Qui était le dindon de la farce : l’architecte, les élus ou le public, venu en nombre écouter sagement les belles paroles de Daniel Libeskind ? Jeudi 11 avril 2019, Issy-les-Moulineaux recevait dans le cadre des conférences «Métamorphoses – Issy se [ré]invente» l’architecte américain Daniel Libeskind. L’invité d’honneur y a exposé son œuvre, à grands coups de perspectives monumentales et de poncifs, outils d’une communication orchestrée moins par le maire que par un promoteur maître de cérémonie.
Pourtant tout avait bien commencé. La salle était comble bien avant l’heure, à tel point qu’il avait «fallu ouvrir en grand la salle des mariages», souligne André Santini, maire plein de gouaille de la septième commune des Hauts-de-Seine (70 000 habitants). Il est vrai que, depuis le temps, l’humour du vieux briscard sait très bien détendre les atmosphères qui précèdent quelques moments de potentielles tensions. Après tout, ce n’est pas tous les jours qu’une ville de banlieue se crée l’occasion d’une rencontre aussi prestigieuse. Encore moins ouverte à ses concitoyens, élus voisins, journalistes, professionnels ou curieux, étudiants et architectes confirmés.
En ce sens, les rencontres d’Issy-les-Moulineaux, qui ont accueilli il y a quelques semaines Françoise Raynaud (Loci Anima) et dont le prochain chapitre sera consacré à Christian de Portzamparc, font figures d’initiatives salutaires et d’exemples qu’il serait bienvenu pour d’autres villes d’ici ou là-bas d’imiter. D’ailleurs, le public comptait en ses rangs des chargés de ou adjoints à l’urbanisme de villes voisines, symbole d’autant de bonnes volontés, ou quand Issy-les-Moulineaux s’offre le luxe de faire de la pédagogie à tous les niveaux.
La ville a de quoi raconter sur l’architecture et possède désormais un carnet d’adresses à exploiter. Depuis vingt ans, Issy-les-Moulineaux est devenue un terrain de jeu pour bon nombre d’architectes aux écritures marquées, diverses et variées. A Issy comme à Boulogne-Billancourt ou Asnières, les fonciers disponibles ont été pris d’assaut ces dernières années, contribuant à la flambée des prix, comme partout dans la Métropole.
Historiquement faubourienne, l’arrivée massive d’une architecture contemporaine tant pour le logement que pour les bureaux nécessite bien souvent une volonté pédagogique de la part des élus, à qui revient d’expliquer à tout un chacun toutes les qualités du bâtiment nouvellement construit, quitte à occulter au passage les moments gênants. A Issy ce jeudi soir, si le poisson était un peu noyé, le projet de tours avenue de Verdun, projet signé Daniel Libeskind, était néanmoins attendu au tournant par les quelques administrés présents.
Si l’exercice est donc louable, le succès de la rencontre le prouve également, ses limites étaient ce jeudi très, voir trop, visibles.
Un succès tout relatif. Peu d’architectes avaient finalement fait le déplacement, encore moins de journalistes dévoués à la tâche, et ce malgré les petits fours, en présence du maître annoncé, qui devaient clore l’événement. A croire que le réconfort promis devait compenser l’effort consenti. En effet, le Powerpoint n’a pas montré plus que ce que tous savaient déjà un peu et le discours, cousu de poncifs en tout genre et accompagné de quelques images serties de verdure, ne nécessitait pas forcément le déplacement. Merci Youtube !*
La conférence, présentée par le maire, était placée sous la tutelle de l’adjointe chargée de la Culture, Fabienne Liadzé. Comme l’adjoint en charge de l’Urbanisme (le 3ème sur la liste municipale) était présent mais non cité par son nom, chacun comprendra que, ce soir-là, le sujet n’était pas de faire briller la technique mais plutôt les hommes. A la gauche de l’architecte se tenait, avec une fierté non dissimulée, Philippe Journo, président de La Compagnie de Phalsbourg, promoteur de son état et animateur de la soirée.
