D’une manière générale le débat est devenu impossible car la certitude s’est emparée des esprits. C’est encore plus vrai dans le monde de l’architecture qui ne fait que suivre l’air du temps. Pourtant, le manque d’échanges affaiblit considérablement ce domaine, surtout lorsqu’il a l’ambition de la complexité.
Les raisons sont nombreuses et la principale me semble être : pourquoi débattre, échanger, lorsque le dogme est déjà établi ? Les écoles d’architecture sont en grève, voilà une bonne raison de s’insurger, de revendiquer un enseignement digne qui soit censé ouvrir des portes sur des secteurs d’activités différents, ayant tous partie liée avec l’architecture.
« Un enseignement qui n’enseigne pas à se poser des questions est mauvais ». Paul Valéry
Une œuvre ne sort pas du néant
L’idéologie de la créativité a fait des dégâts, on en a oublié la phrase de Pablo Picasso : « Nous sommes les héritiers de Rembrandt, Velasquez, Cézanne, Matisse. Un peintre a toujours un père et une mère, il ne sort pas du néant ».
Cinquante ans à croire qu’un seul maître, le Père, pourrait occuper tout l’espace et cinquante ans à croire que la créativité allait sauver l’enseignement de sa médiocrité. Cinquante ans et un éternel recommencement. Le résultat est l’uniformité et la monotonie. Un père seul permet le pastiche, un père et une mère sont là pour échanger, débattre, inventer, surprendre. Sans héritage, pas de transmission. Qu’on le veuille ou non, nous sommes tous des héritiers. Pour paraphraser Pablo Picasso, nous serions tous des héritiers de Palladio, de Gabriel, de Le Vau, de Mansart, de Guimard, de Majorelle, de Gaudi, De Horta, de Wright, d’Aalto, de Kahn, de Le Corbusier, de Mies Van der Rohe…
Aujourd’hui, l’enseignement de l’architecture française n’a qu’un père et, par conséquent, sa production est orpheline et relève de la GPA/ PMA. La consanguinité fait des ravages, les écoles réclament des subsides, il serait opportun de s’interroger sur la place donnée à la culture et au débat ! J’entends les critiques avisées qui diront : citer Pablo Picasso aujourd’hui, c’est ne rien comprendre au progrès, à la modernité, à la préservation de la nature, au réchauffement climatique : il ne connaissait ni la procréation assistée ni la cancel culture…
À l’heure où l’enseignement de l’architecture est à nouveau mis en question, il faut penser à la rendre octostyle et lui donner huit piliers : la Critique, la Construction, la Composition, la Conception, la Communication, la Création, la Commande, la Culture.
Lorsque je fais allusion à l’architecture « archipélique », je propose de nourrir la doctrine pour la sortir du monolithisme culturel actuel complètement mortifère. Précédemment, en faisant allusion à Édouard Glissant, j’avais proposé une posture, une attitude, qui relèverait de la dialectique, de l’échange, et qui consisterait à prendre de l’autre, de l’ailleurs, pour se l’approprier, ce qui semble l’essence même de la création.
Faut-il sacrifier l’architecture pour sauver le monde ?
L’actualité donne à croire qu’une pensée unique entraîne les architectes vers des rives déjà explorées, celles du recommencement.
Il existe des réponses techniques qui peuvent aider l’humanité à préserver les ressources de la terre mais, pour l’essentiel, nous assistons à une fuite en avant et la perte du sens commun par le refus d’un débat, d’une réflexion collective.
Le sens de l’architecture serait-il devenu celui du sacrifice pour répondre à la montée des océans, aux inondations, au réchauffement climatique et autres tsunamis ? L’architecture aurait-elle pour ambition d’apporter une réponse à toutes les catastrophes à venir ? Les architectes en font leur affaire. La frugalité, la modestie, sont désormais des valeurs partagées, une porte ouverte sur l’indigence, voire le suicide !
