
La raréfaction de la critique laisse le champ libre à une architecture qui se juge elle-même, selon des critères souvent convenus. Chronique d’Alain Sarfati.
« En ces temps du tout participatif, où tout le monde peut s’exprimer, la dernière critique qui demeure serait-elle celle de l’usager ? » (Alice Delaleu).
Aujourd’hui, le Président Macron propose que tout citoyen, moyennant la signature de 50 compatriotes, quels qu’ils soient, puisse être candidat à la Légion d’honneur ou à l’Ordre national du Mérite.
Napoléon Bonaparte, en 1802, avait mis en place la Légion d’honneur pour remercier tous les Grognards qui avaient participé aux guerres et défendu la France.
Nous en sommes au même point avec la critique. La disparition de la critique serait-elle le prélude à une autre disparition ?
En architecture, Prix de l’Académie d’architecture, Prix de Rome, Grand prix Afex, Prix Aga Khan, Grand prix d’architecture, Grand prix national d’architecture, Prix de l’Union des architectes… Le bois, la tuile, la terre, l’acier, la céramique proposent leurs récompenses sous couvert d’architecture. Inutile de les inventorier tous puisque seul le Pritzker mériterait d’être porté en bandoulière, ou en écharpe, suivant le combat à mener.
L’architecture, avec l’aide de l’IA est devenue un support publicitaire. Heureusement que la critique de l’image, de l’académisme a été faite il y a cinquante ans, faute de quoi il faudrait recommencer.
L’architecture va très bien, inutile de passer dix ans pour sortir une réalisation, elle est devenue un prétexte, seule l’image compte, elle est devenue un leurre, le support de toutes les « utopies », des « gesticulations » de toutes sortes et si par hasard cette utopie se réalise, les choses sont si tristes qu’il vaut mieux ne pas les voir et se fier à un discours qui nécessite une explication de texte.
Mais où sont les critiques ?
Le nouveau Pritzker vient d’être décerné et je me dois de féliciter le récipiendaire. J’imagine un maire qui voudrait passer commande et qui va lire le commentaire du jury décernant le prix : « En mêlant des antipodes apparents tels que l’utopie et l’existence de tous les jours, l’histoire et la modernité, le collectivisme et l’individualité, Liu propose une architecture affirmée qui célèbre la vie des citoyens ordinaires ». « [Il] utilise l’architecture pour forger une communauté, inspirer de la compassion et élever l’esprit humain ».
Pendant ce temps-là, Daniel Libeskind livre « Iconic » : la pierre précieuse dont la ville de Nice avait tant besoin, un bâtiment « aux lignes sculpturales » ! Les critiques sont aux abonnés absents et pour cause, peut-on être crédible, critique, sans que le projet soit énoncé, sans dire ce à quoi l’on aspire pour une ville, sans donner du sens à l’architecture ?
Le constat est le suivant : moins il y a de débats, moins il y a de critiques et plus il y a de prix
C’est un véritable paradoxe. Critique et architecture devraient avoir partie liée. Le rôle de la critique est d’interroger, d’évaluer, de révéler les tensions et les intentions cachées derrière les formes. La raréfaction de la critique laisse le champ libre à une architecture qui se juge elle-même, selon des critères souvent convenus : performance technique, conformité écologique, image médiatique. Le débat intellectuel se réduit à des cérémonies de récompenses dans lesquelles l’innovation superficielle ou la signature prestigieuse l’emportent sur la réflexion de fond. Lorsque la critique est marginalisée, pour ne pas dire absente, les prix deviennent des instruments de légitimation, parfois déconnectés des véritables enjeux architecturaux. Ils tendent à valoriser des réalisations conformes aux attentes dominantes du moment — qu’elles soient esthétiques, techniques ou idéologiques — plutôt que de stimuler une réflexion profonde sur « la place de l’architecture dans la société ».
Cette absence de critique nourrit l’uniformisation
Sans regard extérieur, l’architecture tend à s’autorépliquer. La diversité qui, à l’évidence, n’est pas la préoccupation des architectes, ne peut surgir qu’avec l’acceptation de la confrontation des idées, la mise en question des modèles dominants. Il faudra peut-être regarder ailleurs dans l’espoir d’une lumière ! Une quête, celle d’une maîtrise d’ouvrage éclairée.
Y aurait-il un lien entre la disparition des critiques et la multiplication des récompenses ?
