Alors que les Champs-Élysées s’invitent dans l’actualité chaque week-end, une mutation plus profonde de «la plus belle avenue du monde» est en cours. En témoigne la réhabilitation du N°150 en hôtel 5*, confiée à l’agence COSA (Benjamin Colboc et Arnaud Sachet) qui en appelle au principe de restauration de Viollet-le-Duc. Rencontre.
Chroniques – Selon Viollet-le-Duc, restaurer un édifice «est le rétablir dans un état complet qui peut n’avoir jamais existé à un moment donné». Votre projet du 150 Champs-Élysées est-il de recréer ce qui n’a jamais existé ?
COSA – Nous travaillons sur un ensemble immobilier haussmannien tardif, de la fin du XIXe, qui offre une relecture de l’hôtel particulier en logements collectifs. Dans les années 1930, une restructuration du rez-de-chaussée relie les quatre immeubles pour creuser et ouvrir une galerie commerciale, la galerie Les portiques. A l’époque il y a eu très peu de prise en compte de l’héritage haussmannien, seule les traces des porches ont été conservées. Nous sommes aujourd’hui face à une architecture mixte avec de l’Art déco qui joue de la traduction moderne de codes très classiques. Le mariage avec l’haussmannien fonctionne très bien. C’est cette histoire que nous avons cherché à retrouver.
Une grande partie de l’ancienne galerie Les portiques accueille actuellement le cinéma UGC Georges V. Afin de libérer le socle et retrouver la vocation commerciale du rez-de-chaussée, nous l’avons resitué en fond de parcelle mais avec une entrée sur les Champs Élysées, à la verticale, dans un bâtiment de bureaux peu qualitatifs. Derrière la décoration de l’actuel cinéma, les colonnes de marbre Art déco et les mosaïques d’époque que l’on devine dans les souterrains du bâtiment seront à découvrir, l’objectif étant de révéler au maximum les traces historiques et leur logique.
Le patrimoine et l’histoire donnent son sens au projet et définissent le parti architectural. Nous nous approprions un patrimoine disposé sur plusieurs parcelles, auquel il faut redonner une cohérence, un état qui n’a probablement jamais existé, comme le définissait Viollet-le-Duc. En reliant des éléments disparates, nous parvenons à redonner une lecture cohérente et organisée de l’ensemble.
En refermant la cour, nous faisons apparaître un axe de symétrie jusqu’alors caché. Nous réinterprétons la verrière de la galerie Les portiques par une lame d’eau. Nous travaillons la toiture pour renforcer l’unité de la composition dans une architecture minimale, effacée. Des suites sont installées sous une aile en aluminium poli, au reflet de bronze, complétée par une piscine à débordement. Les dessins des différentes façades se répondent. C’est tout un patrimoine, composé de plusieurs numéros, qui devient lisible. Tous ces éléments étaient en germe, il fallait leur redonner un sens, et un sens qui n’a probablement jamais existé.
C’est une démarche que vous expérimentez aussi avec le projet de l’INSA de Strasbourg ?
En effet, nous sommes face à une problématique comparable mais sur un bâti totalement différent. Le bâtiment central date des années 50. Il est de très belle facture mais il a mal vieilli. Il a 40 ans de réorganisations-extensions et d’usages intenses dans les pattes.
Sur son flanc se trouve une bibliothèque avec son parking à vélos sur le toit. Un très joli bâtiment mais qui, en focalisant l’attention, rend caduc le bâtiment principal. En 2000, l’agence Rey-Luquet réalise une aile initialement dédiée à l’architecture. Cette aile, qui devait disposer de sa propre entrée, ne sera jamais totalement opérationnelle, faute de budget pour payer le poste d’accueil. Ce superbe bâtiment tout neuf, était devenu l’arrière du bâtiment central.
Comment redonner une cohérence à des bâtiments désarticulés, hétérogènes et dans une économie de moyens ? Nous avons observé les flux et remis des centres de gravité au bon endroit. Nous avons recréé une boucle de circulation en supprimant la salle d’examens qui se situait dans le bâtiment principal côté rue, pour disposer d’un grand hall desservant un large couloir existant et une rue intérieure que nous installons en miroir.
Ce circuit en huit innerve l’ensemble des bâtiments. Le hall dessert proprement l’ancienne aile archi, les ateliers et la nouvelle aile en bois que nous construisons. Nous retrouvons plus de polyvalence et la centralité autour d’un vrai hall qui, doté d’une triple hauteur, met en relation l’administration, la cafétéria et, sur la mezzanine de l’ancienne salle d’examen, une salle d’exposition des travaux des étudiants.
A travers ces choix, c’est également la question de l’adaptabilité des bâtiments qui est posée. Comment simplifier les branchements futurs ? Nous travaillons autour d’un schéma de circulation pour ouvrir les possibles. L’expérience de la réhabilitation nous fait réfléchir aux impondérables, au fait que le projet puisse évoluer dans le temps.
Cette démarche vous pousse à concevoir des bâtiments réversibles dès le départ ?
