Alors que la COP 26 blablablate à l’envi, que même les gamins du monde entier savent qu’on leur raconte depuis Glasgow des histoires à dormir debout, se souvenir de feu l’architecte Jean-Philippe Zoppini, le magicien d’AZ.
Depuis le début des années ’80, Jean-Philippe Zoppini réfléchissait à faire de l’océan un espace immobilier, sinon urbain. Dès 1981, il imaginait une ville flottante luxueuse, Isula, protégée de la houle par une structure circulaire. Au début des années 2000, avec l’île d’AZ, son rêve est presque devenu réalité. Pourtant, de L’Ile à hélice de Jules Verne, écrit en 1895, à l’île d’AZ, il y avait plus d’un siècle d’écart, un gouffre que l’architecte, associé avec Alsthom Marine à Saint-Nazaire (Loire-Atlantique), a failli franchir.
L’île d’AZ (A pour Alsthom et Z pour Zoppini) tenait autant du paquebot de croisière que de l’île flottante, empruntant sa technologie autant à l’un qu’à l’une. Conçu comme un complexe touristique monumental de 10 000m² et 4 000 cabines, la base de cette île, d’un tirant d’eau de 12 mètres, avait une forme ovoïde de 300 m de large pour 400 m de long, un projet finalement deux fois plus grand, selon les vœux d’Alsthom, que le dessin initial de l’homme de l’art. À 78 m au-dessus du niveau de la mer dans leur partie la plus haute, les structures hôtelières surplombaient un lagon, des ports accessibles à des ferries et aux voiliers de plaisance, des promenades (dont l’une d’un kilomètre de long) et un monorail.
L’île, qui comptait encore gymnases, pistes cyclables, terrain de tennis, commerces, restaurants et tout ce qui fait l’ordinaire d’une station balnéaire terrestre, aurait pu accueillir jusqu’à 10 000 occupants. Entièrement autonome, à l’image des grands navires de croisière, elle pouvait se déplacer à la vitesse de dix nœuds.
L’île d’AZ préfigurait, selon son concepteur, une nouvelle génération de structures flottantes utilisées pour les loisirs et pouvant se laisser glisser le long des côtes dans un total respect de la protection de l’environnement. Jean-Philippe Zoppini imaginait qu’en fonction de l’organisation des séjours il serait possible de rester amarré d’une semaine à plusieurs mois dans un site, avant de repartir vers d’autres destinations.
À l’époque où Jean-Philippe Zoppini réfléchit à son île flottante, le monde était en pleine transformation : le mur était tombé, les bons avaient gagné, la planète était devenue « un village », pour citer Hillary Clinton, et l’humanité à l’aube des années 2000 regardait encore vers l’avenir et sa « société des loisirs » avec un optimisme béat.
C’est dans cet esprit, la société des loisirs, que Jean-Philippe Zoppini inscrit son projet. Il n’avait rien cependant d’un doux rêveur et une étude de faisabilité réalisée par Alsthom n’avait pas fait apparaître de difficultés majeures de construction, sinon des problèmes de logistique et de maintenance inhérents, mais non irréalisables, à une structure de cette dimension.
La mort de l’architecte en 2010, à 56 ans, a mis un terme définitif au projet et son île d’AZ ne fut jamais construite, évidemment, même si les études ont été poussées suffisamment loin pour que l’architecte y croit un moment. Se souvenir en effet que les Chantiers de l’Atlantique d’Alstom livraient en 2003 le Queen Mary 2, le plus grand navire de croisière jamais construit. Se souvenir cependant que le roman de Jules Verne, L’île à hélice, est sous-titré Les milliardaires ridicules. Il faut dire que l’histoire finit mal, les milliardaires se déchirant entre eux comme à la Saint-Barthélemy.
Pour autant, une fois oubliée la société des loisirs, le sujet demeure : puisqu’une grande partie d’une population vieillissante souhaite passer sa retraite au bord de la mer – il fera d’ailleurs bientôt très bon en Bretagne et trop chaud sur la Riviera – et que par ailleurs le niveau de la mer est destiné à monter de façon inéluctable, l’idée de ‘villes’ flottantes près des côtes n’est pas plus sotte qu’une autre et a le mérite d’approcher une problématique urbaine dans un angle mort.