Je le crois. La multiplication des prix met en lumière une dérive du monde architectural contemporain. Elle tend à compenser l’absence de critique véritable, en donnant l’illusion d’une reconnaissance collective, là où il n’y a souvent que des mécanismes d’autocélébration.
Cet envahissement ne donne que plus de valeur à celui qui a su se substituer à l’académique et désuet prix de Rome, le prix Nobel de l’architecture.
La multiplication des prix d’architecture peut donner l’illusion d’une vitalité ou d’une diversité mais elle masque souvent l’appauvrissement du débat critique.
Le rôle de la critique, lorsqu’elle est exigeante et indépendante, est essentiel : elle doit interroger, confronter, dévoiler les tensions entre les intentions affichées et les réalités construites. La disparition de la critique contribue à l’uniformisation des pratiques, car sans regard critique, l’architecture risque de se réduire à une production d’images et de « formes sculpturales ». La dérive est à craindre.
Finalement, il n’y aurait pas lieu de s’inquiéter, puisque les historiens sont là pour faire de l’histoire, les journalistes du journalisme et les architectes de l’architecture. Je m’inquiète pourtant à la vue d’un monde qui a fait disparaître toute idée d’échange, de débat, de controverse et qui a bien du mal à voir ce qui lui arrive, plongé qu’il est dans de l’eau tiède, uniformisant tout dans une grisaille ambiante, sans comprendre « que le réchauffement climatique », pour réel qu’il soit, a l’effet d’un anesthésiant.
Que faire ?
Dans un ultime sursaut, regarder et voir le rôle réel donné à l’architecture. Les écoles d’architectures devraient se rendre à l’évidence que la formation doit porter sur les « 6C » : Culture, Conception, Commande, Construction, Critique, Communication. Prendre conscience de ce que la nouvelle modernité doit être conduite et non l’inverse. Si au vingtième siècle, l’industrie a été un modèle (dont nous payons les conséquences), il faut s’attendre à ce que l’IA et le paramétrique prennent le pas, sous couvert d’environnementalisme !
Les architectes seront bientôt seuls face à la nécessité de porter le fardeau de l’architecture.
Les Architectes, plus que quiconque, doivent être des passeurs. Transmettre est un devoir, ils doivent se souvenir de ce que nous sommes les héritiers de Phidias, d’Hippodamos, de Milet, de Palladio, de Levau, Mansart Gabriel Ledoux, de Hans Sharoun, de F. Ll. Wright, d’A. Aalto, Mies Van der Rohe, Louis Kahn, et même de Le Corbusier. Notre devoir est de transmettre la beauté sous toutes ses formes, l’amour des villes, la force de la vie, la diversité de la nature. Il faut se souvenir de la phrase de G. Orwell : « Qui commande le passé, commande l’avenir ».
De la beauté, rien que de la beauté !
Les maires se sont réunis, au Plessis-Robinson (Hauts-de-Seine), dans la perspective d’une rencontre avec la beauté, une nouvelle beauté enfin retrouvée. J’espère qu’ils n’ont pas été déçus !
En s’uniformisant, l’architecture s’est suicidée. Ce n’était pas la volonté des architectes eux-mêmes mais une dérive au fil du temps. Il faut oser porter un regard critique et affronter le paradoxe de la diversité, qu’à la fois nous aimons et que nous rejetons. L’évidence de la beauté, trop naturelle, trop culturelle, trop belle.
La profession baisse la tête, il n’y a plus de critiques pour dire ce qu’est l’architecture
Si l’architecte doit répondre à la commande alors que la commande ne s’intéresse pas à l’architecture, c’est définitivement l’architecte qui en prend la responsabilité. Plus d’excuse, encore lui revient-il de définir l’architecture comme projet. Il doit s’interroger sur ce que l’architecture peut apporter au-delà du programme et des normes. En fait, la commande est saturée par les attentes environnementales qui se substituent aux attentes techniques du siècle passé, l’histoire se répète. L’architecture n’est pas « un supplément d’âme », elle est la vie, elle est la ville, elle est l’espoir d’un monde meilleur. L’architecture est un risque, celui de la beauté, du plaisir partagé.
L’architecture n’est pas un rire graveleux, ni l’occasion de rendre compte de la brutalité, de la violence du monde, c’est un sourire inattendu mais qui vous parle. C’est une finesse, une élégance qui dit un art de vivre, un plaisir de la vie quand la répétition, l’uniformisation sont synonymes de mort.
Alain Sarfati
Architecte & Urbaniste
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