C’est une question existentielle qui nous turlupine. En France, la durée de vie moyenne d’un bâtiment est de 30 ans. L’alarme sonne partout à propos du développement durable, de la dépense d’énergie, mais on s’aperçoit que le monde du bâtiment a besoin de construire, de démolir, pour reconstruire, pour faire circuler l’argent. La chaîne fonctionne sans fin.
Le rôle de l’architecte, ce pourrait être l’architecture jetable : c’est la structure bois, le bâtiment est démonté au bout de 15 ans, sans être réutilisé, puisque cela reste encore très compliqué. Sans cette capacité de réutilisation, une autre attitude est de construire des structures qui puissent évoluer dans le temps.
Par exemple, pour le siège de la Casden Banque Populaire, à Champs-sur-Marne (Seine-et-Marne) nous avons réalisé un bâtiment de bureau très simple. Nous avons essayé de faire une architecture intemporelle, en pierre avec des menuiseries en aluminium. Ce qui restera du bâtiment, c’est la rythmique des fenêtres. C’est ce qui doit faire sens. Les porteurs ont été étudiés pour que demain les bureaux puissent être transformés en logements.
La mutabilité touche l’urbanisme, la construction, la matière, l’énergie. Si la structure est bien étudiée, si l’architecte parvient à donner une bonne résonance urbaine au projet, le bâtiment devrait vivre bien au-delà des 30 ans.
Si votre architecture se fait rationnelle, c’est pour être durable ?
Nous faisons de l’architecture dite «à la calculatrice», c’est-à-dire qu’à un moment donné, nous réfléchissons à la résolution d’équations, entre les données programmatiques et le futur possible du bâti. Nous essayons de faire une ossature primaire qui peut durer et du secondaire qui peut évoluer. C’est ce qui nous amène à une mise en équation, à une mise en géométrie, et à une mise en forme de la matière assez générique, qui fabrique assez vite l’architecture. Le lycée technique Léonard de Vinci, c’est une trame porteuse de 3,60m, avec des ouvertures de 3 x 1,20m, la cage d’escalier qui fait aussi 3,60m, etc.
Le débat actuel sur la trame, mode ou pas, n’est pas quelque chose qui nous anime. La trame, dans l’absolu, n’est pas un effet de style, c’est un outil de contrôle géométrique du plan, et c’est un outil qui nous intéresse. Ce qui nous porte est cette ingénierie architecturale. 95% du travail de COSA est d’incorporer le maximum de problématiques – constructive, programmatique, fonctionnelle, d’adaptabilité, économique, normative, etc. – et de les digérer, en produisant une architecture système qui permette d’absorber au maximum les futurs. Ces 95% ne sont pas faits pour faire de belles photos, c’est l’essence de notre travail, ce sont ces 95% d’ingénierie qui font notre réputation auprès des promoteurs et des maîtres d’ouvrage.
Les 5% restants, ce sont les accidents : le hall, les paliers, les escaliers, la main courante, le paysage etc. En logement, une opération est ‘belle’ souvent grâce à un jardin, ‘réussie’ avec un super jardin. L’accident, c’est ce que les gens voient, c’est ce qu’ils ont sous la main.
Par exemple, sur l’immeuble de la Casden, nous avons proposé un vide sans construction attenant à la salle du conseil. Cette loggia, dans la mécanique du projet, une impureté mais c’est une impureté qui donne une vue spectaculaire sur toute la vallée de la Marne. Ce n’est pas de la mécanique, c’est de l’accident dans la mécanique. Là où mécanique se grippe est justement l’endroit où les gens vont se retrouver. Les 5% ne sont pas très compliqués à obtenir mais il ne faut pas les oublier.
Dans cette mise en équation qui donne lieu à l’ingénierie architecturale, quelle place occupe la réglementation, notamment dans le logement ?
Le logement est une mission presque impossible. Le nerf de la guerre reste la taille des logements. Quelles que soient toutes les normes, pour dessiner un 3-pièces de 57 m², il n’y a que deux plans possibles. Globalement en France, il n’y a que des variations entre ces deux plans. Les normes ne seraient plus un problème si nous construisions des 3-pièces de 120 m² comme dans les pays voisins. Les architectes sont capables d’intégrer des normes. Le problème est qu’il leur est demandé d’intégrer des normes compliquées dans de toutes petites surfaces.
Au choix, soit on fait des petites surfaces et on a plus de souplesse, soit – et ce n’est pas le cas – il faut trouver plus de souplesse dans les surfaces. La taille des logements français ne vient pas d’une demande des Français. La taille des logements est complètement calquée sur les tailles votées pour le logement social, et cela irrigue l’ensemble du marché actuel. Le monde social ferait un effort pour augmenter ses surfaces, cela voudrait tout dire. Mais cela signifierait ne plus louer au même prix et repenser les normes et c’est ce qui bouleverserait le marché.
Aujourd’hui quand vous faites un T3 de 57m², tous les mètres carrés comptent. Nous travaillons sur la notion de performance résidentielle, qui ne paraît pas glamour, mais c’est dans la continuité de l’ingénierie architecturale. Nous développons des projets où, n’en déplaisent à quelques urbanistes, une radicalité formelle s’impose à un moment donné. Derrière les décrochés et simagrées de façade, il y a à chaque fois un logement qui ne fonctionne pas.