Une résidence étudiante flottante ici, une résidence sénior flottante là, une prison, un hôtel 5*, un lieu de transit à la Ellis Island à New York, etc. – les promoteurs pourront s’inspirer des plans de Zoppini – et voilà qui réglerait, en partie, le problème du logement dans les villes de bord de mer surbookées sans avoir à bétonner plus (sinon les ancres sans doute).
En tout cas, ces ‘villes’ flottantes – ces quartiers flottants plus exactement – n’auraient plus rien à voir avec l’idée initiale de Jean-Philippe Zoppini et Jules Verne tant ils auraient pour vocation, au large du Havre ou de La Rochelle, plutôt que les touristes milliardaires comme à Dubaï, d’abriter de vrais habitants de vraies villes. Et pour relier la terre ferme et ces îles entre elles, développer une activité de ‘water taxi’, comme à Venise. De quoi donner à tous quelque chose à faire.
Ce serait également l’occasion d’imaginer – par exemple dans le marais vendéen ou en Camargue, qui seront également submergés – des villes côtières qui s’élèveraient avec le niveau de la mer. Qui sait si, dans 50 ans, les petits-enfants des premiers habitants de ces cités, ces derniers ayant encore vécu à pied sec, ne seront pas heureux d’hériter d’une excellente propriété le long de canaux vendéens comme sont heureux les propriétaires dans les Everglades en Floride ou dans les bayous de Louisiane. Encore faut-il s’y prendre dès maintenant pour les concevoir et les construire ces maisons et ces villes les pieds dans l’eau.
L’intérêt de l’exercice est qu’il s’agit d’abord et surtout d’une autre façon d’envisager l’urbanisme. À l’heure des COP toutes plus impuissantes les unes que les autres, ce n’est pas en rabâchant les vieilles recettes – On fait quoi chef ici ? Une ZAC. Vous êtes sûr ? Les ZAC on sait faire ! OK chef ! – que les acteurs de la construction, les architectes y compris, vont résoudre les gigantesques problèmes qui ne vont pas tarder à se poser à eux, si ce n’est pas déjà le cas.
En Russie, ils ont le permafrost qui fond et des villes entières qui s’écroulent. Quel est en France notre équivalent permafrost qui part en sucette ? La loi ELAN ? La difficulté est que notre médiocre classe politique est incapable de se projeter au-delà de la prochaine élection. Pour résumer : si Emmanuel Macron doit prendre une décision dont il sait qu’elle est très bonne pour la France mais garantit sa défaite à l’élection présidentielle ou prendre une décision dont il sait qu’elle est très mauvaise pour la France mais garantit sa réélection, que fait-il ? D’après vous ? Exactement ! Et cela vaut pour tout(e) politicien(ne) qui se respecte. Ce n’est donc pas de là que viendront les solutions de moyen et long termes qui s’imposent, ni en architecture ni en quoi que ce soit.
En revanche les architectes font partie de ces professions capables de se projeter à 50 ou 100 ans. La ville flottante, il n’est donc pas interdit d’y réfléchir. Casino, territoire offshore, condos de luxe ou résidence secondaire pour urbanites en mal de vent du large, l’usage d’une île d’AZ contemporaine peut être aussi multiple que le permettent l’imagination d’un architecte et les besoins des maîtres d’ouvrages publics et privés. Se souvenir par exemple de l’asile flottant de Le Corbusier, amarré depuis 1929 à Paris, une ancienne barge à charbon transformée en établissement flottant doté de 120 lits et d’un réfectoire et servant d’abri provisoire pour les plus démunis.
L’imagination justement et sa possible mise en œuvre sont une voie de sortie possible, par le haut, intellectuellement, de l’étau économique dans lequel les architectes sont contraints au mépris de leurs meilleurs instincts. Face aux normes et règlementations qui leur sont prescrites, il leur revient d’imposer de nouvelles façons, osées, audacieuses et radicales si nécessaire, de penser les logements et les équipements publics à construire pour faire face à demain.
C’est possible. Il suffit pour s’en convaincre de se souvenir que nombre d’architectes, quel que soit leur matériau de prédilection, appliquaient déjà pour leurs ouvrages le bio-climatisme (pour résumer), qui n’est pas une norme mais une façon de penser, bien avant que les élus ne sachent épeler ‘développement durable’.
Christophe Leray