
Haro sur le culte de la personnalité des starchitectes ? L’histoire est toujours relue à l’aune de préoccupations contemporaines, y compris les ouvrages de « géants » tels Renzo Piano, l’ancien désobéissant, et Jean Nouvel, qui défend « ses convictions ».
Chroniques d’architecture a publié, du 26 juin au 1er juillet 2025, six textes issus d’un atelier d’écriture critique (critical writing workshop) qui s’est tenu à Paris au printemps 2025 à l’Institut d’architecture Confluence.*
Les étudiants – une trentaine, dont beaucoup sont étrangers, le workshop était en anglais – après avoir individuellement visité le Musée du Quai Branly ou le Centre Pompidou ont rédigé chacun un premier rapport, écrit pour la plupart d’entre eux avec les yeux de Chimène, évidemment. L’enjeu était ensuite, par groupe de trois ou quatre – de l’individuel au collectif – de proposer du musée visité une lecture autant critique que possible. L’atelier a donc produit six articles, trois consacrés au musée du Quai Branly, trois autres au Centre Pompidou. C’est la revue de détail de ces monuments bâtis par des Pritzkers, signée par les étudiants d’architecture d’aujourd’hui, qu’a publiée Chroniques avec un minimum d’éditing sinon que ces textes furent écrits en anglais puis traduits en français par la rédaction.
Ces propositions ont suscité un engouement imprévu, ce n’est rien de l’écrire. Jamais Chroniques n’avaient eu autant de lecteurs pour un mois de juin habituellement déjà un peu paresseux. Comme si, dans le cyberspace, comme dans un film de science-fiction, un espace critique s’était soudain ouvert sur une planète interdite. C’est bien l’objet d’une analyse critique : inviter à réfléchir ! C’est toujours mieux que l’invective ou l’injonction.
De fait, les réactions des aficionados ne se sont pas fait attendre, la plupart d’ailleurs concernant les textes dédiés à Beaubourg et Renzo Piano , comme si au fond il n’y avait presque plus personne pour défendre Jean Nouvel, tous deux pourtant autant concernés l’un que l’autre. Ces messages d’un Benoît V. (le prénom n’a pas été changé) résument à peu près poliment l’esprit des adorateurs effarouchés. « Bonjour le centre Pompidou n’a pas une façade ratée vos critiques vos détracteurs sont des imbéciles. Piano est un géant en architecture quant à ceux qui critiquent beaubourg ce sont des imbéciles au revoir ».
À défaut de syntaxe, cela a le mérite de la clarté vengeresse.
D’ailleurs, au cas où nous n’aurions pas compris, le même remet un peu plus tard une autre couche de gentillesse confraternelle :
« Chers
Sophia De Leon Olivo (1er cycle ; 6ème semestre)
Tancredi Lo Monaco (1er cycle ; 6ème semestre)
Ginevra Neri (1er cycle ; 2ème semestre)
Vous ne manquez pas de culot critiquer piano et rodgers (sic) vous n’avez pas peur
Vous êtes 3 imbéciles insignifiants qui ne savent rien et ne réussiront jamais rien
Et chronique darchitecture cautionne ces 3 idiots
Salutations Benoît V. »
Cher Benoît : RoDgers, avec un D comme dans vas-y molo ainsi que le dirait Gainsbourg ? Les ressorts grincent mais apparemment les étudiants se sentent bien dans leur peau et s’il s’agit certes d’un exercice de style d’architectes en devenir qui appelle à nombre de remarques, il a le mérite de donner une profondeur au temps. Quand on construit pour les prochains 100 ans, faudrait-il s’étonner qu’au bout de cinquante, des étudiants d’architecture questionnent la pertinence et la pérennité de ces ouvrages ? Droit d’inventaire ? Heureusement !
À propos de Beaubourg justement , ces jeunes gens s’interrogent : « Sous ses 15 000 tonnes d’acier apparent et délabré se cache une inquiétude plus profonde : un bâtiment peut-il survive à son ambition idéologique ? ». Bonne question.
(Oublions Jean Nouvel donc !) Renzo Piano, un Géant ? Sans conteste s’il est question de l’architecte du centre culturel Tjibaou à Nouméa, un effort de réconciliation qui, il faut l’espérer, durera dans le temps. Renzo Piano, un Géant ? En tout cas pas celui du Tribunal de grande Instance (TGI) de Paris qui ressemble au siège social d’une entreprise d’assurance.**
En réalité, il n’est autre métier où la critique, fut-elle virulente, est on ne peut plus nécessaire que l’architecture. En effet, en médecine, lorsqu’un traitement a fait la preuve de son efficacité, les médecins n’ont plus qu’à l’appliquer. Dans le domaine légal, quand une décision a fait jurisprudence, elle s’applique à tous. Idem en mathématiques lorsque la résolution d’une équation est démontrée.
Rien de tel en architecture qui, si c’est un art, est en tout cas l’exact opposé d’une science exacte, chaque ouvrage peu ou prou un prototype, au moins une œuvre unique, sauf évidemment pour les opérations à la chaîne de promoteurs qui se ressemblent du nord au sud et de l’ouest à l’est du pays. L’architecture, une science inexacte en somme.
Aujourd’hui plus qu’avant cependant, l’architecte est devenu un obligé, donc attendre de lui/d’elle une critique circonstanciée de son exercice est lui demander beaucoup. Sans compter qu’il/elle devient vite chatouilleux et adepte des noms d’oiseaux dès que la critique concerne l’un de ses bâtiments ou l’une de ses icônes architecturales.
Nous vivons toutefois dans un pays où nous disposons encore de la liberté de penser. Au regard de l’état de la planète, désormais sous un Thunderdôme de chaleur que ne renierait pas Mad Max, faut-il vraiment s’étonner que des étudiants s’emploient, une fois leurs yeux dessillés, à faire une lecture radicale du monde qui leur est légué ? S’ils veulent être architectes, à l’heure de dérèglements sociétaux de toutes sortes, questionner les doxas à bout de souffle, c’est la moindre des choses et, aujourd’hui, d’autant plus urgent…
Pour ces raisons justement, Renzo Piano et Jean Nouvel, hommes de convictions certainement et qui furent désobéissants en leur temps, ne nous en voudront pas de l’hommage acidulé. « En tant qu’architecte, vous devez accepter le fait que vous serez l’objet de critiques. L’architecture ne doit pas reposer sur une harmonie totale », assure Renzo Piano lui-même.
Dont acte.
Christophe Leray
* Les six textes
– Quai Branly – Si l’objectif était de dérouter les visiteurs, c’est réussi
– Beaubourg – Une cacophonie chromatique digne d’un schéma de plomberie soviétique
– Quai Branly – Un musée bâti sur le silence et l’amnésie coloniale
– Beaubourg – La façade du Centre Pompidou est un raté architectural
– Quai Branly – Safari des Sens où consommer l’Autre
– Beaubourg – Quand l’architecture devient un plan de maintenance
** Lire l’article La justice est aveugle, Renzo Piano n’y a rien vu non plus (2018)