérieur d’un dispositif commun. Je devais, pour ma part, assumer le rôle difficile mais passionnant d’architecte mandataire du groupement.
Autre particularité : ce projet de 400 logements est réalisé sous l’autorité d’une double maîtrise d’ouvrage : PARIS HABITAT pour les logements sociaux et ALTAREA COGEDIM pour les logements en accession. Ce projet sera précisément fini et livré en janvier 2019.
C’est un projet qui propose une alternative à la centralité routière qu’est la porte d’Auteuil, en proposant une centralité piétonne. Mais, c’est d’abord un jardin qui prolonge l’ensemble des espaces laissés libre par l’abandon des trains de la petite ceinture jusqu’à la gare d’Auteuil. De ce terrain désaffecté, il s‘agissait de faire un parc habité, généreusement planté plutôt que de prolonger un tissu déjà achevé par des retours de façades qui regardent vers le sud.
Il s’agissait de porter une attention effective sur l’excellence des dispositifs mis en matière d’environnement durable.

Le projet est classé plan climat (réglementation énergétique ville de Paris et vise à être peu émissif en carbone). Pour cela, il nous a suffi d’éloigner les bâtiments les uns des autres en les rapprochant sur leurs angles pour ensoleiller les jardins puis les espaces intérieurs des appartements et proposer ainsi des vues lointaines en organisant leurs perspectives.
Il s’agissait là de bâtir un parc, envahissant pour que chacun puisse sentir la fraîcheur des arbres, et avoir accès à leur frondaison ou aux canopées. La petite ceinture, aujourd’hui déferrée, est une percée dans le tissu urbain, colonisée par une végétation spontanée. Le projet consiste donc à poursuivre cette écriture végétale sur un axe vert qui rappelle la trace du sillon ferroviaire jusqu’à la gare d’Auteuil.
Louis Benech a dessiné cet axe vert. Il n’a pas souhaité dessiner et séparer les cheminements minéraux des plantations. Il a installé un maillage minéral pour organiser l’aléa des plantations. Ce maillage est la géométrie, mise à plat, au sol, de la façade du bâtiment que j’ai dessiné.
Tous les éléments de cette pièce urbaine constituent un tissage de complémentarité de matières et de géométries subtiles. Les architectes et le paysagiste se sont choisis et ont décidé de travailler sur une matière quasiment unique se répandant sur le sol de l’opération avec une multitude de petites variations. Cette opération fonctionne à contretemps de certaines opérations récentes, réalisées avec des tas de juxtapositions et de prouesses architecturales qui, trop souvent, sont bavardes et s’expriment sans aucune pensée fondamentale et collective qui leur donnerait une raison d’être.
La contribution des quatre architectes est dans la démonstration d’une cohabitation, sur une même parcelle, de logements loués et de logements achetés, sans qu’aucun signe déqualifiant ne puisse permettre de distinguer les logements sociaux des logements en accession.

Quelle a été la méthode pour y parvenir ?
C’est l’idée d’une coopérative de composants et de système constructifs mis en commun. Des systèmes constructifs identiques ont été utilisés pour trois bâtiments. Les mêmes huisseries et l’effet de masse ont contribué à faire baisser les prix de construction. Cela aura autorisé des innovations comme, par exemple, l’usage des menuiseries repliantes dans les quatre bâtiments. On aura mis en commun des matérialités visibles, à base d’aluminium plissé, perforé, fond d’aluminium oxydé, qui auront été utilisées par les uns et les autres pour faire œuvre commune.
D’autre part, le projet joue sur une attention particulière pour un bon rapport entre profondeur et éclairage afin que chaque bâtiment offre une inertie thermique efficace. Les logements sont majoritairement des logements traversants ou à double orientation. Ce qui reste favorable à une bonne ventilation naturelle. Tous les logements bénéficient d’un balcon ou d’une terrasse.
L’ensemble de l’opération fabrique une œuvre globale et cohérente quand d’aucuns auraient pu imaginer, avec quatre architectes, avoir droit sur la parcelle à quatre bâtiments complètement différents. Finalement, n’apparaissant comme pas tout à fait pareils, ils ne sont toutefois pas complètement différents.
Les composants, mis en commun, ont été utilisés de manière différente par chaque architecte. Chacun, à sa façon, a pu contribuer à cette pièce urbaine qui, bien qu’hybride, se caractérise par une cohérence plastique assumée, transposition contemporaine, sans concession, de la ville haussmannienne.

Conclusion
Le choix des projets, de nature domestique (bureaux, logements, hôtels et autres) est volontaire. Les projets domestiques représentent plus de 80% de la construction dans une ville.
Il est plus efficace (et plus structurant) que les architectes qui s’intéressent à l’écologie, le fassent, en priorité, à travers des espaces domestiques plutôt qu’à l’occasion de la construction de grands équipements publics, plus rares, moins nombreux que les opérations de logements et moins consommateurs de matériels polluants (Philharmonie ou musée).
Toutes ces recherches structurantes pour l’avenir de nos villes et de nos territoires n’empêchent en rien de contribuer à des nouveautés esthétiques. On peut développer une authenticité d’action écologique sans pour autant évoluer dans le banal.
La question de la flexibilité est une question récurrente qui revient aujourd’hui encore comme piste importante pour anticiper les évolutions des villes. L’architecte munichois Otto Steidl utilisait des poutres préfabriquées de l’industrie du béton, ce qui lui permettait de créer une esthétique de l’aléatoire tout en visant une économie de projet. Il crée une nouvelle esthétique.
Mes dernières réalisations se caractérisent par une attention à faire que la construction ne soit pas statique. La mixité des programmes, leur capacité à évoluer dans le temps et à s’adapter aux évolutions des usages, contribuent à limiter l’émission de dioxyde de carbone dans l’atmosphère et permet de limiter l’accroissement des villes.
Anne Demians