L’architecture moderne aurait dû rendre l’homme meilleur et faire son bonheur malgré lui. Elle s’est fourvoyée et a pris le chemin du sacrifice, et ce avec certitude. La certitude est devenue LA valeur essentielle qui rend tout échange impossible, tout débat vain. Désormais, l’idéologie occupe tout l’espace de l’enseignement avec la brièveté du Pecha Kutcha (discours formaté pour ne pas dépasser 6 minutes 40 secondes max). Si ce concept a l’avantage de réduire le bavardage, il a l’inconvénient d’éliminer tout ce qui dépasse, déborde ou ne rentre pas dans la boîte, la cage, la trame, le module. Je le regrette, la vitesse doit avoir sa place sans pour autant retirer sa substance à la pensée.
« L’incertitude motive et fait avancer la science, il faut l’affronter sans se dérober » (Steven O. Koonin / Climat, la part d’incertitude)
Le monde vit dans l’incertitude, celle du lendemain et la peur de pénuries alimentaires ou énergétiques. Dans ce monde incertain, il est devenu de plus en plus évident que tout débat d’idées est devenu impossible, quel qu’en soit le domaine. C’est particulièrement vrai en l’architecture où il est impossible de se confronter aux autres tant les positions sont tranchées, inamovibles. Et les vérités ne semblent pas être ébranlées par les erreurs d’un passé récent, rien n’y fait.
Pourquoi ? Il y a dans le monde de l’architecture plus de non-dits et de certitudes que de sujets à débattre. L’urgence est omniprésente, ce qui expliquerait le manque de temps et le manque de moyens. L’architecture est dénudée et dépourvue de l’essentiel : la culture. Celle-ci est limitée à la portion congrue. L’architecture court après son ombre pendant que les écoles sont en grève… depuis cinquante ans. À croire que le chemin proposé, celui du « bonheur des gens malgré eux » n’était pas le bon mais les architectes récidivent en toute bonne foi.
Au hasard d’une lecture « l’urgence (écologique) est de transformer l’architecture », mais que transforme-t-on ? « Rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme » disait Lavoisier. C’est vrai à condition de parler à bon escient. Transformer l’architecture, pourquoi pas s’il s’agit de partager du sens, s’il s’agit de donner un contenu à l’utilité publique de l’architecture. J’ai bien peur cependant qu’il ne s’agisse d’une dernière fuite en avant, sous prétexte d’apporter une pierre pour la réduction des émissions de CO².
C’est louable mais il ne faudrait pas que ce cache-misère nous empêche de voir la réalité : la dissolution de l’architecture dans un « projet écologique ». Un projet écologique architectural doit porter sur la mise en rapport des technologies, de la ville, de la nature et de la société. L’écologie ne peut pas se limiter au réchauffement de la planète tout en sacrifiant l’histoire et les progrès de l’humanité. L’architecture est en train de devenir une peau de chagrin, elle se ride de plus en plus et intéresse de moins en moins de gens. Les « missions » suivent le mouvement dans une posture certaine et assurée qui refuse tout échange et toute confrontation, donc pas d’innovation.
Face à une maîtrise d’ouvrage peu encline à l’écoute, les architectes doivent se montrer sûrs d’eux car l’incertitude n’est pas permise. Après avoir embrassé le mythe de l’architecture industrielle, les architectes se jettent à bras ouverts dans une pseudo-technique écologico-dépendante, encore une idéologie. Comment les en sortir quand la culture n’est d’aucun secours aujourd’hui ? Un bâtiment n’a plus ni haut ni bas, ni entablement, ni soubassement, ni différence entre l’intérieur et l’extérieur. La construction converge vers un même projet qui élimine toute dimension symbolique et nie l’importance du sens et de l’émotion.
Pourtant l’architecture et la nature sont en quête d’une nouvelle relation. La « Question » a remplacé le « Problème » qui, lui, supposait des solutions. La « question » porte sur l’écologie, la ville, l’énergie, les transports, l’hôpital, l’enseignement, la nature, les logements, les loisirs, la famille, l’inflation, le climat, la qualité de l’eau, celle de l’air, du bruit, les odeurs…
Mais pour les architectes, quelle est la vraie question ? Toutes ces questions n’ont rien à voir avec l’architecture, il s’agit surtout d’obstacles à la compréhension de l’architecture, telle que je l’entends.