Cette ingénierie architecturale doublée de performance résidentielle est illustrée à Bordeaux, sur un îlot mixte pour Domofrance, au travers d’un bâtiment de 266 logements. Le parking en superstructure est érigé en rempart pour protéger l’îlot des nuisances des voies ferrées. Les plans sont des suites d’assemblage de cellules les plus optimisées possible. Elles sont organisées autour de loggias carrées, qui sont de vraies loggias habitables, pas des balcons résiduels. Nous avons travaillé un garde-corps pour avoir une partie opalescente qui monte à 70 cm, hauteur de table. Vous pouvez appuyer votre table sur le garde-corps. C’est en verre opalescent donc les gens depuis la rue ne vous voient pas. On évite l’effet canisse et on garde la luminosité. Nous travaillons la main courante pour que ce soit une vraie tablette utilisable.
Il y a une telle urgence, une telle difficulté à développer du logement en France, à cause de la taille des surfaces, qu’il faut prendre tous les éléments et les travailler tous comme une petite mécanique pour que tout fasse sens.
Dans l’haussmannien, un couloir permet d’avoir une bibliothèque, un coin ordi. Aujourd’hui, impossible à réaliser dans un 57 m² où il faut des toilettes énormes, une salle de bains énorme, une chambre énorme.
Nos aînés ont établi, dans les années 70, un retour à la ville et à la forme urbaine, ce qui était nécessaire et bienvenu. Mais, ils ont aussi créé ce paradoxe où l’on conçoit la forme par l’extérieur. Une architecture par l’extérieur où parfois il devient compliqué de caler des plans. Cet îlot mixte pour Bordeaux est un projet suffisamment costaud pour que l’on contrôle les géométries, pour mettre en place l’ingénierie architecturale qui permet d’avoir des logements qualitatifs, comme le faisait la génération des années 60. Les plans des logements de Jean Dubuisson d’une grande intelligence, voire géniaux : c’est la grande paroi coulissante entre la cuisine et le séjour-salle-à-manger ; c’est la VMC dans les penderies si le linge est rangé encore humide, etc.
Dans les années 60, on pensait le logement, on multipliait la cellule, puis on extrayait une forme urbaine. Dans les années 70, avec le retour la ville, c’est le retour des oriels, des passages, des boursoufflures. Cela donne certes une qualité à l’espace public mais la performance des logements a été un peu oubliée. L’idée pour nous est de retrouver la performance résidentielle de nos grands-parents alliée à l’intégration du site qu’avaient nos parents.
Dans cette continuité de performance résidentielle, vous dites qu’il faut retrouver le plaisir d’habiter au bureau…
Oui, c’est le prolongement. La demande technique en bureau n’est pas très compliquée, c’est une trame demandée par les investisseurs. Pour notre côté ingénierie architecturale, c’est parfait. Le bureau est le plus souvent fabriqué comme une grande machine HQE avec des fenêtres qui ne s’ouvrent pas pour ne pas dérégler la machine. Selon nous, le bureau doit être simple, évident : lorsque l’usager est installé à son bureau, il doit avoir l’impression de travailler de chez lui.
Pour le siège de l’Urssaf Ile-de-France Est, à Champs-sur-Marne également, nous avons proposé des fenêtres à double châssis ouvrant à la française. La ventilation est aisée, le nettoyage facile. Pour passer un coup de fil ou fumer, sont prévus des espaces communs avec des jardins suspendus ou des terrasses. Un petit store intérieur permet de baisser la luminosité ou de s’isoler de l’extérieur.
Il faut créer une forme de tendresse entre l’usager et le bâtiment. Le bureau a été traité comme un produit générique. Il peut être conçu comme un logement, comme une chose douce, simple, accueillante, avec un peu d’âme.
Pour votre projet aux Bassin à flots de Bordeaux, vous évoquez un «effacement total du projet au profit de la ville ?»
Dans ce nouveau morceau de ville hétérogène, qui ménage plein de surprises, COSA réalise un ensemble hôtelier de 17 000 m² à l’ombre d’anciens silos. Nous avons travaillé sur une architecture simple, en béton, avec une structure poteau-poutre, comme un hangar. Comme si le bâtiment avait toujours été là. Ce qui est neuf et contemporain est ce qui se passe sur le toit, les suites parentales, les terrasses accessibles, un restaurant avec une vue spectaculaire sur le Bassin.
Nous avons voulu une forme d’effacement de l’architecture, au bénéfice d’autre chose. C’est une vraie quête de neutralité, pour éviter la péremption, et pour révéler, ici, les silos et un jardin au centre. A terme, quand la végétation aura grignoté l’espace, nous aurons créé un univers luxuriant. En pleine ville, où il y a plein de l’agitation partout, soudainement, derrière les silos, un jardin. Et pour qu’il puisse se révéler, l’architecture ne doit pas être trop bavarde.
Propos recueillis par Julie Roland