Le détail a son importance. Il explique sa présence aux côtés de l’architecte puisque sa société est lauréate sur l’îlot F de la ZAC Léon-Blum à Issy avec un projet d’environ 285 logements, conçus donc par Daniel Libeskind (avec Roland Castro, dont le fils, présent à la conférence, se trouve être directeur du développement de… de… de… La compagnie de Phalsbourg). La surface totale du programme est de 20 945m² SP et environ 1 000m² de commerces, les logements étant répartis dans deux tours de 17 niveaux chacune réunies par un socle commun abritant les commerces, et des niveaux souterrains avec caves et parkings.
Le promoteur et l’architecte se connaissent bien. Le premier, spécialisé dans les opérations d’envergure et aux images très grand public, a déjà choisi le second pour concevoir à Toulouse la Tour Occitanie, dont le permis de construire serait en attente, et à Nice pour l’opération «renommée par les Niçois le diamant». Philippe Journo explique que ce dernier projet «n’a d’ailleurs eu aucun recours». La procédure doit être plus complexe ailleurs…
Pour l’occasion, ce dernier ne peut s’empêcher d’énoncer des banalités, du genre «le fil rouge sur le bouton rouge, le fil vert sur le bouton vert» comme aurait dit Blanchet.** Il avait apparemment pris sur lui d’endosser le costume d’animateur de soirée, intimement persuadé sans doute que, sans lui et ses millions, les villes de Toulouse, Nice et Issy ne pouvaient que sombrer dans la médiocrité architecturale. Souriant, l’architecte, interrompu tout le temps, n’a quant à lui interrompu personne.
Pour le citoyen, d’assister donc à une conférence plutôt scolaire, organisée en huit points. Le langage, pour rappeler l’exercice mémoriel cher à l’architecte du Musée de Berlin ; la guerre, pour montrer Ground Zero ; etc. Bref tout était fait pour surtout asseoir le pedigree de la bête avant de lever le voile sur son dernier petit. Puis suivirent des projets plus quotidiens, écoles et maisons. Il fallait un peu calmer le jeu, Issy ne pouvant pas accueillir sans raison un projet aussi unique qu’un mémorial.
Progressivement, l’écran s’attachait cependant à souligner le travail sur des entrées de villes et des expériences de centres commerciaux. Sous couvert d’évoquer une prise de conscience climatique, sans surprise eu égard à la qualité de l’orateur, le public a découvert les projets des diverses équipes du promoteur.
Enfin, il fut question de l’opération de rénovation urbaine de la ZAC Léon Blum, au travers d’une perspective que même le novice pouvait considérer avec un peu de déception en regard de la grandiloquence sur les projets mondiaux précédents. Daniel Libeskind pouvait alors lâcher les pagaies, la parole ne lui était plus attribuée.
Finalement, une grosse demi-heure seulement de discours de l’architecte, c’est à peu près le chemin très téléguidé qui a été suivi pour aboutir à un encart pub par le promoteur de l’îlot F : «il faut créer du rêve et une belle qualité de vie (…), nous avons dessiné des logements de classe mondiale loin des logements standardisés»…
Enfin, dans les conférences publiques, il est d’usage de laisser un temps d’échanges avec la salle. Les questions furent à l’image du discours, peu élaborées, et les réponses étaient en partie laissées à l’architecte. Sauf à la seule question un tantinet «poil-à-gratter» d’un monsieur dans la salle à propos des enjeux environnementaux d’une telle construction. Ce n’est alors pas l’architecte qui a répondu mais le promoteur. Pourquoi, il n’y comprend rien Libeskind ? Tandis que Philippe Journo, évidemment…
Apparemment, les architectes, y compris les starchitectes, se sont tellement fait dépouiller d’une bonne partie de leurs savoir-faire ces dernières années qu’ils n’ont même plus le loisir de répondre seul pour défendre leurs propositions ! D’aucuns s’étonneront alors de l’intérêt de faire venir un architecte à la rame depuis New-York pour conceptualiser deux tours de plus dans le ciel de la banlieue ouest, un architecte dont la présence n’est d’évidence qu’un prétexte à la mise en scène d’une société de promotion immobilière.
Un architecte aussi déconnecté de son projet que son projet est décontextualisée de la ville d’Issy-les-Moulineaux, en somme.
Alice Delaleu
* la conférence est en ligne ici : https://www.youtube.com/watch?time_continue=306&v=ETqh9kFNL3g
**On a Retrouvé la 7ème Compagnie, Robert Lamoureux, 1975.