La particularité de l’architecture est d’être une discipline qui a autant de définitions qu’elle compte de disciples, et ils sont nombreux. Si les définitions sont plus ou moins poétiques, techniques, sociales, culturelles, elles ont en commun l’impossibilité d’épuiser un champ très vaste. Pour pouvoir en être le défenseur, il est indispensable de camper sur une position et de la défendre bec et ongles. L’apprentissage de l’architecture commence par cette capacité défensive, puis offensive et affirmative.
Peut-on être affirmatif avant d’avoir été interrogatif ?
Salman Rushdie disait que « La littérature est un questionnement ; la grande littérature, en posant des questions hors de l’ordinaire, ouvre de nouvelles portes ».
Peut-on être dans la certitude sans avoir pris le temps de l’incertitude ? L’architecte, sous l’apparence de la tranquillité, doit être in-tranquille en permanence. Sa modernité est dans sa capacité à remettre en question toutes les vérités. Je fais l’hypothèse que tout vient de l’enseignement et de la maîtrise d’ouvrage.
« En art, tout vient simultanément ou rien ne vient, pas de lumière sans flamme » (L’envers et l’endroit /Albert Camus).
Une des notions les plus fortes, essentielles, enseignées à l’école des Beaux-Arts était la notion de « parti ». Cette capacité à aller vite, à mettre en place les éléments de réponse de ce qui allait devenir un projet. C’était une qualité essentielle de la culture des architectes. Nous pensions alors que c’était trop formel et que le défaut était l’absence de contexte. Le « parti » devait permettre une lecture immédiate de la localisation et des principaux éléments du programme.
Cette notion, probablement essentielle pour les grands projets, était moins adaptée pour une réflexion sur le logement. Dans tous les cas, le « parti », pour être fort, ne souffrait aucune altération, aucune inflexion, aucun jeu, il était d’une limpidité qui devait beaucoup à la géométrie. J’ose imaginer que le « parti », non négociable, est à l’origine de la posture de bien des architectes. Il est à prendre ou à laisser, donc n’invite pas à l’échange, à la discussion, au débat, encore moins à la négociation. L’inscription symbolique tout comme l’appropriation n’est pas à l’ordre du jour.
L’incertitude est un luxe que permet la culture
Dans « Le Royaume de Dieu est en vous », Léon Tolstoï écrit : « Les sujets les plus difficiles peuvent être expliqués à l’homme le plus lent à comprendre s’il ne s’est pas déjà formé son opinion à leur égard. Mais la chose la plus simple ne peut être transmise à l’homme le plus intelligent s’il est persuadé, sans l’ombre d’un doute, qu’il connaît déjà ce qu’il en est ».
L’indécision devient une ouverture, un enrichissement potentiel. Pourquoi cette quête d’une norme internationale alors que la contextualisation est une attitude évidente lorsque l’on s’intéresse à la planète, aux climats, aux différences, à la diversité ? Il y a une différence entre l’architecture universelle (référence à une collection célèbre) qui brille par sa diversité (la chapelle de Ronchamp, le Pavillon de Barcelone, la maison sur la Cascade, la chapelle des Pazzi…) et l’architecture internationale qui espère l’uniformité à travers une vérité, une trame, un poteau et une poutre, un archétype : la MSH, une enveloppe désorientée.
Au lieu de voir l’architecture se mourir sous le poids de l’uniformité, qui définit la norme ? Un sujet pour nos étudiants en grève, un paradoxe de notre temps qui pourrait ouvrir sur un véritable débat.
Il n’y aura pas d’architecture sans architectes mais que vont devenir les architectes sans architecture ?
Devant le projet d’un de ses élèves qui attendait, tard dans la nuit, une remarque salvatrice, Georges Henri Pingusson, chef d’atelier à l’école des Beaux-Arts, dira : « Même pour dessiner un parking, il faut écouter du Bach ».
La correction m’avait laissé perplexe autant que l’élève qui ne savait pas quoi en faire. Aujourd’hui je pense que G.H Pingusson avait raison, l’émotion est le premier rapport à l’œuvre, y compris en architecture. La question de l’émotion sera peut-être à l’ordre d’une nouvelle modernité naturelle.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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